La dernière mort de Socrate II

 

DEUXIÈME ACTE

 

 

LE PROCÈS

 

  

Amphithéâtre ou arène. Ambiance de combat de boxe ou de gladiateurs. Fumée, alcools, vacarme. On y trouve des bookmakers, des vendeurs à la sauvette ; quelques jurés jouent aux cartes, d’autres somnolent. Sur un écran géant sont projetés, entre autres images, des gros plans des combattants et des spectateurs ; en bas de l’écran défilent les cotes, fluctuantes, du verdict à venir.

Rappel I : le procès de Socrate s’est joué devant 500 jurés tirés au sort, sans oublier les quelques milliers de citoyens attirés par le sang.

Rappel II : pas de haut-parleurs à Athènes, ce qui rendait le procès quasi inaudible pour presque tout ce monde.

Rappel III : la foule d’alors ne s’intéressait pas plus à la philosophie que celle d’aujourd’hui ; au spectacle de la vie et de la mort, si. Toujours. Elle est donc impatiente avec les prouesses par trop spirituelles des uns et des autres, et n’hésite pas à le faire savoir.

 

 

Socrate (rit de bon cœur ; il est le dernier à applaudir le spectacle) : Bravo ! Bravo ! (Le comédien revient dans sa corbeille, fait une révérence vers Socrate et disparaît.) L’auteur ! (Pause.) Où est l’auteur ? Le timide – il est resté chez lui en ce jour de triomphe. (Pause.) Bravo ! Comme le dit Platon, « quand les muses se construisent un temple, elles le fondent sur l’âme d’Aristophane. » Quel génie ! (Pause.) Cela dit, qui suis-je pour mériter tant d’honneur ? Même le grand Solon, même Périclès ne figurent pas dans ses comédies. Il est vrai que si le personnage ne s’appelait pas « Socrate », même ma femme ne l’aurait pas reconnu.

De la foule : Que si ! Elle l’aurait même co-signé !

Socrate : Mais quel talent ! Quelle imagination ! (Se souvient avec délectation.) La puce bottée… Le moustique-trompette… Bravo. (Pause.) Quoique… L’histoire des nuées n’est pas fameuse. Enfin, personne n’est parfait.

De la foule : Il se prend pour un critique théâtral…

Socrate (se rappelle du but de la réunion. Il étale l’acte d’accusation et lit) : « Premier article : Socrate a l’insolence d’étudier les choses terrestres et célestes. » Mélitos, approche-toi, mon ami. Viens, je ne mords pas. (0n découvre Mélitos. Socrate lui passe l’acte.) Ce chef-d’œuvre est bien de toi ?

Mélitos : Et je n’y changerais pas une virgule.

Socrate : Je serais donc astronome, selon toi ?

Mélitos : Et le plus dangereux qui soit, car tu contestes le savoir de nos ancêtres.

Socrate : Moi, qui ne sais rien, je me permettrais de me prononcer dans des domaines si lointains !? Voyons, tu te prends pour Aristophane, mon vieux. (Pause.) Sois pro ! fut de tout temps ma devise, sois pro ou tiens-toi coi ! Or quelle chance aurais-je de proférer autre chose que des inepties sur les astres, sur les insectes, sur la météo ? Pour mon malheur, je n’y connais goutte. Vous êtes nombreux ici à pouvoir témoigner que mon unique champ de recherche, c’est vous : marchands, marins, poètes.

De la foule : Ephèbes !

Socrate (ignore l’interruption) : Mélitos, si la suite de ton œuvre est du même acabit, serrons-nous la main et allons sceller notre amitié dans le cabaret à côté.

De la foule : Il est trop vieux pour toi, Socrate !

De la foule : Mélitos : ne le lâche pas ! La fête ne fait que commencer !

 

(Gong : fin du premier round.)

Ménéxène : Ça n’a pas chômé.

Le voisin : Le combat démarre sur les chapeaux de roues.

Ménéxène : On n’a pas eu droit au round d’observation.

 

Socrate (aux jurés) : Je vais vous faire une confidence. Depuis mon arrestation, mes amis me harcèlent : « Cesse de prendre le procès à la légère ! L’affaire est sérieuse. Prépare ta défense, Socrate ! » Vous savez ce que je leur réponds ? « Depuis soixante-dix ans, je ne fais que cela. » Ma vie entière est ma défense ; mais c’est la première fois que je dois l’appeler à la barre.

De la foule : La dernière aussi !

Socrate (ignore) : Messieurs les jurés, j’aurais à vous décevoir. Contrairement à mes accusateurs, qui ont déversé sur vous les fruits de leur imagination, je me contenterai de la nourriture la plus fade : la vérité. Je ne saurais vous amuser, le théâtre n’est pas mon fort. J’ai toujours causé avec vous, trop tard pour changer de registre, même s’il y va de ma vie. Allons, causons, comme nous l’avons fait hier et avant-hier, que ce soit au Lycée, au marché ou à l’agora.

De la foule : N’oublie pas les bains publics !

Socrate (ignore) : Mélitos, tu persistes à affirmer que je ne crois pas aux dieux d’Athènes.

Mélitos : Je ne suis pas le seul, par Zeus !

Socrate : Par le Grand Tourbillon ! Est-ce que je croirais en un dieu quelconque ?

Mélitos : Tu ne crois en rien.

Socrate : Messieurs les jurés : faites arrêter cet homme ! Non – enfermez-le, car il déraisonne. Le malheureux prétend que je ne crois en rien, mais, je lis, « deuxième article : Socrate invente ses propres divinités. » Comme s’il disait que Socrate était à la fois sage et sot.

Un des jurés : C’est toi qui le ressasses.

 

(Gong : fin du deuxième round.)

 

Ctésippe : Juges, ne mordez pas à cet appât. Nous n’écrivons nulle part que Socrate ne croit en rien. Nous affirmons « seulement » qu’il renie les dieux d’Athènes, et qu’il croit à ses propres divinités. On est nombreux à l’avoir entendu vanter l’existence d’un démon qui est à son service particulier. Il l’a invoqué le jour-même de son arrestation. L’émissaire du tribunal y était : qu’il se lève et parle ! (Pause.) Où est-il ?

De la foule : Chez lui. Il envoie dire qu’il est malade.

Le voisin : Mais pas du même mal dont souffre Aristophane.

Ctésippe (à lui-même) : Malade mon oeil. (Aux jurés) : J’appelle Lysis, fils de Démocrate, il y était aussi. (Lysis fait « non » de la tête.) Malade quoique présent… Une véritable épidémie d’incivisme. Si ce n’est pas ça, la corruption de la jeunesse. Ménéxène, tu n’as pas attrapé le virus, j’espère. Viens, mon enfant, approche-toi et réponds en toute simplicité : l’accusé a-t-il, oui ou non, parlé d’un dieu privé ? (Ménéxène se lève, jette un regard à Socrate, ne dit mot.)

Socrate : Parle, mon ami, ne leur cache rien, et les dieux t’aimeront comme je t’aime.

Ménéxène (aux jurés) : J’avoue qu’il y était question d’un certain démon ; mais je ne l’ai évidemment pas pris au sérieux. Vous connaissez le sens de l’humour de Socrate…

Ctésippe : Ménéxène, la vérité !

Lysis : Ménéxène, l’amitié !

Ctésippe : Les deux ne vont-elles pas de pair ?

Ménéxène (à Lysis) : Socrate lui-même en est fier, pourquoi me taire ? (Aux jurés) : Quand mon cousin Lysis s’en étonnait, Socrate lui disait, en riant : « Je prierai mon démon de jeter un œil sur toi aussi. »

Socrate : Athéniens, congratulez-moi ! Je ne suis plus athée !

Ctésippe : Tu oses nier que tu te crées tes propres divinités !?

Socrate : Une seule, au dernier recensement… À moins que tu ne comptes les nuées…

De la foule : Hérésie !

Socrate : Ctésippe, est-ce que tu crois à Zeus ?

Ctésippe : Quelle question !

Socrate : Donc pas à Apollon ?

Ctésippe : Je te demande pardon ?

Socrate : Ni à Poséidon…

Ctésippe : Comment oses-tu, félon !

Socrate : J’ai pourtant compris qu’ici, on ne croyait qu’en un seul dieu.

De la foule : Il déconne !

Socrate : Tous les Grecs sont polythéistes, et Socrate seul croit au dieu unique…

Ctésippe : Donc Socrate est anti-grec.

Socrate : Vous, vous adorez tous les habitants de l’Olympe, tandis que moi, un seul démon me suffit… Mon originalité n’a apparemment pas de limites.

Ctésippe : Quel sophiste ! Car qui, à part toi, se permettrait la création d’un dieu ? Pas même Zeus.

Ménéxène : C’est la révolte des faire-valoir.

Le voisin : Ils en ont marre de se faire toujours avoir.

Socrate (satisfait, à la foule) : Enfin un adversaire à ma mesure. (À Ctésippe) : Ctésippe, l’amant d’Athènes et son défenseur le plus dévoué, est-ce que tu m’as vu en prière devant mon démon ? (Ctésippe garde le silence.) Ménéxène ? Criton ? Anitos ?

De la foule : Anitos est malade.

Socrate : Tiens tiens. (Pause.) Est-ce que quelqu’un, ici, m’a vu sacrifier à mon démon ? Silence. Ménéxène, m’as-tu vu prier Zeus ? (Ménéxène ne répond pas.)

Lysis : Ménéxène, réponds, ou tu me perdras !

Ménéxène : Oui, Socrate. Et même trois fois par jour.

Socrate : Et sacrifier à son autel ?

Ménéxène : Plus que de coutume.

Socrate : Mon pauvre démon ne jouit pas de tant de zèle. Drôle de dieu.

De la foule : Ce n’est pas bête.

 

(Gong : fin du troisième round.)

Ménéxène : Ses adversaires paraissent secoués.

Le voisin : Il danse comme un papillon et pique comme une vipère.

Ménéxène : À sa place, je ne baisserais pas la garde. 

Le voisin : Mais avoue qu’il mène largement aux points.

 

Socrate : Attention, pas d’acquittement précipité. Je les connais : « D’accord, diraient-ils, Socrate ne prie pas son démon, ne lui sacrifie rien. Mais il y croit ! » Qu’allez-vous leur rétorquer ?

Ctésippe : Et toi, Socrate ?

Socrate : Je souhaite que vous fassiez tous pareil. Que chacun cultive son démon.

De la foule : Ce type est gâteux.

Socrate : Ménéxène, te souviens-tu, par hasard, du rôle de mon démon ?

Ménéxène : Il te dit ce que tu dois faire ou ne pas faire.

Socrate : Tu le tiens de lui ou de moi ?

Lysis : Ménéxène, fais gaffe ! Le démon dit seulement « non. » (Retour du leitmotiv « non non non… »

Socrate (à Lysis) : Merci, mon enfant ; mon démon ne pourrait rêver d’un meilleur avocat. (À Ctésippe) : Ctésippe, tu n’as pas de démon ? (Ctésippe ne répond pas.) Tu te calomnies, mon ami, tout homme en porte un. Qui d’autre nous met en garde : Tu ne tueras point ! Tu n’invoqueras pas le nom de dieu en vain ! Tu ne convoiteras pas l’âne de ton voisin, ni son amant ! Il n’y a que le « non » qui nous sauve du néant.

Ctésippe : Toi et tes paradoxes. 

Socrate : Chacun de vous dispose d’un démon personnel ; encore faut-il lui obéir - de temps en temps. Athéniens, je vous en conjure : Dites oui au non !

De la foule : Socrate, il faut positiver !

Socrate (à Ctésippe) : Je parie que tu as souvent eu affaire à ton propre démon, ces temps-ci. Non ? Nul ne t’est venu en rêve pour te glisser à l’oreille : « Ctésippe, retire ton nom de la plainte ! »

Ctésippe : Nuit et jour. Mais j’ai su résister.

Lysis : Quelle vaillance !

Ctésippe : Le bien doit toujours prévaloir - dixit Socrate. Même sur l’amitié. A fortiori quand le bien de l’Etat est en jeu.

Socrate (se tape le front) : Ça me revient, dieu merci !  

Ctésippe : Qu’est-ce qui te revient ?

Socrate : La clef de l’amitié ! Je l’avais sur le bout des lèvres, quand on est venu m’arrêter ; mais elle s’est volatilisée depuis. Grâce à toi, Ctésippe, je la tiens.

Ctésippe : La seule clef qu’il te faut, à présent, est celle du cœur des jurés. Deviens leur ami, et tu seras sauvé.

Lysis : Mais laissez-le parler !

Un des jurés : Pas de « mais. » Socrate, le procureur a raison, le temps de la philosophie est révolu. Ctésippe, continue !

Ctésippe : L’amitié, parlons-en. Selon Socrate, si un de ses amis commettait un crime, il le convaincrait de se rendre à la justice. Son ami fait la sourde oreille ? Il le livrera lui-même. Pour son bien, évidemment, car le pire, pour un criminel, est de ne pas payer sa dette à la société.

Socrate : La dette à son âme, plutôt. (Pause.) Ctésippe : si je me trouve coupable, je serai ton obligé jusqu’à mon souffle dernier.

De la foule : Une dette de courte haleine. (Socrate rit, appréciant l’humour noir.)

Ctésippe : « Si je me trouve coupable… » Quel culot ! (Il signale aux huissiers d’ouvrir les portes, Euthyphron fait irruption dans l’arène, l’air possédé.)

« Socrate » (on ne le voit pas) : Mais où cours-tu, Euthyphron ?

Euthyphron : Porter plainte !

« Socrate » : Contre qui ?

Euthyphron : Contre quelqu’un de tel que le poursuivre me vaut le nom de fou.

« Socrate » : Parce qu’il court si vite ?

Euthyphron : Bien au contraire : c’est un vieillard.

« Socrate » : Qui est-ce ?

Euthyphron : Mon père.

« Socrate » (apparaît) : Ton père ? Mais c’est le meilleur des hommes !

Euthyphron : Il l’était.

« Socrate » : Et quel est son crime ?

Euthyphron : Homicide.

« Socrate » : Ton père aurait-t-il tué quelqu’un de la famille ?

Euthyphron : Un meurtre est un meurtre.

« Socrate » : Raconte : que s’est-t-il passé ?

Euthyphron : Notre contre-maître avait bu et, ivre, s’emporta contre un des esclaves et lui coupa la gorge.

« Socrate » : Et alors ?

Euthyphron : Mon père lui fit lier les pieds et les poings, le jeta dans une fosse, puis partit à Delphes pour consulter l’Oracle.

« Socrate » : Ce qui prouve sa dévotion.

Euthyphron : À son retour, il retrouva son prisonnier mort de faim et de froid.

« Socrate » : C’est tout ?

Euthyphron : Il s’agit d’une négligence criminelle.

« Socrate » : Et si tu te trompais ?

Euthyphron : Mon père, mes frères, mes amis en sont convaincus. Mais de toi, Socrate, j’attends du soutien, et même de la collaboration.

« Socrate » : Je t’aiderai autant qu’il est de mon pouvoir.

Ctésippe (signale à l’acteur de se taire. Euthyphron et l’acteur restent figés. S’adresse à Socrate) : Alors, ce « Socrate »-ci t’est mieux connu ?

De la foule : Tais-toi, Ctésippe ! On veut voir la suite.

Socrate : J’avoue éprouver un léger déjà vu.

Ctésippe : Pourtant pas de « Bravo ! », ni de « L’auteur ! »  (À la foule) : Et qui, selon vous, en est l’auteur ?

De la foule : Aristophane ?

Ctésippe : Non, mes amis, ce n’est pas une comédie, ce n’est pas une fable non plus. C’est le compte-rendu exact d’une scène qui a eu lieu ici, à Athènes, il y a peu. Un des disciples de Socrate l’a rédigé.

De la foule : Platon ?

Ctésippe : Ici présent.

Socrate : Platon est certes un philosophe prometteur. Mais quant à ses qualités d’historien… Vous savez, la philosophie n’a pas de contrat avec ce qui s’est réellement passé, son domaine est le nécessaire.

De la foule : Toi aussi, la ferme ! Quand on s’amuse, enfin. (Sentant le vent tourner, Ctésippe signale à l’acteur de continuer.)

« Socrate » (réveille Euthyphron) : Euthyphron ! Je t’aiderai autant qu’il est de mon pouvoir.

Euthyphron : Avec ou sans toi, j’irai jusqu’au bout. J’ai juré que l’assassin paiera le sang versé.

« Socrate » : Je vois que tu as déjà rendu le verdict.

Euthyphron : J’ai confiance en la justice de mon pays. Si mon père est dans son droit, il sera acquitté, j’en suis convaincu.

« Socrate » : Traîner son géniteur devant les tribunaux n’est pas banal ; cela exige même un degré élevé dans la connaissance du bien et du mal.

Euthyphron : Tu veux dire que tu n’aurais pas agi exactement comme moi ?!

« Socrate » : Il se peut. Mais pas avant d’avoir élucidé la question de la piété filiale.

Euthyphron : Pour qui me prends-tu ? J’y ai consacré des heures !

« Socrate » : Heureux homme ! J’en suis encore loin. Tu ne refuseras pas de partager ton savoir avec l’ignorant que je suis ?

Euthyphron : Bien volontiers.

« Socrate » : Qu’est-ce qu’est la piété, Euthyphron ?

Euthyphron : Rien n’est plus simple : la piété est ce qui plaît aux dieux.

Socrate : Et l’impiété est ce qu’ils trouvent odieux. Par Zeus, il fallait y penser. Et tu connais évidemment leur plaisir et déplaisir.

Euthyphron : Tout ce que notre sainte religion interdit leur déplaît, point final.

« Socrate » : Cela sonne logique, mon ami. Pour être pieux, il suffit d’éviter ce que les dieux désapprouvent.

Euthyphron : Tu vois.

« Socrate » : Cela dit, les dieux sont-ils toujours d’accord entre eux ?

Euthyphron : Je ne dirais pas ça. Dans l’Iliade, ils ne cessent de se bagarrer.

« Socrate » : Mais ils se réconcilient dans l’Odyssée… (Rires.) Alors, comment connaître le fond de leur pensée ?

Euthyphron : Socrate, tu fais semblant, on te connaît. Car les dieux ne diffèrent jamais sur la question qui nous préoccupe : il faut châtier le crime !

« Socrate » : Malheur à qui pense autrement ! Reste à déterminer si un acte est criminel ou pas. Tu sais, quand deux dieux s’accusent mutuellement, l’Olympe est également divisé : les uns votent pour l’un, les autres votent pour l’autre, d’autres s’abstiennent – hé ! Euthyphron, où vas-tu ? Nous sommes en pleine leçon !

Euthyphron : Une autre fois, Socrate. J’ai affaire ailleurs. (Il part en courant)

« Socrate » : Et la plainte, Euthyphron ? Et papa ? (Le public rit, hilare)

Ctésippe : Riez… À sa place, vous auriez pleuré. (Pause.) Si Socrate avait raison, l’Etat lui-même serait criminel, en exécutant ceux qu’il trouve coupables.

Socrate : Tu l’as dit.

 

(Gong : fin du quatrième round.)

Ménéxène : Le punching-ball rend coup pour coup. C’est beau.

Le voisin : Rien n’est plus dangereux qu’un amour-propre blessé.

Ménéxène : Ils jouent tous deux à domicile, pourtant le public les conspue à tour de rôle.

Le voisin : Impartialité de charognards.

 

Ctésippe : C’est l’accusé tout craché : comme on ne peut rien savoir de positif, il faut obéir à une seule devise : Ne faites rien !

Socrate : Il vaut mieux prévenir que guérir.

Ctésippe : Un Etat ne peut pas être gouverné de la sorte !

Socrate : Je n’ai jamais prétendu gouverner l’Etat - ou quoi que ce soit.

Ctésippe : Et si tout le monde agissait de même ?!

Ménéxène : N’agissait pas, plutôt.

Ctésippe : Tu crois que tout t’est permis.

Socrate : J’aimerais bien, mais mon démon me l’interdit.

Lysis : Ctésippe, avoue que ton témoin vient de porter un coup fatal à ta cause.

Socrate : Merci, mon enfant, mais ne crions pas victoire trop tôt.

Ménéxène (à son voisin) : Chaque fois que Socrate a le match en main, il le laisse filer - exprès.

Le voisin : Il cherche à faire durer le plaisir.

Ménéxène : C’est jouer avec le feu. Je connais Ctésippe, il est chauffé à blanc.

Ctésippe : Confondre des cervelles adultes, passe encore. Mais s’attaquer à nos tendres enfants ?!

Lysis : Qui t’a nommé notre gardien ?

Ctésippe : L’esprit civique. Quand vos pères ne remplissent pas leur devoir, il appartient à tout Athénien de les suppléer.

Lysis : Socrate est un deuxième père pour moi.

De la foule : Inceste !

Socrate (lit de l’acte d’accusation) : « Socrate corrompt la jeunesse d’Athènes. »

Ctésippe : Aucun sophisme ne te sauvera de cette accusation-là.

Socrate : Je refuserais mon salut à un tel prix.

De la foule : Monsieur est difficile…

Socrate (à Ctésippe) : Bravo, Ctésippe ! Tu as démasqué le corrupteur de la jeunesse ; la patrie t’est reconnaissante. D’ailleurs, qui la rend meilleure ? Nommes-en un, c’est toi, l’expert. Il se tait. Allez, Ctésippe, révèle-nous ce bienfaiteur !

Ctésippe : Les Lois la rendent meilleure.

Socrate : Tandis que les crimes la corrompt… Certes. Mais je t’ai demandé « qui », pas « quoi » ; qui rend la jeunesse meilleure ?

Ctésippe : Les juges.

Socrate : Réponse claire : les juges rendent la jeunesse meilleure. Dis-moi : tous les juges, ou juste quelques-uns ?

Ctésippe : Tous sans exception.

Socrate : Par Héra, notre horizon s’éclaircit. Et les membres du Conseil ?

Ctésippe : Les membres du conseil aussi.

Socrate : Sans oublier les membres de l’Assemblée.

Ctésippe : Exactement.

Socrate : Récapitulons : tous les Athéniens améliorent la jeunesse – vous aussi, chers jurés, surtout vous – tous, sauf Socrate…

Ctésippe : C’est la vérité.

Socrate : Bienheureuse cité. D’ailleurs, en va-t-il de même pour les chevaux : tout le monde les bonifie, et un seul les gâte ? Silence. Je vois : un homme n’est pas un cheval. Paroles de fer. Je parie que pour enseigner la géométrie à tes enfants, tu les envoies au marché ; car qu’importe le métier du professeur, chacun fera l’affaire : le pêcheur, le joueur de cithare, le muletier. Le procureur garde le silence. (Pause.) Athéniens ! Cet homme me poursuit au nom d’un domaine dont il ignore tout !

Cris de la foule : À bas l’accusation ! Vive Socrate !

 

(Gong : fin du cinquième round.)

Ménéxène : Victoire par arrêt de l’arbitre au cinquième round.

Le voisin : Ne confonds pas knock-out et knock-down. La messe est loin d’être dite : que Ctésippe se laisse compter jusqu’à neuf !

Ménéxène : Tu as raison: it ain’t over till it’s over.

 

(Un vieillard clochardisé, les yeux hagards, fait irruption dans l’arène. Euthydimos.)

Euthydimos (marmonne à lui-même, ne se rendant compte de rien) : Connais-toi toi-même ! Connais-toi ou Socrate te connaîtra !

Socrate : Euthydimos, viens, n’aie pas peur. Tu ne te souviens pas de moi ?

Euthydimos : Le démon ! Le démon !

Socrate : C’est moi, Socrate. Nous avons souvent causé, dans le temps.

Euthydimos (éclate d’un fou rire) : La santé est mauvaise ! Je pense donc je danse !

Ctésippe (s’approche du vieillard, l’embrasse tendrement, puis s’adresse aux jurés) : Honorés jurés, ne vous fiez pas aux apparences. Il y a dix ans à peine, la loque que voici était connue sous le nom du « bel Euthydimos. » Tout jeune, il brillait en tout : aspect, sport, savoir. Pour exceller davantage, il s’est constitué une bibliothèque et, gardant ses distances avec le monde, il est resté cloîtré chez lui, en compagnie des philosophes et des poètes.

De la foule : Une véritable éponge.

De la foule : Essorée à sec.

Ctésippe : Car Socrate est passé par là. Euthydimos faisait pourtant tout pour l’éviter. Mais vous connaissez l’accusé : plus fuyant est le gibier, plus stimulante est la chasse. En bon trappeur, il faisait semblant d’ignorer sa proie ; mais ses propos lui étaient sournoisement destinés. Euthydimos tient toujours bon. Vexé, Socrate se met à tisser un filet de mots entre lesquels nul ne saurait passer. Hé ! « Socrate » ! Nous avons besoin de toi !

« Socrate » (qui a rejoint la foule, crie de son siège) : Il n’en est pas question ! Mon contrat stipule deux courtes pièces (compte sur les doigts) : « Les Nuées », « le fils à Papa. » De plus, je me suis déjà démaquillé.

Ctésippe : Mais je t’ai passé un troisième texte, au cas où…

De la foule : Allez, joue un peu, ça nous changera les idées.

« Socrate » : Les amis, vous allez être déçus.

De la foule : Pourquoi ça ? C’est qui l’auteur, cette fois ?

« Socrate » (avec dédain) : Un soi-disant écrivain, un auteur auto-proclamé, un graphomane, quoi. J’ai oublié le nom. Xophonom, ou quelque chose de ce genre.

Ctésippe : Xénophon, idiot.

De la foule : Garde ton Xylophone pour toi ! Nous, on veut Aristophane.

Un autre de la foule : Même Platon. Il est assez marrant pour un philosophe.

« Socrate » : Je jouerais Aristophane par cœur – et gratis. Mais ton Xénophon ne rime à rien…

Lysis : Ce n’est pas ce mercenaire qui s’est vendu au roi des Perses ?

« Socrate » : Ceci explique cela : il écrit avec l’épée – voire avec les bottes.

Ménéxène : La cité l’a exilé, il n’y a pas si longtemps. Pourquoi devons-nous goutter aux diarrhées d’un traître ?

Ctésippe : Étant un adepte de Socrate, Xénophon n’écrirait pas contre son mentor. Pas sciemment, s’entend. Son témoignage est d’autant plus précieux qu’il croit le défendre. (Pause.) Allez, le comédien, tu auras une prime.

« Socrate » : Combien ?

Ctésippe : Trente.

« Socrate » (lève les bras) : Je suis un faible. Mais à une condition : sans maquillage. Nature.

Ctésippe : Comme tu veux ; mais joue, pour l’amour des dieux.

(Le comédien tend sa main vers Ctésippe, tout en regardant droit devant lui. Ctésippe lance quelques pièces à ses pieds. Le comédien continue à curer ses ongles. Ctésippe ravale son amour-propre, se prosterne, ramasse les pièces et les met dans la main du comédien. Celui-ci commence à faire quelques exercices d’échauffement, puis se lance dans une harangue.)

« Socrate » : Notre Euthydimos se prépare à devenir un grand homme. Un jour, il n’est pas si lointain, il n’hésitera pas à nous gratifier de ses savants conseils. Il se dressera alors devant l’Assemblée et déclarera : « Chers concitoyens. Je n’ai jamais pris de leçon de qui que ce soit… » (S’adresse à la foule) : Nul ! Nul ! Je vous ai prévenus. En plus, on n’a pas répété une seule fois - est-ce qu’on peut répéter avec un énergumène pareil ?

Ctésippe : Continue, je t’en prie. C’était génial !

« Socrate » : À chacun son goût. Enfin. (À la foule) : Dès le début ?

De la foule : Pitié !

« Socrate » : Au moins ai-je affaire à de fins connaisseurs. (Se remet à discourir) : « …qui que ce soit. J’ai toujours évité les professeurs et les maîtres, pour que mes connaissances n’en soient pas polluées. Personne ne peut revendiquer une quelconque influence sur moi. C’est pour cette raison que je me propose aujourd’hui de vous montrer la bonne voie en tout. » (Rires. Ctésippe signale au comédien de se taire.)

Ctésippe : Oui, tout le monde rit, Euthydimos rit aussi, et, sans prendre garde, le voilà pris dans la nasse. Un certain temps il sut résister à Socrate, restant aux marges de son cercle vicieux. Mais comme tous les jeunes, il finit par céder. En quelques semaines, Euthydimos devint suspendu à Socrate comme le seau à la corde ; et pourquoi pas le pendu.

Lysis : Je ne demande pas mieux !

Ctésippe : Même au prix de ta raison ?!

Lysis : C’était un excentrique bien avant d’avoir rencontré Socrate.

Ctésippe : Pas excentrique, mon enfant. Prudent. (Le comédien coupe court l’échange, impatient qu’il est d’en finir.)

« Socrate » : Dis-moi, Euthydimos : es-tu déjà allé à Delphes ?

Euthydimos (qui parle comme en transe, ou sous hypnose) : Plusieurs fois.

« Socrate » : Tu n’aurais pas remarqué la devise écrite sur le portail du temple ?

Euthydimos : « Connais-toi toi-même ! » Tout le monde connaît.

« Socrate » : Et…

Euthydimos : Et quoi ?

« Socrate » : T’en es-tu inspiré ?

Euthydimos : De toutes mes forces. Et jusque t’avoir rencontré, je croyais me connaître comme le creux de ma main.

« Socrate » : As-tu abdiqué ce désir ?

Euthydimos : Dieu m’en garde. Avec ton aide, j’espère y arriver.

« Socrate » : Par où commencer ?

Euthydimos : C’est à toi de me l’enseigner.

« Socrate » : Je n’enseigne jamais, je pose des questions. Dis-moi : est-ce qu’on peut se connaître soi-même sans connaître au préalable les choses bonnes et mauvaises ?

Euthydimos : Bien sûr que non. Celui qui les ignore est pire qu’un esclave.

« Socrate » : Quelle coïncidence : je suis du même avis. À plus forte raison quelqu’un qui se prépare à la vie publique. Qu’est-ce qu’un homme d’Etat qui ne saurait la différence entre la vertu et le vice ?

Euthydimos : Une calamité pour son pays.

« Socrate » : J’ai une idée. Dessinons deux colonnes. Dans l’une nous mettrons les actions justes et dans l’autre, les actions injustes.

Euthydimos : Je m’en charge. (Sort un calepin ou un rouleau et se prépare à la tâche.)

« Socrate » : Est-ce qu’il arrive qu’un homme prenne ce qui n’est pas à lui ?

Euthydimos : Et comment !

« Socrate » : Dans quelle colonne mettrons-nous son acte ?

Euthydimos : Le vol ?! Tu rigoles, Socrate.

« Socrate » : Alors écris ! Et la fourberie ?

Euthydimos (rit avec condescendance) : Arrête de te moquer de moi !

« Socrate » : Ecris !  (Euthydimos écrit « fourberie » dans la même colonne).  Réduire des hommes libres en esclavage ? (Euthydimos rempile.) Pas un de ces actes n’y échapperait ? Réfléchis bien, notre chef en devenir.

Euthydimos : Elles sont toutes vicieuses.

« Socrate » : Notre armée s’empare d’une cité ennemie. Si le général vend ses habitants, doit-on le traduire en justice ?

Euthydimos : Ça non.

« Socrate » : Et si notre général ruse avec ses ennemis, n’est-il pas coupable de fourberie ?

Euthydimos : Voyons, Socrate : c’est le b.a.-ba de l’art de la guerre.

« Socrate » : J’ai compris : mentir à ses ennemis est une vertu, mentir à ses amis est un vice.

Euthydimos : Cela va de soi.

« Socrate » : Et si ce même général, sentant ses soldats démoralisés, leur annonce de fausses bonnes nouvelles pour leur remonter le moral ?

Euthydimos : Ne pas le faire serait une incompétence ; voire une trahison.

« Socrate » : Est-ce que subtiliser l’épée d’un ami qui menace de se suicider me transformerait en son ennemi ?

Euthydimos : Bien au contraire : tu serais encore meilleur ami.

« Socrate » : Mais tu viens de m’enseigner qu’il ne faut jamais mentir à ses amis, ni voler leurs affaires !

Euthydimos : Socrate, je retire tout ce que j’ai dit. Je ne sais plus rien ! (Se déchaîne.) Embrassons nos ennemis ! Massacrons nos amis ! La haine est l’amour !

Ctésippe (essaie de le calmer, en même temps continue à narrer) : Ainsi lava-t-il son cerveau fiévreux. (Caresse le crâne d’Euthydimos avec compassion.) Une fois, il lui démontra qu’il valait mieux aller mal que bien.

Lysis : Impossible !

« Socrate » : À la guerre, par exemple, les soldats robustes se ruent à l’attaque et se font descendre, tandis que leurs collègues chétifs restent derrière, au chaud.

De la foule : Vive les embusqués !

Euthydimos : À bas la santé !

Ctésippe : Une autre fois, il prouva que le crétin était mieux loti que le sage.

Lysis : Socrate ?

« Socrate » : C’est à cause de sa sagesse que Dédalos a été réduit à l’esclavage par Minos, roi de Crète. Idiot, il aurait été libre – comme un oiseau ; et son fils Icare ne serait pas mort.

Euthydimos : Je pense donc je suis con !

Ctésippe : Viens, mon enfant, je t’accompagnerai dehors. On te servira à boire et à manger. Euthydimos !

Euthydimos (se libère, hurle au visage de Lysis) : Connais-toi toi-même ! Connais-toi toi-même, mon mignon, car sinon, Socrate te connaîtra. (Lysis le repousse, violemment.)

De la foule : De fond en comble !

De la foule : Par-devant et par derrière !

Ctésippe (tout en accompagnant le misérable, il harangue) : Socrate a la charité de nous envoyer tous à Delphes, mais néglige lui-même l’autre devise du temple: « N’en fait pas trop ! » Lysis, retiens cette leçon : Tout est dans la mesure. Le trop mène à l’asile, surtout dans la connaissance de soi.

« Socrate » : Sans exagération, point d’art. (Tire sa révérence en l’exagérant, est applaudi à peine, se retire.)

Lysis (ses sentiments flanchent, il est en larmes) : Comment ne pas compatir ? Le sort d’Euthydimos me déchire le cœur. Socrate, je ne te reproche rien, mais enfin, tu es sûr qu’il n’y avait pas moyen de l’épargner ? (Se ressaisit.) Pourtant, je préfère m’égarer avec Socrate que m’assagir avec ses ennemis.

Ctésippe : La corruption en direct… (Pause.) Jurés ! C’est un appel solennel que je vous adresse d’ici. En condamnant l’accusé, vous sauverez l’âme de ce gamin – et celle de milliers d’autres, qui font la même profession de foi !

 

(Gong : fin du sixième round.)

Ménéxène : Quel retournement de situation !

Le voisin : C’est le dos au mur qu’on découvre ce que tu as dans le ventre.

Ménéxène : Notre Ctésippe national est un authentique champion !

Le voisin : Comme on dit à Sparte, la victoire n’est pas la chose la plus importante - elle est la seule chose importante.

Ménéxène : Mais à Athènes on y ajoute la manière, c’est-à-dire les coups bas.

 

Ctésippe : Alors, Socrate, par quelle fourberie comptes-tu t’échapper maintenant ?

Socrate (à lui-même, comme en rêve) : Deux sages égyptiens – étaient-ils perses ? je ne me souviens plus - se demandaient si l’homme aurait mieux fait de naître ou de ne pas naître. En deux années et demis de débats acharnés, nul n’emportait la décision. Lassés de leurs palabres, les dieux dépêchèrent une voix du ciel qui proclama : l’homme aurait mieux fait de ne pas naître. (Pause.) Mais, une fois né, qu’il prenne garde à ses actes !

Un des jurés : Socrate, c’est un tribunal, pas un concours de fables.

Socrate (soupire) : Heureuse nation qu’est l’Egypte. Que nos dieux tranchent aussi nos nœuds - de temps en temps ! (Pause. Puis à Ctésippe) : Te souviens-tu de cette discussion avec Hippias ? Quand il me disait son désaccord - comme d’habitude - je confessais que moi aussi, j’étais en désaccord avec moi-même…

Ctésippe (rit malgré lui ; les deux s’abandonnent à une sorte de trêve nostalgique) : Si je m’en souviens. Tu l’as entraîné dans une comparaison futile entre Achille et Ulysse. Elle s’est soldée par une des énormités dont tu as le secret : seul le juste est capable de commettre des crimes de son propre gré.

Socrate : Je vais te faire un aveu : à présent, je suis en désaccord avec mon désaccord. (La foule s’impatiente. Les jurés vaquent à leurs affaires. Seuls Ctésippe, Lysis et deux ou trois autres prennent la peine de le suivre.)

Le voisin : Il cherche à endormir l’adversaire.

Ménéxène : L’ennui est une arme à double tranchant.

Le voisin : C’est du rasoir… (Ils s’esclaffent.)

Lysis : Et Hippias ?

Ctésippe : Lui, d’habitude si doux, s’est enfin emporté : « Socrate, assez de tes manières ! Tu ridiculises les opinions de tous, mais tu n’énonces jamais la tienne. »

Socrate : « J’ai pourtant l’impression de l’étaler chaque jour, à chaque instant. »

Ctésippe : « Toi ? Qui  te targues de ne rien savoir ? »

Socrate : « Mes actes, Hippias, mes actes parlent pour moi. Or l’acte est bien plus éloquent que la parole, n’est-ce pas ? »

Ctésippe : « Infiniment plus.»

Socrate : « Celui qui s’éloigne du péché, ne le qualifierais-tu pas de vertueux ? »

Ctésippe : « Tu t’esquives de nouveau. On te demande ce qu’est la vertu, et tu réponds par ce qu’elle n’est pas ! »

Socrate :  « Désolé, mon vieux, c’est le seul service que mon démon assure. » (Pause.) Hippias s’en est contenté.

Lysis : Nous aussi, Socrate !

Socrate (harangue l’assemblée) : Ai-je fait un faux témoignage ? Semé la discorde entre deux amis ? Dépouillé le riche ou le pauvre ?  Me suis-je dérobé à mon devoir ?

Lachès (s’écrie du fond de la salle) : Personne ne se lève ? Je répondrai à votre place. (S’approche de l’estrade en claudiquant.) J’ai eu l’honneur de combattre aux côtés de Socrate dans la bataille de Délion. Ensemble, nous étions en première ligne, ensemble nous avons vu nos amis tomber un par un. On donne l’ordre de la retraite, mais Socrate reste derrière, à couvrir notre fuite. (Pause.) Nombreux, ici, doivent leur vie au courage de Socrate. Par Hercule, si tous nos soldats étaient frappés du même métal, Athènes serait à jamais invincible ! (Applaudissements de la foule, cris et hurlements en faveur de l’accusé et contre les plaignants.)

 

(Gong : fin du septième round)

 

Socrate (leur signifie de se calmer) : Je ne pouvais pas faire autrement ; le démon m’interdisait toute lâcheté… Sans sa manie du veto, j’aurais aussi été tenté de fuir, de parjurer, de mentir, comme vous autres.

Lysis : Socrate !

Socrate (se souvient de Mélitos) : Mélitos, tu dois te sentir négligé. Dis-moi, mon brave, est-ce que tu serais d’accord pour dire que le juste améliore ses voisins et le méchant les détériore ?

Mélitos : Bien sûr.

Socrate (s’exclame) : Tu me prends donc pour un fou à lier?

Mélitos : Je ne vois pas le lien.

Socrate : Ou pour un crétin ?

Mélitos : Mais qu’est-ce qu’il me veut ?

Socrate : Si je ne suis ni fou, ni crétin, c’est que je suis ignorant ; or l’ignorance n’est pas un crime, que je sache.

Mélitos : J’abdique. Ctésippe, il est à toi.

De la foule : Mélitos, ne le lâche pas ! On n’a pas fait le voyage pour rien ! 

Socrate : Je me nuirais donc en connaissance de cause ?

Mélitos : Il recommence.

Socrate : Si je corromps les jeunes gens, soit ceux dont je suis le plus proche, cette corruption finira par se retourner contre moi.

Ctésippe (prend le relais) : Ainsi, le méchant ne devrait exercer ses dons qu’une fois assuré de ne plus jamais rencontrer ses victimes. Car tout crime qui n’est pas un assassinat devient un boomerang. 

Ménéxène : L’extermination, en somme.

Socrate : Je devais avoir perdu la tête ! Or sans l’usage de la raison, est-on responsable ?

Ctésippe : C’est nier l’idée même de crime ! Car si nul ne fait du mal exprès, nul n’est coupable !

Socrate : Si : le juste.

Ctésippe : On peut être nocif sans être forcément méchant.

Socrate : Corrigez mes errements, vous si soucieux de la pédagogie.

Ctésippe : T’envoyer en rééducation…

Socrate : Avec un bon maître. Te portes-tu volontaire, Ctésippe ?

Un des jurés : Blanc comme neige et couvert de tant d’injures ! Mystère.

Ménéxène : Pas de buée sans glace.

Même juré : Pourquoi toi ?

Socrate : Vous allez rire, mais la faute est à l’Oracle. Si faute il y-a. Un de mes amis est allé l’interroger sur moi.

Ménéxène : Il y a une semaine, il s’est plaint de n’en point avoir, d’amis.

Socrate (l’ignore) : Cet ami eut l’insolence de demander s’il y avait un homme plus sage que Socrate. Hurlez tout votre saoul, car vous n’avez encore rien entendu : la Pythie répondit : « non."

De la foule : C’est commode, un oracle privé.

Socrate : Moi, le plus sage des hommes !? Alors que tout ce que je sais (toute la foule déclame en chœur) c’est que je ne sais rien. Puis, un jour, je compris le sens de l’énigme: Apollon me défie de trouver un meilleur que moi. Je parti à sa recherche, jurant de lui vouer une amitié sans bornes. Car qu’est-ce qu’est l’amitié ? Regarder autrui de bas en haut.

Un des jurés : Socrate, aux faits !

Socrate : Toujours pressés… Le premier candidat fut un homme d’Etat, je tairai son nom. Quelle ne fut ma déception : il ne comprenait pas plus le pouvoir qu’un muletier les chevaux. J’eus beau lui démontrer ses erreurs, et, pourquoi vous le cacher, sa sottise ; il ne voulut rien entendre. J’espérai sa gratitude, mais j’eus droit à sa rancœur, à celle de son clan aussi... Fallait-il que j’arrête ma quête ? Que Dieu m’en garde, son caprice est ma loi. J’examinai un deuxième homme d’Etat, puis un troisième ; je passai en revue poètes, comédiens, philosophes – avec toujours les mêmes résultats : ignorance, prétention, ressentiment. (Pause.) Il y en a pourtant qui apprécient ma compagnie.

Ctésippe : Les enfants et les oisifs. J’ai toujours dit que ta philosophie ne valait que pour les fainéants. Or nous, hommes responsables, savons que ce « non » tous azimuts entraînera nos concitoyens dans l’apathie et le chaos.

Lysis : Tu crains que nous refusions les sales besognes dont tu sembles te délecter.

Ctésippe : Mon garçon, tu viens de mettre le doigt sur l’abcès. Selon ton mentor, toute action est une compromission, une débilité. Il suffit de dire « oui » une seule fois pour perdre son âme. Heureusement, il n’y a pas de cuisiniers dans sa coterie, ni de maçons. Autrement, nous serions tous morts de faim et de froid. Ni de sages-femmes, d’ailleurs, sans lesquelles nous serions morts-nés…

Lysis : Socrate n’a rien contre les gens de métier. Bien au contraire : il vante toujours les mérites du savoir pratique.

Ctésippe : Par mépris. (Pause.) Qu’on se le dise : un médecin socratique ferait patienter ses malades jusqu’au jugement dernier. Mais assez bavardé – agissons, et vite.

 

(Gong : fin du huitième round. On entend la foule gronder, comme en NBA, « Défense ! Défense ! » À partir d’ici, et jusqu’à la fin du combat, le gong est détraqué, il sonne à tort et à travers. S’inspirer du jeu de cloches dans Boris Godounov et dans la Symphonie fantastique.)

 

Socrate : Détruire, c’est construire.

Ctésippe : Tu as semé la négation, t’étonnes-tu de la récolte ?

Socrate : Un malade qui désire aller mieux avalerait le plus amer des médicaments.

Ctésippe : Un homme est libre de choisir son médecin, voire de ne point guérir.

Socrate : Le médecin ne jouit pas de ce luxe. Les plus récalcitrants sont souvent les plus gravement atteints.

Ctésippe : Tu serais le médecin et nous, les malades…

Socrate : Non, mon cher, nous sommes tous malades et la vérité est notre unique remède.

Ménéxène : Remède de cheval.

Ctésippe : Pour découvrir que nous souffrons tous de crétinisme en phase finale…

Socrate : Plus on se reconnaît ignorant, plus on est sage ! 

Ctésippe : Toujours les mêmes adages ? Tu ne te fatigues pas.

Socrate : Et toi, tu ne te répètes jamais ?

Ctésippe : J’essaie de ne pas.

Socrate : Quand on te demande combien font deux fois deux, tu donnes chaque fois un nouveau résultat.

Ctésippe : Ne sois pas ridicule !

Socrate : L’amant de la vérité est un ennuyeux, car son répertoire est aride.

Ctésippe : Ton répertoire, c’est « non. »

Socrate : J’avoue faire du sur-place ; je le revendique même : qui n’imite s’imite. Mais au moins je fais le sur-place à ma place, alors que vous autres, vous le faites dans des lieux communs et sur des chantiers battus.

Ctésippe : Et tu nous proposes de faire du sur-place dans ta place…

Socrate : Qui m’imite s’imite.

De la foule : Il est gonflé !

Socrate : C’est ma mission. Je m’y suis adonné de mon mieux, à cause d’elle je ne me suis jamais occupé de mes propres affaires.

De la foule : Interrogez Xantippe !

De la foule : Regardez ses trois enfants !

Socrate : Oui, j’ai négligé les miens, pour vous protéger de vous-mêmes.

Un des jurés : Qui t’a nommé ?

Socrate : Pas nommé : élu. Par les dieux de la cité.

Ctésippe : Quel autre Athénien bénéficie-t-il d’entrevues si divines ?

Socrate : Nul ne vous a mieux servi.

Des jurés : Et les hommes politiques ? Et les juges ?

Socrate : Je ne vous ai pas lâché un instant, et tout cela, gratuitement.

Ctésippe : Qui ne sait rien ne mérite pas paiement.

Socrate : L’amour de la vérité n’est pas une profession. C’est une préoccupation.

Ctésippe : Une pré-occupation – mais sans post.

Socrate : Ni poste.

Ménéxène : Ni potes.

Socrate : Quelqu’un est prêt à certifier ma bonne foi.

Ctésippe : Deus ex macina. Et qui est ce témoin-miracle ?

Socrate : Mon indigence. J’ai soixante-dix ans, pourtant je n’ai pas un sou.

Ctésippe : On peut être mendiant et scélérat. Ne dit-on pas que la pauvreté avilit ?

Socrate (à la foule) : Riez, vociférez, vous ne me ferez pas taire.

De la foule : Qui vivra verra !

Socrate : C’est à vous que vous causerez du mal, pas à moi !

Lysis : À moi, si.

Socrate : Je suis intouchable : des êtres inférieurs ne peuvent pas atteindre leur supérieur. (Hurlements de la foule.) Ce ne sont pas mes intérêts que je défends ici, mais les vôtres. Avec moi, vous perdrez le plus précieux cadeau dont les dieux vous ont gratifié.

De la foule : Bon débarras !

Lysis : Socrate, tu t’enfonces. Je t’en prie !

Socrate (à lui-même) : Qui les réveillera quand je ne serai plus là ?

De la foule : On dormira sur nos deux oreilles.

Socrate : À moins que les dieux aient pitié de vous et m’envoient un suppléant.

De la foule : On lui règlera son compte.

Lysis : Socrate, tu gâches tout !

Socrate : Qu’est-ce qu’un philosophe qui boude son malheur ? Un sophiste. L’amour de la vérité est toujours déçu, car « deux fois deux font quatre » n’a que faire de nous. Oui, la vérité est une dame indifférente ; comment lui résister ? (Aux jurés) : Chers amis, il est grand temps de conclure. Je vous sens contrariés. Oui, je sais, on vous a promis des scènes poignantes. C’est cela, un bon procès : les amis de l’accusé défilent, l’un après l’autre ; ses futurs orphelins prient pour la vie de papa, sa veuve en puissance aussi ; lui-même est effondré en larmes. (Pause.) Je suis désolé de vous priver de tant d’émotions.

Lysis (à lui-même) : Il y a de quoi être désolé.

Socrate : Ceux qui ont été une fois à ma place et ont usé de ces stratagèmes m’en voudraient de m’en dispenser – alors que ma vie est en jeu. Non, ce n’est pas par arrogance. « Je ne suis pas né d’un chêne, ni d’un rocher. »

Lysis (à lui-même) : Odyssée, Neuvième Chant.

Socrate (qui l’a entendu) : Quel vers ?

De la foule : C’est évidemment de toi que parlait Homère.

Socrate (ignore) : Je suis un être de chair et de sang, avec femme et trois fils, dont un en bas-âge. Si j’avais traîné mon bébé à la barre, votre cœur aurait fondu.

Un des jurés : Mais Socrate est au-dessus de tout ça.

Socrate : C’est vous qui l’êtes. Prier, gémir, pleurer serait un affront pour vous. Pire : jouer la comédie rendrait ridicule notre justice. Que penserait un étranger d’un tel spectacle ? Qu’à Athènes, ce ne sont pas les lois qui décident du sort des accusés, mais les sentiments et les passions. (Pause.) Si je suis innocent, acquittez-moi ! Coupable ? Ne m’épargnez pas. Il y va du salut de votre âme.

Un des jurés : De quoi je me mêle.

Socrate : De votre salut, dis-je, et de celui de notre sainte cité. Vous avez juré de rendre justice, pas de distribuer le prix du meilleur acteur. (Pause.) On dit que je me distingue des autres en tout. Eh bien ! Je me distinguerais aussi en cela : je refuse d’avoir votre parjure sur la conscience. M'acquitter contre vos profondes convictions serait un blasphème. Ceci ne sera pas : je crois aux dieux d’Athènes, et j’abandonne mon sort entre leurs mains et les vôtres. Mais je vous préviens : je suis votre refoulé. Et ce refoulé-là ne fera pas de retour.

Ménéxène : Ainsi parla le démon.

 

 

Rideau

 

 

 

 

 

Entracte : Le vote

 

 

 

Pendant l’entracte, défilent sur l’écran géant les chiffres des suffrages dans leur évolution en dents-de-scie. On peut utiliser deux colonnes : A pour acquittement et C pour coupable. En fin de compte, les  deux chiffres fatidiques : 280 « C », 220 « A »

 

 

 

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