INTERMÈDE
LES NUÉES
La scène est dans le noir. Eclairage sur « Socrate », suspendu en l’air, dans une corbeille
Chœur (invisible) : Ohé ! Socrate ! Tu nous entends ? Qu’est-ce que tu fous là-haut ?
« Socrate » : J’arpente le ciel.
Chœur : Mais pourquoi faire, bons dieux ?
« Socrate » : Pour inspecter le soleil.
Chœur : Descends donc, c’est dangereux ! Souviens-toi d’Icare !
« Socrate » : Moi, je descends de Dédalos. Mon père était sculpteur.
Chœur : Et ta mère était sage-femme, pourtant elle a mis au monde un fou.
« Socrate » : On s’engage et l’on voit.
Chœur : Tu ne peux pas étudier le soleil d’ici-bas, comme tout le monde ?
« Socrate » : Le chercheur d’air doit suspendre sa conscience entre sol et ciel.
Chœur : Et pourquoi donc ?
« Socrate » : Pour que l’air et l’âme se mélangent. Si je m’étais planté par terre, celle-ci aurait aspiré mes pensées et les aurait avalées. Vous ignoriez que la terre nous attire vers elle, comme les graines de pastèque ?
Chœur : Socrate, tu nous casses le cou. Rejoins-nous !
« Socrate » : J’ai fait le serment de ne pas toucher terre avant d’avoir sondé son enveloppe.
Chœur : As-tu fait des progrès ?
« Socrate » : Et comment ! J’ai découvert d’où bourdonne le moustique.
Chœur : Mais de la bouche, nom d’un chien !
« Socrate » : Erreur : par le cul. Le moustique inspire l’air par l’avant, je veux bien, mais il l’expire par le derrière.
Chœur : Théorie rafraîchissante.
« Socrate » : Il attrape le vent au vol, le vent envahit le thorax, il tournoie tout au long des intestins, cherche le trou de sortie, le trouve, et en sort en trombe.
Chœur : Et l’odeur ?
« Socrate » : Quand je ne sais pas, je ne sais pas. Par contre, j’ai réussi à mesurer le saut de la puce.
Chœur : Là, bravo – car nous, on a toujours échoué. Allez, crache ta recette !
« Socrate » : Rien n’est plus simple. Prenez de la cire. Chauffez-la. Trempez les pattes de la puce dedans. Laissez refroidir. Patience, elle finira par sauter : une puce est une puce. Elle jaillit ? Une paire de bottines restera sur la planche et une autre sur votre front. (Tape sur son front) L’affaire est dans la poche.
Chœur : Quel grand esprit ! Rien de ce qui est aérien ne lui est étranger. Descends à présent, au nom d’Apollon et de Mercure !
« Socrate » : Vous jurez toujours par ces fausses idoles ?
Chœur : Tiens donc, on n’était pas au courant. Et qui a le vent en poupe en ce moment ? (Un deuxième spot s’allume, on découvre Socrate, le vrai, qui regarde le spectacle, souriant.)
« Socrate » : Les Nuées, parbleu !
Chœur : On tombe des nues !
« Socrate » : Bande d’ignares ! Qui, selon vous, nous envoie l’éclair ?
Chœur : Zeus, mais qui d’autre ?
« Socrate » : L’usurpateur… Vous allez me dire qu’il a aussi la charge du tonnerre…
Chœur : Jusqu’à preuve du contraire.
« Socrate » : Et de la pluie et du beau temps ?
Chœur : Evidemment.
« Socrate » : Les dupes… Venez, les Nuées ! Venez, vos saintetés, et couvrez le ciel de votre frais duvet !
Chœur : Le ciel est toujours bleu…
« Socrate » : Accourez, chers dieux, votre gloire est en jeu.
Chœur : Tiens, une tache blanche. Ou noire.
« Socrate » : Où êtes vous ? Somnolant sur les sommets ou gisant dans les abysses, faisant danser des nymphes sur l’océan ou puisant de l’eau dorée du fond du Nil, ne soyez pas sourds à mon appel !
Chœur : Brouillard à peine…
Socrate : Majestés, votre esclave vous supplie : frappez ! (Éclair, puis cascade de tonnerres.) Et ce ne sont que des éternuements.
Chœur : À leurs souhaits !
« Socrate » : Reconnaissez-vous leur autorité ?
Chœur : Corps et âme ! Mais dis-nous, Socrate, c’est quand même Zeus qui manipule les nuages ?
« Socrate » : Mais non : derrière toute puissance se trouve le Grand Tourbillon.
Chœur : Incroyable, par Zeus !
« Socrate » : Par qui ?
Chœur : Pardon : par le Grand Tourbillon !
« Socrate » : Plus fort !
Chœur : Par le Grand Tourbillon !
« Socrate » : C’est bon.
Chœur : Le choc nous fait perdre la raison ; le gros intestin aussi nous joue un sale tour. Si nous ne chions pas tout de suite, nous exploserons.
« Socrate » : Vous qui êtes aux cieux, merci d’avoir sauvé ces crétins de l’imposture olympienne.
(On entend un rot assourdissant, puis une chasse d’eau tirée, on croirait les chutes du Niagara. « Socrate » fait une révérence, enlève costume et masque, on découvre un comédien assez jeune, amusé, une dernière révérence, flotte dans l’air et disparaît. Applaudissements d’une foule invisible. Reste le spot qui éclaire Socrate. Il applaudit aussi, bon joueur.)