La dernière mort de Socrate III

 

TROISIÈME ACTE

 

 

UNE JOURNÉE ORDINAIRE

 

 

 

Veillée mortuaire ? Cela en a l’air, les amis semblant parler de Socrate au passé. Mais quel est cet endroit ? Une cellule de prison. L’hypothèse de la veillée n’est pas encore éliminée que déjà une autre se faufile. C’est la bonne.

 

 

Le comédien ( « Socrate ») : Je ne suis le citoyen d’aucune cité. Quel âge pourrais-je bien avoir ? Parfois je me sens si jeune. Papa aussi voyageait de ville en ville. Quand ça n’allait pas, il suivait les foires. Il touchait à tout, du chef d’œuvre au verbiage pur. Moi aussi. (Pause.) Tout ce que je dis a jailli d’autres cerveaux que le mien. Même maintenant. (Pause.) Le comédien, c’est de la tuyauterie, il ne fait que servir des meilleurs que lui.

Phédon : C’est du Socrate.

Criton : Quelle ironie : à la fin de sa vie, le démon lui ordonne de composer de la musique !

Phédon : Alors qu’avant, il disait seulement « non. » (Le comédien joue quelques mesures du leitmotiv.)

Criton : Pauvre Socrate, qui prétendait toujours avoir une méchante ouie.

Phédon : Et deux oreilles gauches. (Les deux rient.)

Le comédien (chante, en s’accompagnant de sa cithare) : « Que m’importe le bruit du monde, que m’importe ennemis et amis. »

Hippothalès : J’adore la mandoline. Si seulement j’avais un don pour la musique…

Ménéxène : Ce n’est pas une mandoline, idiot. C’est une cithare.

Criton : La fin est proche, et lui : pas de cauchemars, pas d’insomnies. Le sommeil des justes.

Lysis : N’est-ce pas le cas ?

Criton : Un autre n’aurait pas fermé l’œil de la nuit. Mais Socrate : « À mon âge, s’émouvoir de la mort manquerait d’élégance. »

Ménéxène : « Tout est dans la mesure. »

Criton : J’ai connu des moribonds qui se sont accrochés à la vie comme de beaux diables. Comme si rien de pire ne pouvait leur arriver.

Ménéxène : Ils avaient raison.

Le comédien (tend un paquet de cartes à Hippothalès) : Voici un paquet de cartes, mon chou. Choisis-en une.

Hippothalès : Roi de pique.

Ménéxène : Ne la révèle pas ! Il est stupide.

Hippothalès : Ça y est, j’ai choisi.

Le comédien : Maintenant bas-les ! Bravo. Rends-moi la carte, s’il te plaît. Un, deux, trois – ta carte se trouve sous ta manche droite.

Hippothalès : Roi de pique ! Je n’en reviens pas !

Le comédien (à Ménéxène) : À toi, mon cornichon. Quelle est la carte d’en haut ?

Ménéxène (à contrecœur, comme faisant une faveur) : Soit : prince de cœur.

Le comédien (fait disparaître le paquet. Se met à faire le ventriloque à trois voix) : « Quel froid de canard ! Mon cœur faillit geler ! » « De quel froid parles-tu ? C’est l’été le plus chaud qu’a connu Athènes depuis des lustres ! » « Cela dépend selon quel auteur. »

Hippothalès : Je n’en reviens pas !

Criton : Je sais très bien ce qui se dira de moi : il ne l’a pas aidé pour ménager sa bourse. Personne ne croira que c’est lui qui a refusé.

Lysis : Que nous importe le qu’en dira-t-on ?

Phédon : Trente voix. Trente voix, c’est tout ce qu’il lui manquait.

Ménéxène : Il a tout fait pour ne pas les obtenir.

Criton : Athènes est tombée bien bas si elle joue la vie d’un homme à coups de sympathie.

Le comédien : J’aurais dû jouer autrement. Quoique mal jouer...

Phédon : Socrate n’aurait pas accepté de sauver sa peau à ce prix-là.

Ménéxène : Comme s’il cherchait à la sauver…

Lysis : Ménéxène ! Tu as promis.

Le comédien : Merci, Monsieur Phédon. (Pause.) Il n’empêche : j’aurais mieux fait de louer mes talents à la défense. Le théâtre, vous savez, les gens l’ont dans le sang. (En ventriloque.) « Tout le monde est une scène, et tous les hommes sont juste des comédiens, ils ont leurs entrées et leurs sorties. »

Phédon : C’est exactement ce qu’il voulait éviter.

Le comédien : Cette pudeur me dépasse.

Criton : S’il craint de me ruiner, d’autres amis, bien plus riches, sont prêts à contribuer. Pour eux, cent ou de deux cents mines ne pèsent rien.

Ménéxène : Quelles sommes ! Au procès, Socrate a suggéré de lui infliger une mine d’amende.

Lysis : C’est plus que toutes ses économies – en soixante-dix ans ! Mais il a dit que ses amis sont prêts à monter jusqu’à trente.

Ménéxène (en martelant chaque syllabe) : Pro-vo-ca-tion. Car ces mêmes amis s’apprêtent à présent à en débourser dix fois plus.

Le comédien : « Athéniens ! Ce n’est pas ma cause que je défends ici, c’est la vôtre ! Sans moi, votre vie vaudra à peine d’être vécue. » Quel culot ! Le plus fou des auteurs ne se serait pas permis d’inventer une scène aussi invraisemblable. Certainement pas Platon. Tiens, quelqu’un a vu mon auteur préféré ?

Phédon : Cela fait quelques jours qu’on ne l’a pas vu.

Criton : Il a envoyé dire qu’il était alité.

Ménéxène : La fameuse épidémie…

Criton : Il aurait pu choisir l’exil.

Lysis : Mais pour y faire quoi ? Se taire ? Ce serait trahir sa mission divine.

Le comédien (imite) : « Si Athènes, la plus éclairée des cités, me vomit, que feront de moi des villes sombres ? »

Ménéxène : Ils seront ravis de se découvrir les égaux des athéniens : crétins.

Le comédien (imite) : « Grâce à vous, je dialoguerai prochainement avec Orphée, avec Ulysse, avec Homère. Qui sait, l’un d’eux risque de s’avérer plus sage que moi. »

Ménéxène : Pauvres morts : ils ignorent ce qui les attend.

Lysis : Au moins dans l’Hadès on ne pourra pas le condamner à mort.

Ménéxène : Entre le verdict et la sentence, Socrate a perdu cent voix. Deux cents quatre-vingts ont voté « coupable », mais trois cents quatre-vingts ont voté « mort. » Il ne l’a pas volé. Socrate a le dédain facile.

Le comédien (pensif.) : Qu’est-ce qui pousse un être supérieur à être aussi méprisant ? À méditer. (Sort un calepin, style Trigorine de La Mouette, et note.)

Criton : On ne risque rien, bon sang ! Tout s’achète, à Athènes, tous s’y vendent. Les contrebandiers comme les mouchards.

Ménéxène : Lysis, rentrons, il se fait tard. J’ai un tournoi décisif demain.

Lysis : Rentre seul. Je ne bougerai pas d’ici.

Hippothalès : Ménéxène, tu peux partir ; je veillerai avec Lysis.

Le comédien : Un garçon fort demandé. On dirait Narcisse. (À Hippothalès) : N’est-ce pas, Echo ?

Criton : Allez, rentrez tous chez vous !

Phédon (à Criton) : Ils sont ici à leur place tout autant que nous.

Criton (revient à son obsession) : Sa mort offrira la victoire à ses ennemis.

Phédon : À nos ennemis, plutôt.

Criton : Ils ne rêvent que d’une chose : se débarrasser de lui.

Phédon : Mais pas en le tuant. Ils auraient préféré l’exil. Mais Socrate ne leur accordera pas ce plaisir. Leur mémoire sera ternie par ce crime jusqu’à la fin des temps.

Le comédien : Est-ce là, sa motivation ? La revanche ?

Lysis : Socrate n’a pas de considérations aussi basses.

Ménéxène : « Je ne suis pas né d’un chêne, ni d’un rocher. »

Lysis (à lui-même, triste) : Odyssée, Chant XIX.

Le comédien : Vers 163.

Criton : Tout cela serait évité si nous avions acheté Mélitos et Anitos.

Ménéxène : Et Ctésippe ?

Lysis : Ne prononce pas ce nom en ma présence ! 

Phédon : Ctésippe n’est pas à vendre.

Le comédien : Erostrate.

Lysis : Pardon ?

Ménéxène : Un nouvel oracle est né.

Le comédien : Ctésippe espère marcher sur les traces d’Erostrate.

Hippothalès : C’est qui ?

Ménéxène : Le fou qui mis le feu au Temple d’Artémis à Ephèse, une des Sept Merveilles du Monde.

Hippothalès : Socrate appelait Lysis « la Huitième Merveille. »

Lysis : Assez !

Le comédien : Pas si fou que ça : personne ne se souvient du nom de l’architecte du temple, mais le nom du pyromane est connu de tous.

Ménéxène : « Détruire c’est construire. »

Lysis : Jamais on n’oubliera pas le nom de Socrate.] 

Phédon : Ctésippe poursuit Socrate de bonne foi. Hélas. Il est convaincu d’œuvrer pour le bien d’Athènes. Pourtant, c’est à contrecœur qu’il a co-signé l’acte d’accusation.

Criton : La postérité n’a que faire de nos dilemmes. Elle nous jugera sur nos actes. Qu’il nous soit permis de sauver ce qui peut encore l’être !

Lysis : Quelqu’un a des nouvelles du bateau ?

Phédon : Il est parti le jour du verdict, ce qui nous a fait gagner un mois.

Le comédien : Comment ça ?

Ménéxène : Chez nous les Athéniens on n’exécute pas pendant le pèlerinage à Délos.

Le comédien : Chez nous les apatrides on n’exécute pas du tout.

Criton : Gagner du temps… En perdre, plutôt.

Phédon : L’avoir parmi nous un jour de plus est déjà un gain.

Lysis : Chaque jour avec Socrate me renvoie aux années qui m’attendent sans lui.

Phédon : Combien de temps dort-il ?

Hippothalès : Deux heures.

Ménéxène : À sa place, j’aurais profité de chaque seconde.

Lysis : À sa place, tu aurais été acquitté.

Ménéxène : Dans ta bouche, cela sonne comme un reproche.

Phédon : Il n’a pas demandé qu’on le réveille ?

Lysis : Il dit qu’à son âge, la vessie s’en charge.

Le comédien : Bienheureux l’homme qui écrit ses propres répliques.

Hippothalès : Lysis, je t’en prie, rentre à la maison ! Même Socrate te le demande.

Ménéxène : Hippothalès a raison, pour une fois. Viens, mon amour. Epuisé, tu ne lui es d’aucune utilité.

Lysis : Moi, utile à Socrate ? Tu plaisantes.

Le comédien : Dommage que Platon ne soit pas présent, il se serait délecté de cette petite scène. Ou plutôt non – il l’aurait censurée. Aristophane, par contre… Enfin, je suis là. (Il prend des notes.)

Criton : Et lui ? Il mange, il cause, il dort, comme si de rien n’était.

Lysis : La leçon d’hier était la plus belle : apprendre, c’est se rappeler de ce que l’on savait déjà.

Criton : Nous l’avons déjà entendue.

Phédon : Plutôt cent fois que dix.

Ménéxène : On ne peut pas nier que Socrate a une certaine propension à la répétition.

Le comédien : Un comédien qui craint la redite se trompe de vocation.

Phédon : L’amant de la vérité dispose d’un répertoire extrêmement limité.

Ménéxène : Excellent prétexte pour radoter tout en en tirant fierté.

Lysis : Ménéxène !

Ménéxène : Il ressasse les mêmes choses, mais la qualité et la verve sont toujours au rendez-vous. Un sénile haut de gamme.

Lysis : Ménéxène ! Pour la dernière fois !

Hippothalès (à Lysis) : Je t’ai prévenu : ton cher cousin n’a pas sa place ici.

Criton : Imbéciles ! (À lui-même) : Comment Socrate peut-il supporter la compagnie de gamins et de clowns en des circonstances aussi graves ?

Lysis : C’est lui qui insiste pour qu’on soit à ses côtés.

Phédon : Mais pas sa propre famille. Il leur interdit de venir à la prison sans son autorisation.

Ménéxène : En arrivant, je les ai vus, accroupis sur le seuil. J’ai faillit piétiner le petit.

Criton : Que les dieux nous protègent !

(Silence. On entend le léger ronflement de Socrate. Soudain, un son arrive de loin, comme du ciel. Le son d’une corde cassée, qui meurt, mélancolique.)

Socrate (se réveille) : Qu’est-ce que c’est ?

Criton : Aucune idée.

Phédon : Ça vient des mines. Un baquet a lâché.

Hippothalès : Moi, je dirais un oiseau. Un héron, peut-être.

Ménéxène : Un héron la nuit ? Quel âne ! Un hibou plutôt.

Socrate : Déplaisant. (Il s’étire, se lève, va au coin de la cellule, pisse dans un pot d’émail puis retourne à sa place.)

Criton : Geôlier ! Le pot !

Geôlier (on découvre qu’il était tout le temps dans la cellule) : C’est bon, Monsieur Criton. Je m’en occupe. (Sort le pot.)

Criton : Socrate, on ne t’a pas réveillé, j’espère ?

Socrate : Cela ne fait rien ; je me rattraperai dans la tombe. Lysis, cela fait une semaine qu’on ne t’a pas vu chez toi. Tes parents doivent s’inquiéter.

Lysis : À peine trois jours.

Hippothalès : Socrate, toi, seul, tu as de l’influence sur lui. Cela fait trois nuits qu’il n’a pas fermé l’œil.

Ménéxène : Il les rattrapera dans la tombe.

Socrate : Ménéxène, mon cher. Je m’ennuyais de toi ! Pourquoi me négliges-tu ?

Ménéxène : Quand j’ai appris que tu désirais me voir, j’ai tout de suite accouru.

Lysis : « Tout de suite »… Cela fait un mois que je le presse de venir.

Ménéxène : Je pensais que l’idée était de Lysis. Je ne voyais pas trop pourquoi tu éprouverais le désir de me retrouver.

Socrate : La beauté juvénile est la meilleure compagnie que je connaisse.

Ménéxène : On ne change pas une équipe qui gagne…

Lysis : Le vide aime le plein, le sot aime le sage…

Ménéxène : … Et le laid aime le beau. Tu vois, on n’a pas oublié la leçon.

Socrate : Une leçon d’échec. Plus on avançait, plus on s’embourbait. (Se rappelle.) Tiens, je viens de rêver la solution à tous nos problèmes.

Criton : Tu acceptes de t’évader ?

Socrate :  Plus tard, Criton, plus tard. Il me faut avant tout nous enlever cette épine du pied.

Criton : De quoi parles-tu ?

Ménéxène (à Criton, adoptant un ton didactique) : Tant qu’on ne connaîtra pas le sens de l’amitié, personne n’a le droit de revendiquer le titre d’ami. Surtout pas toi.

Socrate : Ménéxène, tu es devenu mon plus fidèle allié.

Criton : Vas-y donc. Mais vous autres, ne l’encouragez pas. Qu’on en termine au plus vite !

Ménéxène : Oui, papa.

Lysis (haletant d’impatience) : Alors ?

Socrate : Nous manquions de finesse, voilà tout. L’amour est un poisson rare, pour l’attraper, il faut un équipement spécial.

Hippothalès : Je croyais que l’intimidation suffisait.

Ménéxène (apprécie) : Hippothalès.

Socrate : Nous l’avons pêché avec un filet à deux mailles : le semblable et le contraire. Trouons-en une troisième : ce qui n’est ni semblable, ni contraire.

Lysis : Socrate, tu parles scythe.

Socrate : Il n’y a pas que le bon et le mauvais dans ce monde. L’homme, par exemple, est rarement l’un ou l’autre

Phédon : Voyez Ctésippe.

Lysis : C’est exactement ainsi que je me vois, parbleu ! Ni juste, ni injuste.

Hippothalès : Sauf avec moi !

Ménéxène : Avec moi il est adorable.

Socrate : Pensez au corps.

Criton : On y pensera demain, en Thessalie. 

Socrate : Un corps en tant que tel n’est ni sain, ni malade. Quand il contracte la maladie, parfois celle-ci est passagère, parfois elle s’installe pour de mal. Est-ce qu’une vie dans un corps abîmé vaut-elle d’être vécue ?

Lysis : Non !

Le comédien : C’est ton âge qui parle, petit. (Se met à faire du Socrate) : Si ta vieille mère tombait malade, tu lui conseillerais le suicide ?

Lysis : J’appellerais le médecin.

Le comédien : Mais s’il lui ampute une jambe ou deux, tu lui demanderas d’achever le travail. (Lysis ne répond pas.)

Socrate (plaide sa cause devant son sosie) : Tu ne contestes pas que la santé de l’âme prime sur la santé du corps ?

Le comédien : Tout dépend du métier du bonhomme. Un soldat ferait bien de cultiver son corps.

Ménéxène (de son coin) : Ou de se couper un membre et vivre…

Socrate : C’est en attrapant le mal qu’on doit se lier d’amitié avec le médecin.

Phédon : Nos Athéniens ne l’ont pas entendu de cette oreille.

Socrate : Notre âme aussi n’est ni bonne, ni mauvaise ; mais dès qu’elle entre en contact avec le mal, elle doit désirer la compagnie du bien. Autrement, elle tombera en déchéance. (Pause.) Alors, celui qui n’est ni juste ni injuste, de qui est-il l’ami ?

Lysis : Pas de son semblable, car il ne lui apportera que ce qu’il a déjà.

Ménéxène : Ni du vilain, car cette amitié lui sera nuisible.

Lysis : Le « ni… ni… » est l’ami du bien !

Socrate : Bravo !

Lysis : Et la sagesse ? Nous ne l’aimons pas spontanément ?

Ménexène : Certainement pas le sage, car il n’en a pas usage.

Socrate : Heureusement, cette plénitude ne concerne que les dieux.

Le comédien : Les dieux n’aimeraient donc pas la sagesse ? C’est un peu hérétique.

Socrate : Pour aimer la sagesse, il faut qu’il leur en manque ; ce qui est pire.

Ménéxène : Un dieu ne peut donc pas être philosophe… Pas même Apollon ?

Le comédien : Reste à découvrir s’il aime les philosophes…

Socrate : L’amour de la vérité sert celui qui a attrapé la bêtise mais la bêtise ne l’a pas encore attrapé. (Pause.) Il s’ensuit qu’il n’y a d’amour que de la perfection.

Lysis : Comme la perfection n’est pas humaine, l’amour ne l’est pas non plus.

Socrate : Bien au contraire : un homme sans amour est une bête. Une chose. (Pause.) L’amour est humain, mon cher Lysis, c’est son objet qui ne l’est pas. Car nul n’est parfait.

Hippothalès : Sauf Lysis.

Lysis : Assez !

Ménéxène  : Tout amour serait donc voué à l’échec. 

Socrate : Un pas vers la perfection est déjà un triomphe de soi.

Le comédien (à Socrate) : Condamné à mort, tu devrais tomber follement amoureux de la vie, pourtant tu refuses de t’évader.

Socrate : Toi aussi !

Le comédien : Ma curiosité est strictement professionnelle. (Il ressort son calepin.) Je me suis trop investi dans ton personnage pour l’abandonner à la concurrence. Je parie d’ailleurs que la disparition de l’original triplera la demande pour son double.

Criton : Quelle insolence !

Phédon : Mais pour la bonne cause.

Le comédien : Peu de comédiens ont la chance d’interroger le personnage sur ce qui le pousse et repousse. Quand je joue Œdipe ou Agamemnon, par exemple…

Socrate : J’ai une surprise pour toi : j’aime la vie. Comme d’habitude.

Geôlier (entre) : Socrate.

Criton : Pas maintenant ! On parle !

Socrate (au geôlier) : Oui, mon ami, en quoi puis-je t’être utile ?

Geôlier : Mille pardons, mais votre dame et les gosses sont là. Est-ce qu’ils peuvent entrer ? Juste un instant.

Socrate : Criton ! N’ai-je pas été suffisamment clair ! J’ai ordonné qu’ils m’attendent à la maison ! (Au comédien) : Je n’ai pas oublié ta question. Au fait, comment t’appelles-tu, déjà ?

Le comédien : « Socrate » - jusqu’à nouvel engagement.

Socrate (rit de bon cœur) : Cet homme me plaît. Tant qu’on y est, tu ne pourrais pas me filer un cours intensif de musique ?

Le comédien (tend la main) : Contre la clef de ton personnage.

Socrate : Je n’en fais pas mystère : la clef, c’est mon démon. (Le comédien joue le thème du démon – « C’est une poupée… » ) Le malin vient d’ailleurs de me jouer un vilain tour : il veut que je fasse de la musique. « Tu veux parler de muse », lui dis-je. Mais lui : « Arrête de parlementer ! Compose ! »

Ménéxène : Discuter, discuter ; même dans ses rêves. 

Geôlier : Qu’est-ce que je leur dis ?

Socrate (s’emporte) : J’ai dit plus tard ! (Le geôlier sort. Au comédien) : Tu sais, moi et la musique ne faisons pas bon ménage. J’ai deux oreilles gauches. (Tous rient, doublement embarrassés. Le geôlier revient.)  Excuse-moi, mon cher. Criton ! Du vin ! Offres-en d’abord à notre hôte d’honneur (indique le geôlier) - le seul qui ne soit pas ici de son plein gré.

Criton (verse une coupe au geôlier, qui n’ose refuser, puis à Socrate) : Suis mon conseil, et il sera libre, lui aussi. 

Socrate : Monsieur a de la suite dans les idées.

Criton : Deux fois deux font quatre, malgré ton ironie.

Socrate : J’ai rêvé aussi du bateau.

Phédon : Des âmes charitables annoncent son arrivée trois fois par jour.

Criton : Socrate, tout est réglé. Les autorités fermeront les yeux, les amis de Thessalie sont prêts à nous accueillir, et les marins attendent ton feu vert pour lever l’ancre.

Socrate : Mon prochain voyage sera avec Charon. À mon âge, il vaut mieux éviter le grand large.

Le comédien : On prétend que l’eau du Styx est tumultueuse.

Ménéxène : Et Charon n’est plus très jeune.

Hippothalès : De quoi parlent-ils ?

Lysis (se joint à la meute) : Tu n’as pas lu le Phédon ?

Criton : Quels sots !

Ménéxène : Il y en a trop.

Criton : Pardon ?

Ménéxène : D’eau.

Le comédien : Pour les seaux.

Criton : Socrate, je t’en supplie, renvoie cette bande de coquins. On parle de vie et de mort, et eux s’amusent à des jeux de mots.

Socrate : C’est moi qui ai donné le la… La jeunesse ! Un peu de respect ! (À Criton) : Causons, mon ami. Mais de quoi, au juste ?

Criton : Pas de causeries ! Il nous faut agir. Dis oui, et tu sauveras ta vie.

Phédon : Ainsi que notre âme à tous.

Socrate : C’est bien d’âme qu’il s’agit. Est-ce qu’en sauvant ma vie, je sauve mon âme ou je la compromets ?

Le comédien : Commence par sauver ta vie, tu t’occuperas du reste plus tard.

Socrate : Mes amis, votre fidélité risque de me coûter trop cher.

Criton : Socrate, garde tes énigmes pour la croisière.

Socrate : C’est pourtant simple : si ton conseil est compatible avec le bien, il est précieux ; s’il ne l’est pas, il est exorbitant.

Le comédien : Il est donc interdit de fuir l’injustice ? J’ai dû rater cette leçon.

Criton : Tu vois : ainsi parle un homme désintéressé.

Socrate : Il a besoin de moi pour son enquête. (Au comédien) : Toute ma vie, je n’ai reconnu qu’une opinion.

Phédon (à lui-même, dépité) : Encore…

Le comédien : La tienne ?

Socrate : Non, mon brave. La tienne.

Le comédien : Ça tombe bien ; je te conseille de partir.

Socrate : Dialoguons d’abord. Si à la fin tu m’ordonnes de prendre la fuite, je t’obéirais, je le jure par Zeus.

Le comédien : Et le Grand Tourbillon.

Criton (à lui-même) : Il ne s’évadera jamais.

Socrate : Tu me conseilles donc l’évasion ?

Le comédien : Sur-le-champ !

Socrate : Sans clarifier le sens d’un tel acte ?

Le comédien : Le sens d’évasion ? ! Je te le donne : s’évader, c’est partir d’un lieu où tu ne veux pas être vers un lieu où tu préfères être.

Socrate : Mais c’est un philosophe-né ! Il s’ensuit qu’on s’évade du mal vers le bien ?

Le comédien : Tu apprends vite.

Socrate : Il vaut mieux que je m’assure au préalable que l’endroit d'où je pars est mauvais, et que l’endroit où je vais est bon.

Le comédien : La vie est meilleure que la mort.

Socrate : Que la vie soit excellente, je te le concède ; surtout en compagnie si choisie. Mais quant à la mort, je confesse ma totale ignorance. Si tu en es expert, je serais ton disciple assidu.

Lysis (au comédien) : Surtout ne lui dis pas « tout le monde le sait. »

Le comédien : Tout le monde sait qu’il n’y a pas pire que la mort. (Ils gémissent tous, reconnaissant une nouvelle joute perdue.)

Socrate : Et toi, tu le sais aussi.

Le comédien : Comme elle ne peut pas être bonne, qu’est-ce qui reste ?

Ménéxène (imite Socrate, lors du procès) : « En me condamnant à mort, vous me rendrez un franc service. Mourir, dormir. C’est tout. Et dans le sommeil, mettre fin aux mille coups assénés à la chair et à l’âme. Un vieillard de soixante-dix ans ne peut demander mieux. »

Lysis : Mais les morts n’ont pas de garanties contre les cauchemars.

Le comédien : D’accord, on ne sait rien de la mort. Mais entre l’inconnu et le bien, il est raisonnable de choisir le bien. D’ailleurs, rien ne presse : tu auras largement le temps d’y goûter, à ton inconnu.

Socrate : Quel adversaire redoutable ! Il finira par me convaincre. Maître ! Où as-tu appris tout cela ?

Le comédien : À l’école de la vie. Je n’en ai jamais fréquenté d’autre.

Phédon (comprend que ce bouc ne donnera pas de lait) : Socrate, tu n’as vraiment pas peur de mourir ? Car il se peut que ce ne soit pas Homère qui t’attende à Hadès, mais le néant.

Socrate : Possible.

Phédon : N’est-ce pas l’inconnu qui nous remplit d’angoisse ?

Socrate : Une preuve supplémentaire de la sottise humaine.

Le comédien : L’angoisse devant la mort n’est pas sotte, elle est naturelle.

Socrate : La sottise l’est davantage ; est-ce qu’elle m’engage ? Quand la nature nous tire vers le bas, elle ne fait que cela, fournissons des efforts surnaturels pour remonter la pente. (Pause.) L’avenir est anti-philosophique !

Le comédien : Tu n’y vas pas un peu fort ?

Socrate : Un énoncé sur l’avenir n’est ni vrai, ni faux, il est divinatoire. Or le philosophe n’est pas un prophète.

Le comédien : Pas en son pays, en tout cas.

Socrate : Imaginons que Criton ne m’aide pas à m’évader. Serait-il coupable de mensonge ou de parjure.

Criton : Ni de l’un, ni de l’autre. Mets-moi à l’épreuve !

Lysis : J’ai compris ! S’il est sot de croire savoir ce qu’on ne sait pas, il est très idiot de croire savoir ce qu’on ne peut pas connaître : l’avenir !

Socrate : Bravo, mon fils. Je peux partir tranquille.

Phédon : Le philosophe n’aurait donc pas le droit d’avoir peur ?

Le comédien : Quelle profession terrifiante ! Un comédien qui perd le trac doit tirer sa révérence. (Fait de nouveau le ventriloque.) « Socrate ! Arrête de philosopher ! Compose ! »

Socrate : Quel soulagement ! Car la musique, vois-tu, n’est pas mon truc, avec mes deux oreilles gauches (cette dernière phrase est récitée aussi pas le comédien, Lysis et Ménéxène. Socrate reprend le fil, s’adresse au comédien.) À supposer que la vie soit meilleure que la mort, est-ce que tu ferais tout pour la prolonger ? Même au prix de ton âme ?

Ménéxène : Ça recommence.

Le comédien : À quoi me servirait une âme sans vie ?

Socrate : M’accordes-tu au moins que l’injustice est laide et la justice, belle.

Le comédien : Cela dépend où. Au théâtre, par exemple, c’est le vilain qui plait le plus. Essayez d’amuser un public avec une bande de justes… À Athènes, passe encore ; mais en province, c’est satisfait ou remboursé.

Ménéxène : Il a raison. Sans rapt, sans viol, sans crime, quoi, de l’Iliade ne resteraient pas dix lignes.

Lysis : Et Pénélope serait l’unique rescapée de l’Odyssée.

Socrate : Par Apollon, je ne sacrifierais pas une virgule d’Homère. (Pause.) Hélas, deux fois deux font quatre. Une vie où ils feraient parfois cinq, parfois chiens, serait tellement plus amusante. Voici pourquoi la vérité n’attire pas les foules.

Le comédien : Ta fin justifiera les moyens. Elle est osée.

Socrate : La fuite deviendrait par trop prévisible.

Lysis : Donc ennuyeuse. Ton rêve.

Socrate : Si je m’évade, la fin s’étirera en langueur et le public te conspuera. Vous me voyez en retraité à Colonne ?

Hippothalès : Ce débat me dépasse. Je vais dormir. (Se retire dans un coin.)

Ménéxène : Je ne dirais pas non à un petit somme. Lysis, partons.

Lysis : Et s’il s’évadait cette nuit ?

Ménéxène (ironiquement) : Qui ? Bien, je dormirai ici.

Lysis : Je te rejoins tout de suite. (Ménéxène se retire à son tour. Lysis pose sa tête blonde sur le genou de Socrate, qui la caresse, gentiment.)

Le comédien : Le héros tragique change uniquement si quelque chose l’y oblige. L’épidémie à Thèbes, par exemple.

Criton : Si le procès de Socrate n’est pas une « force majeure », alors je n’en connais pas ! 

Socrate (au comédien) : Changer, ou devenir enfin lui-même ?

Le comédien : Concédé.

Socrate : Et si le héros se connaît déjà ?

Le comédien : Hubris !

Socrate : Il sait de lui-même le pire : qu’il ne sait rien.

Le comédien : Alors comment sait-il qu’il ne doit pas prendre la fuite ?

Socrate : Le démon.

Criton (à Socrate) : Est-ce que tu as pensé à tes trois orphelins ? Surtout au petit, il est si jeune. Qui se chargera de son éducation ?

Socrate (à Criton) : J’ai toujours écouté la voix de la raison, je n’ai écouté qu’elle. Ai-je fait fausse route?

Criton : Les circonstances ont changé.

Socrate : Est-ce que deux fois deux changent selon les humeurs du temps ?

Criton : Ce n’est pas comparable.

Socrate : Quand la roue tourne en ma défaveur, je devrais devenir sentimental ?

Criton : Le sort de tes enfants serait un enjeu sentimental ?

Socrate : Et si ma fuite était un crime ? Ne proteste pas - j’ai dit « si. » Je parie que tu serais alors le premier à m’interdire tout contact avec mes enfants.

Le comédien : En quoi une victime peut-elle causer du tort à ses bourreaux ? 

Criton : Il a raison : fuir l’injustice ne peut pas être un crime. S’il fallait tuer le garde, alors là, je me poserais des questions. Encore que. Mais comme il est question d’argent qui transite d’une poche à l’autre, avec la sournoise bénédiction des autorités qui plus est… (On gratte à la porte. Le geôlier va voir.)

Geôlier : C’est le petit. Je le laisse entrer ?

Phédon : Socrate, c’est un bébé. Laisse-le venir à toi !

Socrate : Alors que je risque d’être un père indigne ? ! (Au geôlier) : Plus tard. (Aux autres) : Nous en étions à… (Ils se tiennent cois, plutôt choqués.) À vous de prouver que fuir l’injustice n’est pas de l’injustice. (Silence de mort. Socrate cherche à détendre l’atmosphère, sans trop en comprendre la cause.) Criton, quel mauvais hôte tu fais ! Du vin ! (Au geôlier) : Mon ami, tu n’as pas touché au tien. Tu crains qu’on te saoule pour te passer sous le nez ? (Verse du vin dans la coupe du geôlier.) À ta santé !

Geôlier : Socrate, si c’est à cause de moi que tu restes, pars tout de suite ! Je m’arrangerais.

Ménéxène (de son coin) : Et si c’était un piège des autorités ?

Le comédien : On dirait le Dernier Banquet. Seul Judas manque à l’appel.

Criton : (à Socrate) : Même le geôlier t’encourage à t’en aller d’ici.

Socrate : L’Etat m’a jugé et condamné. Point à la ligne.

Phédon : Tu es innocent. Point final.

Socrate : Conclusion ?

Phédon : Selon Criton, fuis !

Socrate : Et selon Phédon ?

Phédon : J’épouserais ta décision, quelle qu’elle soit.

Socrate : Pas d’argument d’autorité. Seule la raison tranchera ; or la raison, nous en avons tous la même, et en quantité égale.

Le comédien : Pouce ! Je vous perds, les amis. Hippothalès, une dernière partie puis dodo ? Il dort déjà. Ménéxène ? Pareil. (Il prend sa cithare et se met à gratter, doucement.)

Phédon : Socrate, arrête de nous tourmenter, et arrive au but.

Socrate : Est-ce qu’on a le droit de rendre le mal contre le mal ? Réfléchis bien, car ta réponse décidera de ma vie. Je répète : ai-je le droit de blesser celui qui me frappe ? D’injurier celui qui me calomnie ? De tuer celui qui cherche à me tuer ? Ils sont peu nombreux, ceux qui répondront « non. »

Le comédien : Des noms ! Des noms !

Socrate : Phédon, que ton langage soit oui, oui, non, non, le reste appartient au diable.

Ménéxène (de son nid) : Et le « ni… ni… » ?

Socrate : Les amis, je vous préviens, c’est notre schibboleth - celui qui n’est pas avec moi est contre moi.

Le comédien : C’est un peu parano.

Socrate (à Lysis) : Tu pleures ? (Caresse sa chevelure.) Promets-moi de ne pas raser tes cheveux en signe de deuil ! Je refuse que ma mort, qui débarrassera le monde de tant de laideur, en ajoute une nouvelle. Jure !

Lysis (s’étouffant) : Je le jure.

Socrate : Merci, mon enfant.

Criton : Sans toi nous sommes perdus.

Socrate : C’est donc pour vous être aimable que je dois me sauver ?

Criton : C’est cela, l’amitié.

Socrate : Même au prix du salut de mon âme ? D’ailleurs, corrompue, elle ne vous sera d’aucune utilité.

Le comédien  (écrit dans son calepin) : « Il semble rechercher la mort, coûte que coûte. Mais à quelle fin ? Mystère. » Socrate, tu me permets une petite indiscrétion ? Comme je te sens sur le départ, j’aimerais éclairer quelques zones d’ombres dans ta psychologie.

Socrate : Psychologie ? Pas dans mon école. Je la laisse aux femmes.

Le comédien : Certes. Mais dis-moi : qu’est-ce qui te pousse ? (Pour Socrate, c’est de l’hébreu.) Qu’est-ce qui te motive ? Qu’est-ce que tu ressens ? Rien. Il ne ressent rien. Autre chose encore : est-ce que tu éprouves de l’amitié pour les Athéniens ? Non. Alors tu aurais dû les envoyer paître. Au fait, le plus sage des hommes peut-il être l’ami de qui que ce soit ?

Socrate : De la vérité.

Le comédien : Réponse incomplète.

Socrate : Mais courte.

Le comédien (à lui-même, note dans le carnet) : « Il n’est pas vraiment humain. » (Pause.) « Mais l’homme seul est à même d’accéder à un tel degré d’inhumanité. » (Chante les paroles de Pascal. Criton et Phédon s’assoupissent à leur tour.) 

 

Qu’on laisse un roi tout seul,

sans compagnie,

sans satisfaction de l’esprit,

penser à lui tout à loisir ;

et l’on verra qu’un roi

sans divertissement est

un homme plein de misères.

Ainsi le roi est environné de gens

qui ont un soin merveilleux de prendre garde

qu’il ne soit seul et en état de penser à soi,

sachant bien qu’il sera malheureux,

tout roi qu’il est, s’il y pense. »

 

Lysis (à moitié endormi) : C’est toi qui l’as écrit ?

Le comédien : Tu parles. L’auteur vivait en ermite ; il s’est donc débrouillé pour mourir jeune.

Lysis (baille) : On dirait du Socrate.

Le comédien : Mais chez lui, c’est le roi qui divertit ses courtisans. Qui n’en demandent pas tant ! (Ouvre le calepin, écrit) : « À force de courtiser la racaille on  récolte la croix. »

Socrate (marmonne) : On chercherait la compagnie pour fuir la solitude… On aspirerait à la beauté pour ne pas voir la laideur… (S’écrie) : Non !!!

Hippothalès (se réveille en sursautant) : Qu’est-ce qui se passe ?

Socrate : Mon démon dit « non. »

Ménéxène : Dit lui de revenir demain.

Socrate : Il trouve notre idée de l’amour négative.

Le comédien : Le démon la trouve négative ? C’est le comble.

Socrate : Autre chose encore.

Le comédien : Quoi ?

Socrate : Il dit « Lysis. »

Hippothalès : Ton démon a bon goût.

Le comédien : Un nouvel oracle…

Socrate : Il ne supporte pas qu’on traite le bien l’antidote du mal.

Le comédien : Le démon ? 

Socrate : Il a raison : cet amour thérapeutique me répugne. (Revient à l’évidence.) Je n’aurais donc pas aimé la vérité si le mensonge n’existait pas…

Le comédien : Il existera tant que le théâtre existera.

Socrate (rumine) : J’ai passé ma vie à aimer la sagesse uniquement à cause de la bêtise…

Le comédien : La bêtise des autres semble te donner des ailes.

Socrate (rumine toujours) : Je n’ai prêché la justice qu’à cause des mauvais… (Se tait, désemparé.)

Le comédien (croit détenir une clef précieuse. Ecrit) : « C’est donc le pis-aller qui l’a rendu si méchant. » (Revient à Pascal, l’hymne de la réactivité.)

Socrate (le roi s’ennuie) : Criton, j’abdique. Partons. Le pauvre s’est endormi. Phédon ? Pareil. Partons quand même. Ça y est, nous sommes dans le port du Pirée. Tiens, les Lois m’attendent sur le quai. « Halte ! Socrate, qu’est-ce que tu fabriques ? » (À partir de ce moment, et jusqu’à l’arrivée de l’émissaire, Socrate mène un monologue à plusieurs voix. Le comédien, dernier rescapé du somme général, lui sert parfois d’écho.) Je prends la fuite, parbleu ! « Et nous alors ? » Qu’est-ce que je leur dis, qu’elles embarquent avec moi ? Le bon Criton me sort de l’embarras : « Athènes vous a trahies. Nous essayons de réparer ses torts. » « Merci, nous disent les Lois, merci infiniment. » Nous montons sur le pont. Mais les Lois son têtues : « Ainsi, chaque citoyen a le droit de se faire justice lui-même ? » Criton répond du tac au tac : « Laissez-nous passer ! Je vous préviens : la mort de Socrate vous pèsera sur la conscience ! » Elles semblent céder : « Le verdict est injuste, c’est sûr. » Pause. « Mais pourquoi devons-nous en pâtir ? Est-ce qu’on t’a fait du mal ? »

Le comédien : C’est le monde à l’envers : mon personnage se prend pour moi.

Lysis (endormi) : Socrate, avec qui parles-tu ?

Le comédien : Avec lui-même. Quoi de neuf ?

Socrate : Dors, mon enfant, dors, je te réveillerai pour le débarquement. (Revient au soliloque) : Les Lois me traitent comme le dernier de la classe : « Commençons par le commencement. Tu n’es pas satisfait de l’éducation que nous t’avons prodiguée ? » Tant s’en faut. « Avons-nous protégé tes biens ? »

Le comédien : Du beau travail, les amies !

Socrate : « Qu’est-ce que tu nous reproches, alors ? Il se tait. Cela fait soixante-dix ans que nous nous occupons de toi et des tiens, t’élevons, te marions… »

Le comédien : Avec le succès que l’on sait.

Socrate : « … Éduquons tes enfants. »

Le comédien : Quelqu’un devait s’en charger.

Socrate : « Et tout ce temps, tu ne t’es jamais plaint. Etait-ce par crainte ? »

Le comédien : Vous n’êtes pas au courant : la peur est antiphilosophique.

 Socrate : « Tu ignorais peut-être qu’un citoyen pouvait faire ses bagages à tout instant et s’en aller d’ici ? » Je suis resté avec vous en toute âme et conscience.

Le comédien : Il vous est même reconnaissant de l’avoir toléré si longtemps.

Socrate (joue les lois) : "Tous les citoyens d’Athènes ne cessent d’aller et de venir, et toi seul, tu ne la quittes jamais, si ce n’est pour te battre pour elle. Tu devais te plaire parmi nous. »

Le comédien (joue Socrate) : Je ne le nie pas.

Socrate : « Avions-nous négligé de te signaler qu’en restant à Athènes, tu t’engageais à accepter nos décisions, quelles qu’elles soient ? » Criton s’emporte : « Et si le législateur est un tyran ? ! »

Le comédien (joue les Lois) : « Il doit obéir, ou payer de sa personne. »

Socrate : Phédon s’en mêle : « Quand les Trente t’ont donné l’ordre de ne plus parler aux jeunes, qu’as-tu rétorqué ? » Comment obéir avant de savoir qui est jeune ? Les Trente ont réponse à tout : un jeune est quelqu’un qui a moins de trente ans.

Le comédien (joue Socrate) : Et si un homme de vingt-huit ans venait à me demander l’heure ?

Socrate : Ils ont fini par m’interdire tout contact avec la jeunesse.

Le comédien : Et tu as désobéi.

Socrate : Obéir aurait été une hérésie. Phédon me gronde : « Mais c’était la loi ! » Non, un caprice de tyrans. Phédon sent ma position s’affaiblir : « Même la parole d’un tyran fait loi. » Criton prend la relève : « Quand ils t’ont ordonné de partir à Salamis et ramener Léon à Athènes, qu’as-tu fait ? » Je suis rentré chez moi. Le démon m’a interdit d’être le complice d’un meurtre. « Meurtre ? ! Non, désir de prince. »

Le comédien (joue Phédon) : « Socrate, la Loi n’est pas un menu à la carte ! »

Socrate : Si les Trente m’avaient exécuté, je n’aurais pas crié au scandale.

Le comédien : « Même pendant la démocratie, tu t’es accordé quelques libertés avec les autorités. »

Socrate : En désobéissant, j’ai risqué ma vie, alors que maintenant, je chercherais à la sauver.

Le comédien : « La loi c’est la loi ! »

Socrate : Mes amis et moi tombons enfin d’accord. Criton s’énerve pour de vrai : « Socrate, tu cherches toujours la contradiction. On vient de démontrer qu’il est parfois civique de transgresser la loi. »

Le comédien (écrit dans son calepin) : « Moins il est méchant, plus intelligents deviennent ses interlocuteurs. Un peu de bonhomie lui aurait donc tant coûté ? »

Socrate : Une action qui fait tant mon affaire me paraît suspecte.

Le comédien : Tu es devenu psychologue sur le tard ?

Socrate : Criton sort l’ironie : « Rien n’est gratuit qui vaille. » (On entend un léger grattage contre la porte. Le geôlier va ouvrir, c’est l’émissaire du tribunal. Le geôlier lui fait signe de se taire. Socrate continue.) Les Lois en ont assez de nos palabres : « Les dégâts de ta fuite, les mesures-tu ? L’année où les Trente ont écrasé tes concitoyens leur paraîtra un havre de paix en comparaison. Leurs femmes ne pourront plus marcher dans la rue, leurs enfants seront égorgés pour un oui pour un non. Mais monsieur sera déjà ailleurs, expliquant à qui veut bien l’entendre qu’il a fui l’injustice. Malheur à la cité qui accueillera un homme comme toi ! »

Geôlier : Socrate, l’émissaire est là.

Socrate (indique les dormeurs) : Shhh. (À l’émissaire) : Cela me fait plaisir de te rencontrer. J’ai toujours apprécié nos conversations. (L’émissaire garde le silence.) Qu’est-ce qui peut t’amener parmi nous, en plein milieu de la nuit ? Tu boirais quelque chose, j’espère. Geôlier, aies la bonté de lui servir un peu de vin, s’il te plaît. (L’émissaire décline l’offre, fort embarrassé.)

L’émissaire (qui cherche à gagner du temps) : J’ai trébuché sur un bébé à l’entrée. (Au geôlier) : Il est à toi ? Tu sais que c’est interdit par le règlement. (Le geôlier ne souffle mot.) Socrate, je suis sûr que tu ne m’en voudras pas comme les autres. J’ai supplié pour qu’on me remplace. Tu m’en veux ? Le bateau de Délos vient de jeter l’ancre. (Il éclate en sanglots.)

Socrate (le console) : Un homme doit remplir son devoir.

L’émissaire : Quel malheur ! Toi, le meilleur des hommes ! Tu n’es donc pas fâché contre moi ? Je n’y suis pour rien, tu le sais bien. Si seulement je siégeais au jury !

Le comédien : Tu sais, une voix de plus ou de moins…

Socrate : Je n’en veux pas à mes faux ennemis, alors à toi, qui m’a toujours soutenu ? Sans toi, je serais déjà mort d’ennui.

L’émissaire (n’en peut plus) : Adieu, Socrate. (Indique le geôlier.) Il te montrera comment faire pour ne pas souffrir. (Tend la coupe à Socrate et se retire de la cellule en pleurs.)

Criton (se réveille) : Alors, Socrate, on part ? (Socrate se tait. Criton jette un coup d’œil au comédien, qui lui fait « non » de la tête. Criton découvre la coupe.) Non !

Socrate : Shhh… On dort.

Criton : Il n’est pas trop tard. Tu as jusqu’au coucher du soleil. On sera déjà en pleine mer.

Socrate (sourit, étant déjà ailleurs) : Criton, je me suis lavé hier soir. Inutile de déranger les purificatrices.

Criton (fait semblant de ne pas comprendre) : La Loi te laisse jusqu’à minuit. Rien ne presse. (Socrate ne réagit pas.) Grâce à toi, les mauvais auront le dernier mot. (Silence.) Socrate, qu’adviendra de nous ? ! (Toujours rien. Criton abdique.) Quelles sont tes dernières volontés ? Qu’attends-tu de nous ?  De tes fils ?

Socrate : Comme d’habitude : veillez sur votre âme, et vous me rendrez le plus grand service.

Criton : Et ton corps ?

Socrate (caresse la tête de Lysis, qui la lève, sourit, et retombe dans le sommeil. Socrate la couche par terre, se lève et s’agenouille pour prier) : Cher Pan, et vous, divinités de ces lieux.  Merci de m’avoir donné la beauté intérieure. Merci d’avoir mis le monde en harmonie avec mon âme. (Boit le calice d’un coup.)

Criton : Et les enfants ?

Socrate : Ne les réveille pas. Qu’ils se souviennent d’un vieux bavard plutôt que d’un moribond ! (Se retourne contre le mur. Après quelque temps parle,  sa tête est toujours contre le mur ; agonisant, il éprouve des difficultés à respirer) : Criton… Je dois un coq à Esculape… Il m’en voudrait  terriblement… Jamais malade… Sacrifie-lui un coq… (Criton grommelle. Le comédien joue de sa cithare, chante Pascal. Socrate a des spasmes, expire. Passe un laps de temps.)

Lysis (parle en rêve) : Deux fois deux font quatre.

Ménéxène (se réveille, regarde la scène, le comédien hoche la tête. Il comprend) : Deux fois deux peuvent faire n’importe quoi. Notre démon n’est plus.

 

 

 

 

 

FIN

 

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