II. PERSPECTIVES EXPERIMENTALES
A. DU COTE DE CHEZ LES OBSERVATEURS
ENTRE DEUX PASSIONS, LE SIECLE, PROJET EXPERIMENTAL AVORTE
"L'auteur est convaincu que tout sujet littéraire est fondé sur une fausse hypothèse, sinon il ne pourrait pas être fermé et se fondrait dans la vie même qui n'a ni limites, ni thèmes, ni destin, ni rien de structuré" (Andrei Bitov, La Maison Pouchkine ())
Dans la première partie du livre, dans "...et la Révolution le siècle" en particulier, je me suis retrouvé dans la position de Bil'am. Parti d'un réquisitoire féroce, j'ai abouti à une sorte d'éloge du siècle. Et pourtant, de ce bilan si positif semblait manquer l'essentiel: le pourquoi de l'insatisfaction générale vis-à-vis du siècle. La preuve: tous mes interlocuteurs, depuis quatre ans que je suis à ses trousses, se défendent d'y croire ou de le pratiquer. Tout se passe comme si les mérites que j'attribue au siècle passent entièrement inaperçus. Et même ceux qui les reconnaissent - nos deux illustres témoins, Jacques Le Goff et Marc Bloch.
Ma recherche a été comme paralysé par ces contradictions - puis a complètement basculé grâce à la miraculeuse rencontre de mes deux passions, le siècle et l'expérimentalisme. Après avoir longtemps rodé autour du siècle, j'ai enfin compris. Le découpage de l'Histoire en siècles est une expérimentation historique - une des plus hardies. Pour rendre vraisemblable cette insolite affirmation, arrêtons-nous un moment sur la question: Qu'est-ce qu'une expérience scientifique? C'est un procédé qui soumet l'objet étudié à des épreuves que la "nature" lui a épargnées, qui lui sont a priori étrangères et ce, pour mieux, ou autrement comprendre objet et épreuve. Expérimenter, c'est faire violence à l'objet. Expérimenter, c'est laisser une grande liberté à l'arbitraire du chercheur - et que les résultats tranchent. Un état d'esprit expérimental signifie qu'on "ne se laisse pas intimider" par la réalité étudiée, qu'on ne cherche pas à tout prix à motiver réalistiquement les questions qu'on lui pose. La grille séculaire, par son a-référentialité, correspond parfaitement à cette définition - n'a-t-on pas dit plus haut que périodiser en siècles, c'est comme si l'on périodisait l'avenir?
Revenons aux citations de Le Goff et de Bloch. Il en ressort une sorte de syllogisme: le siècle est arbitraire, donc étranger à la réalité historique -> "on le tient naturellement fort mal" -> il faut chercher mieux/ailleurs. Mais vu sous l'angle expérimental, cet enchaînement est en fait un illogisme... Car si l'on admet que l'aspect expérimental du siècle réside dans son arbitraire, il faut assumer cet arbitraire! En d'autres mots, on ne peut fort mal tenir une expérimentation, puis la délaisser car non-rentable. En d'autres mots encore, l'expérimentation séculaire n'a pas produit les résultats escomptés parce qu'on ne l'a pas comprise, donc on l'a mal gérée - du coup, on était incapable d'évaluer les résultats qu'elle a quand même produits.
"La division de l'histoire en périodes n'est pas un fait, mais une nécessaire hypothèse ou un outil de pensée"(). De cette définition de E.H. Carr, retenons l'idée que la périodisation est une hypothèse. Mais hypothèse de quoi? Selon moi, périodiser, c'est à la fois postuler et vérifier une association à première vue triviale, mais qui ne l'est guère, celle du collectif et du temps. Diviser l'Histoire en périodes implique qu'un "esprit du temps" (Zeitgeist) - soit toute forme d'homogénéité collective: économique, littéraire, agricole - a une durée limitée. Tout historien,même celui qui n'adhère pas aux thèses historicistes, accepte une version plus ou moins rigoureuse, c'est selon, de cette idée.
Les formes habituelles de périodisation - Haut-Moyen-Age, Lumières - permettent de s'interroger sur la réalité de cette homogénéité, sur les champs de son applicabilité, sur ceux qui lui échappe. Elles permettent aussi d'interroger, quoique beaucoup plus difficilement, car elles la postulent trop, l'étendue temporelle de cette homogénéité.
La division expérimentale de l'Histoire en siècles présente, à ce titre, un double avantage. L'un a déjà été discuté plus haut: la neutralité "réaliste" du siècle ouvre la recherche sur de nouveaux champs capables de mieux définir le collectif.
L'autre avantage est d'ordre théorique. Etudier les siècles, un par un, "distribuer, selon un rigoureux rythme pendulaire, arbitrairement choisi, des réalités auxquelles cette régularité est tout à fait étrangère", devrait permettre une meilleure évaluation de l'idée même d'une durée collective, et ce à travers la question: Qu'est-ce qui dure cent ans? Mieux: elle servirait de test case à tout découpage du temps, qu'il soit en décennies, en générations de vingt-cinq ans, en générations de trente trois ans, toutes unités constamment, quoique souvent implicitement, utilisées en histoire. Notons que c'est au nom d'un découpage naturel que Cournot propose l'unité de cent ans: "Un siècle représente à peu près, suivant l'opinion des plus vieux auteurs, comme d'après les observations modernes, trois générations civiles mises bout à bout"() (Cournot était allé jusqu'à intituler son autobiographie Souvenirs (1760-1860)()). Mais pour que l'expérimentation soit utile, pour que ses résultats soient appréciables, il faut la faire rigoureusement. Que 100 ans durent cent ans, et pas 130 ou 70. Que le point de départ de chaque siècle soit respecté: 1701, et pas 1715, 801 et pas 814; que le point d'arrivée le soit aussi: 1500, et pas 1492, 1800, et pas 1789 - imagine-t-on une expérimentation en physique qui change ses seuils ad hoc (par exemple fixer le point d'ébullition "sur mesure")?! Quitte à jouer, après, avec d'autres unités, et avec d'autres points de départ et d'arrivée (notre "ère de la Passion", par exemple).
Or en "expérimentation séculaire", le ad hoc et le ad hominem sont la norme - chacun "sécularise" à sa guise. C'est ce qu'on a appelé l'"accordéonisation des siècles": "ce siècle [Lumières/18e], qu'on peut avec quelque souplesse situer entre 1680 et 1785 (d'aucuns, plus sensibles aux points de repère historiques, diront entre 1715 et 1815)..." (); "Il est bien connu que le dix-huitième siècle commence en 1715 et s'achève en 1789"(); Le Portugal, le Brésil et l'Atlantique au XVIIe siècle (1570-1670)(). Mais aussi Chemins de terre et voies d'eau: réseaux de transports et organisation de l'espace en France 1740-1840() - les exemples abondent(). Les historiens semblent donc accorder à cette durée de cent ans une importance non-négligeable - mais se privent du seul instrument qui aurait permis de vérifier sa réalité.
Paradoxalement, l'hypothèse du rythme pendulaire cohabite avec une autre hypothèse, à première vue opposée:L'accélération de l'Histoire. Un des premiers à avoir formuler ce nouveau(?) phénomène, Jules Michelet écrit en 1872: "Un des faits les plus graves, les moins remarqués, c'est que l'allure du temps a tout à fait changé. Il a doublé le pas d'une manière étrange. Dans une simple vie d'homme (ordinaire de soixante-douze ans), j'ai vu deux grandes révolutions qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d'intervalle"().
Comme Michelet, plus encore, les hommes du XXe siècle ne cessent de dire leur étonnement face à la cadence effrénée de l'Histoire. Les unités choisies pour la pratique "bilanesque" en sont un symptôme parlant. En 1804, Napoléon Bonaparte décrète les prix décennaux, d'ailleurs jamais décernés (voir supra); en 1864, Napoléon III invente le prix quinquennal, attribué une seule fois, en 1869, à Duc, l'architecte du Palais de justice(). Depuis le début de notre siècle, le prix qui compte - le Nobel - est annuel; en attendant des prix mensuels, voire quotidiens...
Comme dans le cas de l'hypothèse "pendulaire", la succession mathématique et rigoureuse de tranches de 100 ans aurait pu servir de formidable instrument pour aborder autrement plus systématiquement ce phénomène qui reste, en l'état actuel, dans l'intuitif (et bergsonien avant la lettre). Car si cette intuition est juste, et qui en doutera, plus on avancera dans le temps, du Ier au XXe siècle, plus difficile deviendra leur mise en cohérence, plus haut sera le prix en termes d'exclusion et de manipulation du matériau: pour le dire brutalement, l'hypothèse de l'accélération de l'histoire rendrait le XIIIe siècle plus vraisemblable que le XIXe. Elle met aussi en évidence le paradoxe qui voulait, vers 1800, qu'on préfère aux unités courtes - les règnes - des unités trois fois plus longues - les siècles -, soit juèste au moment où le Temps s'est mis à "courir" dix fois plus vite. Autrement dit, l'unité invariable de découpage s'allongeait quand les unités réelles se raccourcissaient... (D'où la périodisation en décennies: les années vingt, les années soixante - en anglais, les Twenties, les Sixties ont été fortement substantivées). Il serait intéressant d'étudier les répercussions de cette aberration sur la spécialisation historienne: est-on plus facilement "spécialiste" du XIXe siècle que du XVIe, par exemple? Est-il plus fréquent de rencontrer des "spécialistes" de la France de Richelieu que de la Monarchie de Juillet?
Il faut pourtant dépasser et le "pendule" et l'"accélération". Ces deux métaphores sont basées sur l'image d'un temps neutre, régulier, homogène, alors que le temps social - comme le temps individuel - est extrêmement plus complexe.L'expérimentation séculaire, implacablement accomplie, permettra d'aboutir à une géométrie variable du temps (drôle de métaphore), en questionnant, voire en rendant acceptables des équations de type "100 ans médiévaux = 30 ans modernes", ou "100 ans démographiques = 30 ans littéraires". La division du travail historien confirme la réalité de cette arithmétique particulière, à défaut de prouver son bien-fondé. Exemples: le "médiéviste" se promène le plus naturellement du monde du IXe au XVe siècle; mais un "moderniste" qui va au-delà de Waterloo, ou en deçà de Gutenberg, est un aventurier. De même, le domaine d'expertise de l'historien des attitudes devant la mort est a priori plus étendu que celui de l'historien de la peinture. En dernière analyse, le siècle, projet expérimental permettrait de sonder autrement, et crûment, les fondements de la spécialisation historienne.
[1]) Andrei Bitov, La Maison Pouchkine, Trad. Philippe Mennecier, Paris, Albin Michel, 1989 (1978), p.473.
() Edward Hallett Carr, What is History?, Londres, Penguin, 1986(1961), p.60.
() Cournot, Considérations, op.cit., p.125. Il n'est d'ailleurs pas surprenant qu'un des grands adeptes de Cournot, F Mentré, est aussi le pionnier des études générationnelles en France: Les générations sociales, Paris, Bossard, 1920. Voir aussi Claudine Attias-Donfut, Sociologie des générations: L'empreinte du temps, Paris, PUF, 1988.
() Rédigés en 1859, publié par E.P. Bottinelli, Paris, Hachette, 1913.
() Roland Mortier, "Unité ou scission du siècle des Lumières", in Clartés et ombres du Siècle des Lumières, op.cit, 1969, (1963), pp.114-124 - la citation p.114
() C'est Marc Bloch, Apologie pour l'Histoire, op.cit., p.148, qui cite, en la raillant, une copie d'étudiant.
() Titre du livre de Frédéric Mauro, Paris, 1983; en voici l'explication: "C'est donc le développement de cet Empire atlantique, de cet empire seicentista que nous étudions ici. On comprend alors les dates limites que l'organisation générale de la recherche nous a imposées avec raison. 1570 marque la fin du système de la régie pour le commerce de l'Océan indien ... En 1670, cent ans plus tard, le prince D..Pedro vient d'être proclamé et la paix d'être signée avec l'Espagne, terminant une longue période de luttes", introduction, pp.8-9. Mauro est souvent sensible au découpage séculaire; ainsi Etudes économiques sur l'expansion portugaise (1500-1900), Paris,1970.
() Bernard Lepetit, Paris, EHESS, 1984; Lepetit est resté fidèle au cent dans sa thèse: Les villes de la France moderne (1740-1840), Paris, Albin Michel, 1988.
() Un rapide sondage dans deux numéros du Journal of Interdisiplinary History (Autumn 1986, Summer 1987) dégage 16 ouvrages qui couvrent 100-800 ans, ou qui démarrent/se terminent en xxOO - i.e. Significant Sisters: The Grassroots of Active Feminism 1839-1939; Schooling for the People: Comparative Local Studies of Scooling History in France and Germany 1750-1850; North Carolina Painters and Their Children, 1800-1860; Annals of the Labouring Poor: Social Change and the Agrarian England, 1660-1900...
() Et Michelet continue: "Je suis né au milieu de la grande révolution territoriale, et, ces jours-ci, avant que je ne meure, j'ai vu poindre la grande révolution industrielle. Né sous la Terreur de Babeuf, je vois avant ma mort celle de l'Internationale [...] Autant le dix-huitième siècle, à la mort de Louis XIV, s'avança légèrement sur l'aile de l'idée et de l'activité individuelle, autant notre siècle par ses grandes machines (l'usine et la caserne) attelant les masses à l'aveugle, a progressé dans la fatalité", Jules Michelet, "Préface" à l'Histoire du XIXe siècle. Directoire. Origine des Bonaparte, Paris, 1872, pp. vii-viii, ix. La notion elle-même appartient à Daniel Halévy, Essai sur l'accélération de l'histoire, Paris, 1940.
() Pierre Larousse, "Prix décennaux", Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, 1875.