I. A LA RECHERCHE DU SIECLE
1. UNE HISTOIRE-FICTION: L'ERE DE LA PASSION
Et si on comptait à partir de la Passion? En ne partant plus de l'Incarnation du Christ (ou plutôt de la Circoncision), mais de la Passion, la chronologie en ère chrétienne se décalerait de 33 ans, âge présumé du Christ sur la croix(). Conséquence: ce qui s'est passé - ou plutôt ce qu'on a pris l'habitude de dater - dans le premier tiers d'un siècle reculerait au siècle précédent; ce qui l'a clôturé passerait à son milieu. Voici un échantillon sommaire de ces remaniements chronologiques:
--- Dante (1265-1321), Giotto (1266-1337), Simone Martini (1282-1344) passeraient corps et âmes au treizième siècle, alors que Léonard de Vinci (+1519), Raphaël (+1520) Dürer (+1528), Erasme (+1536) s'installeraient définitivement au quinzième siècle. Voici l'histoire de la Renaissance et de l'Humanisme à réécrire, soit en remplaçant le Cinquecento par le Duocento dans la "trinité" classique, soit en réduisant la Renaissance aux seuls Trecento et Quattrocento (et ainsi résoudre le problème du dernier Michel-Ange, "recasé" dans un siècle "maniériste et baroque"). Dans un autre domaine, ce décalage permettrait à l'Humanisme français d'intégrer la Renaissance, créant, ce qui n'est pas mince, un "seizième" tout entier voué à la Réforme, à la Contre-Réforme et aux guerres de religions.
--- Le "Siècle de Louis XIV", par contre, correspondant mieux avec le XVIIe siècle - le Roi Soleil naîtrait en 1605 et mourait en 1682 -, aurait pu lancer notre siècle arithmétique quelques cent ans avant qu'il ne le soit en réalité.
--- Le couronnement de Charlemagne, que celui-ci a sciemment choisi pour l'an 800, aurait-il eu lieu en 767? L'élection de Hugues Capet, si elle avait eu pour date 954, aurait-elle tellement marqué l'Histoire de France? La "découverte" des Amériques, comme l'expulsion des Juifs d'Espagne puis du Portugal, ne coïncidant plus avec la fin du XVe siècle, auraient-elles gardé leur statut de "tournant" dans l'Histoire universelle, acquis au détriment de l'imprimerie de Gutenberg et de la Chute de Constantinople?
Un jeu, rien qu'un jeu. Mais qui devient autrement dramatique quand il est appliqué aux deux derniers siècles:
--- Le XIXe siècle se verrait ainsi séparé, dans le désordre, des guerres napoléoniennes, de la Restauration, de Byron et Keats, de Hernani et des Méditations, de Stendhal, de Beethoven et Shubert, de Hegel et Goethe - du Romantisme, en somme: voici Lumières et Romantisme dans le même siècle, conséquence dramatique pour tous ceux qui, pour penser l'Histoire, ont besoin d'oppositions plus ou moins tranchées (comme l'indique le titre Romantisme. Revue du XIXe siècle) - les historiens. D'autres préféreraient y voir une clarification salutaire, par l'inauguration du "siècle bourgeois" non pas par Napoléon Bonaparte, mais par Louis-Philippe et la reine Victoria (couronnée en 1837).
Mais ce que le XIXe siècle "perdrait" de ce côté, il le "récupérerait" - et avec quel bénéfice - de l'autre. Ainsi la "Première Guerre mondiale" qui, pourquoi ne pas spéculer, aurait alors conservé son nom initial de "Grande Guerre", la "deuxième" devenant "Guerre mondiale" tout court. Autre "transfuge" de marque: la Révolution d'Octobre, ce qui permettrait à Lénine et à Trotski de rejoindre Marx, Engels, Bakounine, mais aussi 1848 et 1871 - le siècle "révolutionnaire". "Révolutionnaire" il deviendrait, ce XIXe nouvellement créé, où l'on retrouvera pratiquement tous les noms qui ont fait le XXe siècle moderniste: Joyce, Proust, Kafka; Schoenberg, Stravinski; Picasso, Matisse, Klee, Dali, Dada, Bahaus; Eisenstein, Pudovkine, Vertov; Freud, Jung, Simmel, Max Weber; Einstein, Plank, Bohr.
- Et le XXe siècle? Décapité, dans le sens quasi-littéral du terme, si on accepte l'idée que son premier tiers lui a servi de "tête", de "locomotive", il serait à présent déclenché par Hitler.
Nous, "hommes du vingtième siècle", nous y retrouverions-nous? C'est la première question que notre jeu d'histoire-fiction permet de poser. Car ce siècle, notre XXe siècle, semble avoir la singularité de définir, d'une façon assez précise, les limites d'un de nos cadres temporels. Selon cette conception, le siècle nous sert de deuxième "patrie", il fait partie de notre carte d'identité: on est "français, israélien du XXe siècle". Du coup, Picasso, Einstein, mais aussi Staline et Hitler sont nos "co-séculaires". Ils participent activement de la définition de notre "identité temporelle", de la délimitation de ses frontières.
UNE IDENTITE TEMPORELLE? LE SIECLE ET LA CONTEMPORANEITE
"Semble avoir la singularité", a-t-on écrit plus haut. Car il n'est point acquis qu'un cadre temporel participe toujours à la formation d'une identité collective. Il n'est surtout pas acquis que ce cadre soit cernable. Certes, nul besoin d'Aristote ni de Kant pour savoir qu'espace et temps sont constitutifs de toute définition et auto-définition individuelles, bien avant le sexe, la langue, la classe sociale ou le revenu. Mais peut-on sauter impunément de l'individuel au collectif? Question grave, quoiqu'insoluble, et qui se dédouble, dans ce cas précis, par la différence, qualitative et quantitative, entre espace et temps.
Qualitativement, on a remarqué que pour parler du temps, on fait souvent appel à des termes spatiaux: "cadres, frontières, limites temporels" - mais jamais l'inverse. Les études sur les métaphores constitutives de notre façon de vivre le monde montrent clairement l'assymétrie entre les deux champs, et la primauté cognitive de l'espace sur le temps. Le langage temporel est en effet extrêmement pauvre - à la limite, on se demande s'il existe comme champ autonome... Ce qui rend cruciale la légitimité de l'homologie espace - temps dont il sera sous peu question.
Quantitativement: comparés aux cadres temporels, aux frontières presque invisibles, rarement conscientes, jamais définies, les cadres spatiaux sont d'une heureuse précision. Ainsi, "compatriote", dans le sens géographique (mais aussi étatique) du terme, est largement mieux circonscrit que "contemporain", le premier étant d'ordre intensif, le deuxième, d'ordre extensif. En effet, qui sont nos "contemporains"? Qui furent les "contemporains", pour ces hommes du passé que nous étudions?
Les interrogations historiennes sur la nature du présent et de la contemporanéité, accompagnées d'une méthode, ou plutôt d'un indice pour y répondre, sont sufisamment rares pour qu'on les mentionne. Sondant les galeries de portraits de "grands hommes" depuis leur première apparition en France vers 1550, Philippe Ariès constate qu'ils ne remontent pas au-delà de François Ier, et, fait plus significatif encore, ils ne cessent de partir de François Ier, même vers 1600. "Ces portraits ne sont pas historiques, ils sont bien des portraits contemporains. Pourquoi n'ont-ils pas laissé tomber François Ier au dernier tiers du siècle? et pourquoi François Ier? Parce que, jusqu'à Henri IV, il y a une tranche de temps d'à peine un peu moins d'un siècle (de François Ier à Henri IV) que les contemporains se représentaient comme un présent indissociable, un bloc d'années qui demeurait toujours au présent. L'opinion commune ne conçoit pas un présent idéal, semblable à un point géométrique. Elle lui donne une consistance et une durée. Mais il arrive un moment où le présent s'est trop étendu, il est devenu fragile. Alors, sous l'effet d'une circonstance brutale, guerre, révolution, il se casse en deux, et des ruines de l'ancien présent, hier encore familier, surgit un passé subitement reculé. Ce passé, ainsi détaché du présent comme une branche trop lourde, peut être oublié, c'est le cas des sociétés sans histoire. Mais il peut être aussi recueilli: c'est ce qui arriva au début du XVIIe siècle, après la mort d'Henri IV, quand un collectionneur de 1628 colla sur papier 150 portraits du XVIe siècle"().
Ce passage aide à comprendre la rareté de ce genre de textes. Comme l'énorme difficulté, pour ne pas dire l'impossibilité épistémologique, de ne pas ancrer le présent dans un point géométrique, ni de privilégier une seule variable pour définir ce présent. Ici, le point "idéal" est situé aux alentours de 1610, ce qui explique qu'Ariès parle d'un bloc contemporain "d'à peine un peu moins d'un siècle" - mais quel était le présent des sujets de François Ier? Et des sujets de Louis XIII? Peut-on affirmer impunément qu'en 1610, le présent avait 95 ans, en 1615, 5 ans... Tout aussi critiquable est la variable choisie par Ariès, portraits des Grands Hommes, qui n'épuise guère les façons possibles de délimiter le présent - de la part de l'historien des attitudes devant l'enfant et devant la mort, il s'agit d'un bien curieux choix en effet.
Cela n'enlève rien à l'intérêt de ce passage; tout au plus peut-on regretter son caractère sommaire,comme s'il s'agissait d'une digression, d'une brève excursion dans un pays exotique avant de retourner chez soi, c'est-à-dire au sujet plus facilement saisissable.
Le caractère impalpable du cadre temporel a tout pour décourager l'historien; pour le condamner à utiliser, ou à inventer des découpages ready made: règne, génération, période, siècle -, qu'on présuppose pertinents faute de mieux, tout en les sachant étrangers, a priori, du moins, aux réalités psycho-historiques d'une société donnée. Et en premier lieu le découpage de l'Histoire en siècle. Son origine arithmétique, donc a-référentielle par définition, l'éloigne d'emblée du réel. Et aussi son caractère étonnamment récent. Car la technique est née aussi tard qu'en 1560, son essor date des années 1800, et en ce qui concerne le cadre mental, les contemporains ne pensent leur "présent" en siècles arithmétiques que depuis le XIXe siècle (ce qui rend d'ailleurs plus discutable encore l'accent mis par Ariès sur l'unité de 100 ans comme formatrice d'un présent long mais compact). Le Moyen Age n'a donc pas connu de siècle, il s'ensuit que l'énoncé "les hommes du XIVe siècle" a un statut différent de l'énoncé "les hommes du XIXe siècle", pour la simple raison que les premiers ne se savaient pas au XIVe siècle. Et ce n'est pas qu'une question de sémantique; pas plus que pour la prose de l'avant et de l'après la grande découverte de Monsieur Jourdain. Il peut certes s'avérer utile d'étudier Pétrarque dans le cadre du "Trecento", ce cadre qu'il ne pouvait connaître. Mais à condition d'admettre le caractère anachronique de cette démarche - parlons plutôt de démarche expérimentale
* * *
Si on admet l'existence d'une identité collective temporelle, le siècle y participe-t-il? Pour répondre, rapprochons de notre ère de la Passion une autre opération contre-factuelle: l'amputation, aux Etats Unis, de la Côte Est, donc de New York, Boston, Philadelphie, Washington. Là aussi, il s'agirait de "décapitation": la Côte Est a "lancé", pour ainsi dire, le pays, elle ne cesse depuis de lui donner son (une) image, étroitement liée, d'ailleurs, à celle du XXe siècle. La juxtaposition est-elle recevable? Alors que le saucissonnage des Etats-Unis d'Amérique, entité physique, est envisageable. L'existence matérielle du siècle, si elle n'est pas à exclure d'emblée, est de statut extrêmement problématique.
Et pourtant. Malgré la différence, qui nous ramène à l'assymétrie entre espace et temps, les deux catégories ont un fonctionnement épistémologique qui se ressemble à plus d'un titre. Et les USA, et le XXe siècle, sont perçus -sont vécus - grâce à la synecdoque, le pars pro toto, la partie pour le tout. Dans les deux cas, la partie qui représente le tout n'est pas "représentative" de ce tout, selon les critères statistiques de représentation s'entend. Autrement dit, dans les deux cas, l'"identité" de l'ensemble est construite à partir de ses composantes extra-ordinaires.
Il n'y a évidemment rien d'exceptionnel dans la catégorisation synecdotique. Bien au contraire: vue l'hétérogénéité de tout ensemble humain, il n'y a d'"identité" qu'à travers une partie de cet ensemble - l'alternative étant le dénominateur commun le plus bas, donc si trivial qu'il ne renvoie pratiquement à rien().
La ressemblance va plus loin. La construction de la catégorie autour du non-représentatif finit par provoquer la résistance des "consommateurs" à l'image ainsi fabriquée. Ainsi les Américains du Midwest et du Sud récusent l'équation "U.S.A.=N.Y", s'indignant contre ce qu'ils considèrent comme une importation du Vieux Continent; comme il est probable que les peuples du Tiers Monde se retrouvent dans un XXe siècle marqué par les années 1945-1965, de la décolonisation, plutôt que par les années 1900-1930, de l'axe culturel Paris-Vienne-Moscou-Berlin. (Une exception, mais elle est de taille: le glissement, fallacieux certes, mais quasi-inévitable, de la France à Paris et vice versa()).
Pour résumer, les catégoires spatio-politiques du type "USA" et les catégories temporelles du type "XXe siècle", si elles relèvent d'un registre ontologique différent, ont un fonctionnement cognitif semblable.
LE SIECLE, OUTIL MENTAL DE L'HISTORIEN; OU COMMENT PROUVER L'EXISTENCE DU SIECLE?
"Le siècle sert-il de cadre mental?". Comment trancher, face aux réactions, si divergentes, à l'histoire-fiction de l'ère de la Passion, qui allaient d'une mise en question totale de la chronologie, à "et alors?" tout aussi total ()? On s'attellera donc à démontrer l'existence de phénomènes non-négligeables, dans le réel, qui n'auraient pas existé sans le découpage du temps en siècles. La fin-de-siècle en est évidemment un; ici on s'intéressera à d'autres, qui appartiennent à cette tranche de la réalité qui s'appelle l'histoire.
"Le problème de la périodisation en histoire est complexe. Quiconque se livre à des recherches historiques est presque nécessairement amené à user d'une certaine périodisation, même la plus banale, celle, par exemple, qui s'exprime en siècles et qui est devenue fort courante depuis environ deux cents ans"().
Ces propos, parcequ'innocents, sont d'une grande éloquence. Partant d'une idée que personne ne contestera, à savoir le caractère indispensable du découpage du temps pour l'historien, l'auteur présente, dans une proposition subordonnée de surcroît, le découpage le plus problématique comme le découpage le plus banal! Le siècle. Tranche de cent ans ne renvoyant à rien dans le réel, le voici qui devient une période quasi-naturelle par rapport aux périodes "canoniques", Renaissance, Antiquité tardive, Lumières. Indice qui ne trompe pas: une littérature abondante interroge ces notions, alors que les études consacrées au siècle sont rares, très rares. Cette réflexion montre que le siècle est une période transparente, ce qui pourrait signifier deux faits contradictoires: soit que pas un historien ne le prend au sérieux, ce qui nous ramène au point d'arrivée provisoire du chapitre précédent ("le siècle n'existe pas"); soit qu'il s'est tellement installé dans les moeurs historiennes qu'il est devenu indéménageable.
Comment contrecarrer le sceptique, tenant du siècle vide en historiographie même (car le convaincre me paraît exclut d'avance)? Dans une première phase de ce travail, on a adopté comme tactique l'accumulation des symptômes - i.e. des textes - de l'existence du siècle. En voici quelques specimens:
- "J'appartiens à la patrie étroite du XVIe siècle [...] au soir du XVIe siècle!" - c'est Fernand Braudel qui lit sa leçon inaugurale au Collège de France(). Braudel va même jusqu'à écrire un article intitulé "Qu'est-ce que le XVIe siècle?"(), où il affirme: "Je vois siècle coupé en deux comme Lucien Febvre et mon admirable maître Henri Hauser, un premier siècle naîtrait vers 1450 pour s'achever vers 1550, un second le relancerait alors jusque vers 1620 ou 1640" (ce qui ne peut que confirmer le gain en cohérence que la corporation seiziémiste aurait tiré de notre ère de la Passion...).
- Lucien Febvre, justement, qui ailleurs raillait l'obsession séculaire, de Cournot et d'autres, le voici en dispute avec Etienne Gilson, selon qui "les siècles sont peut-être des points de repères commodes pour situer les événements et les hommes dans l'histoire - mais l'histoire de la philosophie médiévale ne connaît pas de coupure entre le XIIIe et le XIVe siècle"; Febvre:"... à mes yeux d'historien [...] le XIVe siècle diffère radicalement du XIIIe"().
- "Le XVIIIe est vivant et se porte bien, claironnent, en guise d'ouverture, les éditeurs du dernier Annuaire international des dix-huitiémistes. Contresigné par quatre mille quatre-vingt-treize chercheurs de vingt et un pays qui ont répondu à l'appel, ce diagnostic triomphal a tout pour être crédible [...] toute sociologie de la science serait obligée de reconnaître les études sur le XVIIIe siècle en tant que discipline autonome. Sociétés nationales réunies en société internationale, publications collectives, colloques et congrès: toutes les institutions requises à cet effet sont là au grand complet"(). Ironique, certes, cet excellent texte de Krzystof Pomian n'échappe pourtant point à l'emprise du siècle; son texte proclame en effet la venue en force du XIXe siècle comme le sujet qui dominera les études historiques de demain; bref, les siècles se succèdent, mais le Siècle demeure et prospère.
On voit la faiblesse de la persuasion accumulative. A chaque exemple avancé, et peu de textes qui n'en offrent plusieurs, on rétorquera qu'il ne s'agit que de clichés, sans conséquences pour la recherche et pour l'argumentation. Tout au plus concèdera-t-on que le découpage séculaire a une certaine importance dans l'organisation de la profession en chaires, revues, colloques - mais on refusera de lui accorder un poids autre qu'administratif...
Pour amadouer ce réflexe conditionné, on pensait insister plutôt sur le caractère heuristique du siècle. Comme toute contrainte, a-t-on affirmé, la succession de tranches de 100 ans est créatrice de connaissances. Deux ouvrages "classiques" ont servi d'exemples:
- Georges Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre (1981). La démonstration de Duby suit de très près le découpage en siècles: après deux chapitres introductifs, le livre est composé de trois parties: XIe siècle, Autour de 1100, XIIe siècle. Simple commodité, dira-t-on? L'argument le dément, car il s'agit, pour Duby, de trois phases bien distinctes de la politique interventionniste de l'Eglise en matières matrimoniales.
- Francis Haskell, Patrons and painters. Art and Society in Baroque Italy (1963), adopte une construction analogue: la première partie, intitulée "Rome", traite du XVIIe siècle, la deuxième, "Dispersion", étudie le tournant du siècle, et la troisième, "Venise", le XVIIIe siècle. Et la thèse de Haskell est précisément le passage du centre de gravité artistique de Rome à Venise après 1700, avec une période intermédiaire et décentrée entre les deux.
Il serait évidemment absurde de prétendre que les cadres séculaires aient commandé les thèses de Duby et de Haskell. Il serait tout aussi naïf d'y voir le pur produit du hasard. Plutôt que de parler d'enchaînement causal, parlons d'heureuse coïncidence entre découpage arbitraire et découpage historique, entre la contrainte et le "naturel".
Partant de cette intuition dans son analyse critique d'un livre récent, Paul-André Rosental a abouti à la même conclusion: "Ainsi, sous la description des foyers parisiens de l'époque moderne se dissimule un modèle d'ensemble sur l'évolution de la société française depuis quatre siècles. A la façon d'un tryptique, il consiste en la juxtaposition de trois éléments, à savoir le XVIIe, le XVIIIe et le XXe siècles. Celle-ci vise en effet à déboucher vers une comparaison. Dans cette opération, l'unité d'observation, c'est-à-dire le siècle, joue un rôle essentiel"().
* * *
L'existence du siècle n'est pas prouvée pour autant. On a opté alors pour le sophisme, l'art du sophiste étant d'utiliser les propos de son opposant pour le piéger. Voici l'astuce: Si le siècle n'existe pas, pourquoi les historiens se battent-ils si pathétiquement avec lui? Je parle de ce qu'on peut appeler, par un néologisme peu élégant, l'accordéonisation des siècles, pratique historique qui a deux manifestations:
- le décalage, technique plutôt modérée, qui consiste à respecter la tranche de cent ans tout en jouant avec ses frontières. Ainsi la "renaissance du XIIe siècle" qui tend à démarrer vers 1080, voire 1060; de même, Paul Hazard date de 1680 le début de La Crise de la conscience européenne qui donnera les Lumières. L'enseignement de l'histoire de France excelle dans ce jeu, qui décale, un peu à la manière de notre ère de la Passion, chaque siècle d'une quinzaine d'années, ce qui donne 1914, 1814-15, 1715, 1610, 1515, 1214, voire 814... C'est ainsi que la récente Commission de l'enseignement de l'Histoire de France, m'a confié un des participants, a été le théâtre de débats acharnés autour de la question: Le XIXe siècle (français) se termine-t-il en 1914 ou en 1918? Autre exemple, repris ici presque in extenso, ces propos, on ne peut plus sérieux, de Chaïm Perelman():
"Passons maintenant à la périodisation de l'histoire de la philosophie en siècles. Cela a-t-il un sens de parler de la philosophie du ou du ?
Dans un colloque qui s'est tenu en 1971 à Bruxelles, et qui était consacré à l'Idéologie des Lumières(), on s'est demandé à quoi correspondait ce découpage en siècles.
Notons, pour commencer, que, en prenant les siècles comme cadre d'une période, on ne se contente pas de décrire les événements allant de 1600 à 1699, de 1700 à 1799, mais on cherche, pour le début et la fin du siècle, des événements marquants, qui donneraient une certaine unité à la période envisagée [...] Il est d'ailleurs parfaitement possible de les faire commencer et finir à d'autres moments, selon qu'il s'agit de périodiser une histoire politique ou l'histoire des idées.
Au colloque sur l'idéologie des Lumières, j'avais suggéré de délimiter le XVIIIe siècle par les années 1688 et 1789, dates des révolutions anglaise et française. On a l'habitude de choisir les années 1815 et 1914 pour marquer, en Europe, le début et la fin du XIXe siècle, en considérant, le plus souvent, les années 1798-1815 comme des années de transition.
Lors de ce même colloque A. Robinet avait suggéré de faire commencer le XVIIIe siècle philosophique en 1679, année de la parution des Eclaircissements sur la Recherche de la Vérité de Malebranche".
- rallonger "son" siècle et à raccourcir le siècle "des autres". Technique bien plus radicale, elle a eu cours surtout dans les années 1960, donnant des monstres tels que le "beau", ou le "long" XVIe siècle, toujours lui; citons une fois de plus la Leçon inaugurale de Braudel: "Je suis préoccupé justement d'étudier la conjoncture générale du XVIe siècle [...] Mais il faut dire encore que la conjoncture du XVIe siècle, c'est également d'un côté le XVe siècle et de l'autre côté le XVIIe"' siècle"().
* * *
Non, décidément, nos "preuves" de l'existence du siècle sont fragiles. Car si les historiens se permettent de telles libertés avec ce cadre, c'est qu'ils n'y croient guère ou fort peu. Nous revoici à la case départ. Mais afin d'imposer le siècle, ou, pour le dire encore plus brutalement, pour (se) prouver qu'il s'agit d'un sujet valable/intéressant/porteur, il faut un angle d'attaque complètement différent. Les exemples, aussi nombreux soient-ils, ne sauront convaincre. L'induction étant de peu d'efficacité persuasive, il ne reste qu'à passer à une forme hybride de déduction (serait-ce l'abduction de Charles S. Pierce?): si le siècle existe, c'est qu'il entre dans la logique de l'écriture de l'histoire et de la pensée du temps depuis 200 ans environ.
LE SIECLE: QUELQUES PREMICES
Le siècle, on l'a dit, n'a guère suscité d'intérêt auprès des historiens. Quelques-uns s'y sont pourtant penchés, succinctement il est vrai, mais, dans deux cas au moins, avec une grande perspicacité. Paradoxalement, il s'agit de deux illustres médiévistes, appartenant donc à une "corporation" moins exposée à la sécularisation de l'histoire que celles des modernistes et des contemporanéistes. Leurs propos nous serviront de point d'ancrage, ils nous permettront de faire l'économie de l'historique du siècle, par eux fort bien résumée.
- Marc Bloch: "Dans le désarroi de nos classifications chronologiques, une mode s'est glissée, assez récente, je crois, d'autant plus envahissante, en tout cas, qu'elle est moins raisonnée. Volontiers, nous comptons par siècles. Longtemps étranger à tout dénombrement exact d'années, le mot, lui aussi, avait originairement ses résonnances mystiques [...] Peut-être ne s'étaient-elles pas tout à fait amorties au temps où, sans grand souci de précision numérique, l'histoire s'attardait, avec complaisance, sur le , sur celui de . Mais notre langage s'est fait plus sévèrement mathématicien. Nous ne nommons plus les siècles d'après leurs héros. Nous les numérotons à la file, bien sagement, de cent ans en cent ans, depuis un point de départ une fois pour toutes fixé à l'an un de notre ère [...] Qui de nous se vantera d'avoir toujours échappé aux séductions de leur apparente commodité?
Par malheur, aucune loi de l'histoire n'impose que les années dont le millésime se terminent par le chiffre 1 coïncident avec les points critiques de l'évolution humaine. D'où d'étranges fléchissements de sens. [...] En un mot, nous nous donnons l'air de distribuer, selon un rigoureux rythme pendulaire, arbitrairement choisi, des réalités auxquelles cette régularité est tout à fait étrangère. C'est une gageure. Nous la tenons naturellement fort mal. Il faut chercher mieux"().
- Jacques Le Goff: "La grande conquête, en matière d'unité du calendrier supérieure à l'année, est le siècle, période de cent ans. Le mot latin saeculum est appliqué par les Romains à des périodes variables, souvent associé à l'idée d'une génération humaine. Les Chrétiens, bien que gardant le mot dans son ancienne acception, lui donnèrent le sens de vie humaine, vie terrestre, en opposition à l'au-delà. Mais au XVIe siècle certains historiens et érudits eurent l'idée de partager le temps en segments de cent ans. L'unité était assez longue, le chiffre 100 simple, le mot gardait le prestige du terme latin, mais en dépit de tout cela il lui fallut beaucoup de temps pour s'imposer. Le premier siècle dans lequel le mot et le terme s'appliquèrent vraiment fut le XVIIIe siècle. A partir de là, cette notion commode et abstraite imposera sa tyrannie à l'histoire. Tout devait désormais être couché dans ce moule aritificiel, comme si le siècle était doué d'une existence, comme s'il avait une unité, comme si les choses changeaient d'un siècle à l'autre. Pour les historiens le sens de la vraie durée historique devait donc passer par la destruction de cette domination du siècle"().
De ces deux passages, on retiendra plus particulièrement les points suivants:
* le siècle existe bel et bien dans l'écriture historique;
* il est d'invention récente (c.1560);
* sa diffusion l'est davantage (Le Goff parle du XVIIIe siècle, on datera son véritable lancement en 1800);
* il s'agit d'une forme de classification;
* il est une forme de périodisation, à travers ses deux caractéristiques principales: il a une unité, cette unité est en opposition avec les unités des siècles qui l'entourent;
* c'est une périodisation bien particulière, qui repose sur un principe arithmétique, donc artificiel, donc étranger à la réalité: le découpage de l'histoire en siècles est une périodisation a priori;
* pourtant, ce fut une grande conquête en chronologie (Le Goff) -
* mais qu'il faut à présent détruire pour faire progresser la connaissance de la véritable durée historique.
Or, et c'est là mon argument principal, ces points ne sont pas des monades, loin s'en faut. Ils forment un système plus ou moins cohérent qui les rend, de ce fait, interdépendants. Pour le démontrer, il était indispensable de déconstruire l'affirmation de Jacques Le Goff selon laquelle il s'agissait d'une grande conquête historique. En quoi le siècle consistait-il une conquête? Quel était l'état de la périodisation avant son invention? Pourquoi n'a-t-il guère rencontré d'adeptes jusqu'en 1800, et tant depuis? Autrement dit, quelles étaient les effets bénéfiques de cet instrument, et pourquoi les historiens d'avant 1800 n'en éprouvaient-ils pas le manque?
[1]) Pour nos besoins, le problème, épineux, des dates de la Nativité et de la Passion n'est point pertinent; seule compte ici l'acceptation millénaire de l'an 1 et de l'an 33 comme dates canoniques.
() Philippe Ariès, "L'attitude devant l'Histoire: Le XVIIe siècle", in Le Temps de l'Histoire, Paris, Seuil, 1986(1954), p.163.
() Sur cet aspect de la catégorisation, voir George Lakoff, Women, Fire, and dangerous Things op.cit, pp.77-90.
(). Et encore. Une bonne partie de l'histoire de France pourrait être organisée autour de ce couple trompeur; cf. Daniel S. Milo, "Une seule France?", in Histoire de la France, Tome I, L'Espace, sous la direction de Jacques Revel, Paris, Seuil, 1989, particulièrement pp.491-498.
() C'est en grande partie à cette réaction qu'est dûe mon envie de fonder le Journal of So What Studies...
() F. Vercauteren, "Le Moyen-Age", in Chaïm Perelman, ed., Les catégories en histoire, Bruxelles, 1969, p.30.
() F. Braudel,"Positions de l'histoire en 1950", Ecrits sur l'histoire, Paris, Flammarion (Champs), 1969(1950), p.37.
() in Annales E.S.C., VIIIe, No1 (janvier-mars 1953), pp.69-73, citation p.73.
() Lucien Febvre, "Etienne Gilson et la philosophie du XIVe siècle", in Combats pour l'histoire, Paris, 1953, pp.285-285.
() Krzystof Pomian, "Les avatars de l'identité historique", Le Débat No3 (juillet-août 1980), p.114.
() Paul-André Rosental, "A propos d'Annik Pardailhé-Galabrun, La Naissance de l'intime. 3000 foyers parisiens, XVIIe-XVIIIe siècles, PUF, 1988", Annales ESC, 1989, No6, pp.1541-1544.
() Chaïm Perelman, "Les catégories en histoire", in La catégorie de XVIIe siècle: Philosophies et sciences, in Revue internationale de philosophie, Tome XXIE, No 114 (1975), pp.381-392, citation p.385.
()Dont les Actes ont paru dans la Revue de l'Université de Bruxelles, 1972, fasc. 2-3.
() F. Braudel, "Positions de l'histoire en 1950", op.cit., p.26.
() Marc Bloch, Apologie pour l'histoire, ou Métier d'historien, Paris, A. Colin, 1974(1941), pp.147-148.
() Jacques Le Goff, "Calendario", in Enciclopedia Einaudi, Turin, 1977, Volume 2, p.528; la traduction, libre, est de Simona Cerutti.