Premier Acte : Lysis
Lieu : extérieur puis intérieur du gymnase. Ambiance : entre bains publics et le Lac des Cygnes, mélange incongru de philosophie et de chorégraphie d’éphèbes. Une épée de Damoclès ne tardera pas à se joindre à la mêlée, elle planera sur la tête de Socrate jusqu’au premier dénouement.
Hippothalès (cherche une image originale mais juste) : Ses yeux sont si noirs… On dirait du charbon.
Ctésippe (propose) : En attendant le diamant.
Hippothalès (sur sa lancée) : Et ses cheveux paraissent des flammes !
Ctésippe : Mais voyons : il est blond.
Hippothalès : Et sa peau… Sa peau…. (Panne métaphorique.)
Ctésippe : Est d’ivoire ?
Hippothalès : Exactement ! Et il ne transpire jamais.
Ctésippe : Les enfants transpirent beaucoup moins. Surtout ceux qui se contentent de regarder les autres se démener.
Hippothalès : Assis dans le chariot à quatre chevaux, on le croirait tout droit descendu de l’Olympe.
Ctésippe : C’est le cocher de son père qui les conduit ; lui se tient sagement derrière.
Hippothalès : Ce n’est qu'un enfant. (Pause.) Mais pourquoi est-il si distant? Il me regarde comme si j’étais de l’air.
Ctésippe : Si tu le traitais comme de l’air, il te remarquerait.
Hippothalès : J’aspire à une chose : inspirer l’air qu’il expire.
Ctésippe : Et suffoquer…
Hippothalès : Seul Ménéxène arrive à capter son regard.
Ctésippe: Ils sont inséparables. (Hippothalès encaisse le coup. Socrate s’approche, plongé dans ses pensées.)
Hippothalès: Tiens : Socrate. Il paraît si préoccupé.
Ctésippe : Il doit compter les pattes des puces.
Hippothalès : De quoi parles-tu, bon sang ?
Ctésippe : Non - il cherche un moustique, pour lui examiner le cul.
Hippothalès : Ctésippe !
Ctésippe : Tu es trop jeune. Aristophane a monté Les Nuées avant que tu n'aies vu le jour. (Observe Socrate.) Il devient de plus en plus laid.
Hippothalès : Mais son âme est belle.
Ctésippe : Son goût à lui est plutôt superficiel.
Hippothalès : Ohé ! Socrate, où vas-tu ?
Socrate (se réveille de ses rêveries) : Hippothalès, salut. Je rentre en ville. On m’attend à l’Académie. Ctésippe.
Ctésippe : Est-ce que tu es si pressé ? Reste avec nous; tu ne le regretteras pas.
Socrate : Qui sont ces « nous » ? Et qu’est-ce que vous faites ici ?
Ctésippe : Les uns s’entraînent pour la fête d’Hermès, les autres discutent… Ce sont souvent les mêmes. Viens, tout le monde sera ravi.
Socrate : Je dois savoir à quoi m’attendre. Dites-moi : qui est le plus beau parmi vous ?
Ctésippe (à lui-même) : Le plus beau dans l’âme, évidemment…
Hippothalès : À chacun son goût.
Socrate : Et selon le tien, mon cher ? (À Ctésippe) : Il rougit. J’ai tout compris. Hippothalès, tu aimes. Tu es même allé très loin dans ton amour. Non, pas d’objections. Car si je sais que je ne sais rien, j’arrive quand même à reconnaître un amoureux et son bien-aimé. Entrons, j’ai hâte de rencontrer ta victime. Il rougit de plus belle.
Ctésippe : Quelques minutes en sa compagnie te suffiront pour découvrir le nom de son idole. Nos oreilles n’en peuvent plus de retentir : « Lysis », « Lysis », « Lysis . »
Socrate : « Lysis » ? Tiens donc, cette perle m’a échappé. Il doit être bien jeune.
Hippothalès : C’est le fils de Démocrate. Son grand-père a remporté trois olympiades, et son arrière-grand-père est le vainqueur d’Isthme et de Delphes.
Ctésippe : La pomme ne pouvait tomber plus loin de l’arbre. (À Socrate) : Il n’arrête pas de lui écrire des poèmes. Des poèmes ? Des hymnes.
Socrate : Vas-y, offre-moi un petit échantillon.
Hippothalès : Te fies-tu à ce cynique ?
Ctésippe : Le pauvre est encore plus malheureux en poésie qu’en amour. Je te préviens: son œuvre complète est un ressassement de fables et de banalités. Pas un fait, pas un vers qui soit de lui. Et je ne te parle pas de ses métaphores.
Socrate (à Hippothalès) : Tu ne l’aimes donc pas.
Hippothalès : Je l’aime pardessus tout !
Socrate : Tu ne peux pourtant pas ignorer que les garçons croient volontiers aux compliments qu’on leur fait. Transportés, ils sont beaucoup plus difficiles à attraper.
Ctésippe : Je te l’avais dit mille fois: sois dur ! C’est le seul langage qu’ils comprennent.
Socrate : Mon ami, un chasseur ne doit pas faire fuire sa proie, ni un poète, son public. La sagesse exige de ne louer son bien-aimé qu’après l’avoir conquis.
Hippothalès : Comment ne pas louer la perfection ?
Ctésippe (à Socrate) : Tu vois : un cas perdu d’avance. Nous avons tous abdiqué.
Hippothalès : Aide-moi, Socrate, je t’en prie ! N’es-tu pas notre plus grand expert en amour ? Montre-moi la voie à son cœur.
Socrate : Pour te l'enseigner, il me faudra entrer en contact avec ce bourreau.
Ctésippe : Hippothalès, prends garde. Socrate ne fait jamais dans la dentelle.
Hippothalès : J’ai confiance : il ne lui fera aucun mal. Entrons. (Ils entrent dans la salle. Des éphèbes s’entraînent. Ménéxène s’aperçoit le premier de Socrate, glisse une phrase à l’oreille de son voisin, qui ne bronche pas, puis retourne à l’entraînement, déchaîné. La nouvelle de l’arrivée de Socrate circule de bouche à oreille, les garçons redoublent d’efforts et d’élégance. Seul le voisin de Ménéxène reste de marbre. Socrate n’a rien perdu de la scène, il a surtout remarqué Lysis.)
Socrate (à Ctésippe) : Mon faible pour les garçons n’est pas un secret. Avec eux, je suis comme la craie sur un mur blanc. J'ai beau essayer de les comparer, je n'y arrive pas ; à mes yeux, ils tous exquis. Mais ce Lysis se tire du pair. C’est la Huitième Merveille. Remarque, il n’y a pas que nous, les vieux, pour l’admirer. Même ses camarades en ont le souffle coupé.
Ctésippe : Car eux fournissent un peu d’effort.
Hippothalès (tout fier) : Lysis descend directement d’Hercule.
Ctésippe : Dire n’importe quoi, passe encore ; mais ressasser n’importe quoi…
Socrate (à lui-même) : Il descend plutôt de Narcisse. (À Hippothalès) : Hippothalès, tu m’as recruté pour m’extasier ou pour t’instruire ? (Hippothalès se retire derrière les colonnes. Socrate continue sa conversation avec Ctésippe, Ménéxène les rejoint, Lysis le suit. Les autres s’entraînent toujours mais toutes les deux minutes environ, un des éphèbes s’approche de la discussion, la trouve sans intérêt / trop relevée et s’éloigne.) Ménéxène, on raconte que tu as un ami très cher.
Ménéxène : Tu as entendu le vrai, Socrate. (Embrasse Lysis, qui rougit.)
Socrate : Tu en as de la chance. Et qui, de vous deux, est le plus noble ?
Ménéxène : Lui.
Lysis : Lui.
Socrate : Le plus beau ?
Ménéxène : Là-dessus aussi nous sommes en désaccord. Mais Lysis a tort, je te laisse juge.
Socrate : Vous n’avez pourtant pas besoin de mon arbitrage pour décider du plus riche.
Ménéxène : Nous ne nous sommes jamais posé la question.
Socrate : Car il n’y en a pas. Êtes-vous de vrais amis ?
Ménéxène et Lysis : Pour toujours.
Socrate : Les vrais amis se partageant tout, vous êtes également riches tous les deux. (Les deux garçons s’embrassent sur la bouche, heureux.) Et le plus intelligent parmi vous, c’est qui ?
Lysis (solennellement) : Ménéxène ! (Ménéxène ne conteste pas.)
Un des éphèbes : Ho, Ménéxène, assez bavardé ! On a une compétition demain. (Ménéxène se lève, satisfait, et rejoint ses copains.)
Socrate : Lysis, j’imagine qu’il n’y a pas que Ménéxène pour t’aimer. (Lysis est embarrassé, Hippothalès se dresse, sûr qu’il sera sous peu question de lui.) Tes parents doivent t’aimer aussi, n’est-ce pas ?
Lysis : Oui.
Socrate : Ton bonheur est donc leur préoccupation principale.
Lysis : Oui.
Socrate : J’en conclue que tes parents te laissent faire tout ce que tu désires.
Lysis : Pas exactement.
Socrate : Quoi ? Ils te donnent des ordres ?
Lysis : J’ai l’impression qu’ils ne font que ça.
Socrate : Drôle d’amour. (Lysis est perplexe.) Mais ton père te laisse conduire son chariot, j’espère.
Lysis : Non, précisément, il me l’interdit. C’est le cocher qui le conduit.
Socrate : Un salarié… Mais il te permet certainement de t’occuper des mulets ?
Lysis : Pas même ; c’est le muletier qui en a la charge.
Socrate : Un esclave… Mais dis-moi, Lysis, tu es au moins libre de gérer ton emploi du temps comme tu l’entends ?
Lysis : Ça non. C’est le pédagogue qui en décide. (À contre-cœur.) Un esclave lui aussi.
Socrate : Et comment occupe-t-il tes journées ?
Lysis : Il m’emmène chez des professeurs qui m’enseignent les matières que tu sais. (Pause.) Oui, eux aussi sont des esclaves.
Socrate : Par Héraclès, est-ce que tu n’aurais pas offensé ton père et ta mère ?
Lysis : Pas que je sache.
Socrate : Alors pourquoi t’empêchent-ils d’être heureux ? Lysis, tes parents t’en veulent terriblement, avoue-le !
Lysis : Ne joue pas au naïf. Tu en connais la raison : je suis trop jeune.
Socrate : Ce n’est donc qu’une question d’âge ?
Lysis : Je n’en vois point d’autres.
Socrate : Alors patience. Une fois majeur, on te laissera tout faire : fouetter les mulets, soigner les malades, diriger les affaires de l’Etat…
Lysis : Bien sûr que non. D’ailleurs, je ne me le permettrais qu’à condition de l’avoir appris.
Socrate : Bravo, le meilleur des garçons ! Tu vois : ce n’est pas l’âge qui nous rend libre, c’est le savoir.
Lysis : Tu as raison, Socrate.
Socrate : Un homme vaut ce qu’il sait. Et toi qui ne sais pratiquement rien…
Lysis : … Je ne vaux rien.
Socrate : Tu te trompes. Ton aveu te promet un avenir radieux. Mais en l’attendant, il ne saurait tarder, connais ta place et instruis-toi !
Lysis : Je ne demande pas mieux. (Ménéxène, qui assistait à la fin de la scène, entraîne son ami à côté. Ils chuchotent, Lysis a l’air ému.)
Socrate (à Hippothalès) : C’est ainsi, mon ami, qu’on doit traiter son bien-aimé. La flatterie est une arme qui finit par se retourner contre celui qui l’emploie. La vérité seule te mènera à bon port.
Hippothalès : Pour toi c’est facile : tu ne l’aimes pas.
Ctésippe : Je te l’ai toujours dit : sois dur !
Hippothalès : Je ne veux pas l’écraser ; je ne veux même pas le dominer, juste l’aimer et être payé en retour.
Ctésippe : Rien que ça. Je t’ai prévenu, Socrate, ton apprenti est incorrigible.
Socrate (à lui-même) : Et si c’était nous, les incorrigibles. (À Hippothalès) : Une chose est sûre : tu sais aimer. Quant à être aimé… (Pause.) Il te faudra convaincre Lysis qu’il y va de son intérêt.
Hippothalès : Intérêt ? Les poètes écrivent que seul l’amour désintéressé mérite son nom.
Socrate : Quelles mauvaises lectures tu as ! La raison ne reconnaît pas de « gratuité. »
Hippothalès : Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas.
Ctésippe (à Socrate) : Tu veux parler de mariage de raison.
Socrate : Oxymore ! Seul l’amour est de raison. L’amour est même le bras droit de la raison, car il pousse l’amoureux vers plus grand que soi.
Ctésippe : À condition de reconnaître cette grandeur.
Hippothalès (indique Lysis) : Il faut être aveugle..
Socrate (regarde Lysis) : Tant que t’aimer ne lui sert à rien, qu’est-ce qui pourrait le mettre en branle ?
Hippothalès : Tu parles d’amour de soi ?
Socrate : Certes ; mais dépourvu d’amour-propre. (Pause.) Non, mon ami, il n’y a pas d’amour gratuit. (There is no such a thing as a free love.)
Ctésippe : C’est pour cela que l’amour n’a pas de prix.
Hippothalès : Le prix… Mais je le paie tous les jours.
Ctésippe : Il se peut que Lysis soit hors de prix pour toi.
Socrate : Je ne parle pas de souffrances, bon dieu, je parle de bénéfices ! L’amour doit rapporter à celui qui aime. Rapporter gros.
Lysis (revient vers Socrate) : Socrate, tu ne pourrais pas inculquer à Ménéxène la même leçon ?
Socrate : Je ne t’ai rien appris, mon garçon. C’est ta franchise qui nous a rappelé l’évidence : seul le savoir nous rend utiles ; celui qui ne sait pas doit s’abstenir, qu’il soit enfant ou vieillard.
Ménéxène (récite une maxime mille fois ressassée. Un chœur l’accompagne, en écho) : Et le pire est celui qui croit savoir alors qu’il ne sait pas. (Il explique à Lysis) : Socrate appelle un tel homme « sot ».
Lysis : Tu as déjà appris cette leçon, Ménéxène ? Tu aurais dû m’en parler.
Ctésippe : Plus vieux le sot, plus nuisible.
Socrate : Et inversement.
Ménéxène : Vous entendez, les amis : Socrate nous accorde encore quelques années de bêtise inoffensive. Profitons-en ! (Les garçons se laissent aller à des badinages.)
Lysis (qui ne prend pas part aux jeux) : Socrate, je t’en prie, choisis un autre thème, n’importe lequel, et discute-le avec Ménéxène. Comme ça, je pourrais m’instruire davantage.
Hippothalès : Trop de savoir abîmerait ta beauté, mon amour.
Lysis : Damné beauté !
Hippothalès : Blasphème !
Ctésippe : Mon enfant, Hippothalès a raison : ta beauté porte la marque divine.
Lysis (crie de désespoir) : On m’aime uniquement pour cela ! Tout le monde désire ce que je possède déjà. Socrate est le premier qui ne s’en contente pas.
Socrate : Deviens celui que tu es !
Ctésippe : Petit, tu devines chez Socrate une innocence qu’il n’a pas.
Lysis : Si seulement j’étais laid…
Ctésippe : Socrate ne t’aurait pas consacré son temps si compté.
Socrate (ramène les débats à la demande de Lysis) : Je veux bien ferrailler avec ton ami. Mais à une condition : s’il m’acculait dans mes derniers retranchements, tu viendrais à ma rescousse.
Ménéxène (s’approche, en esquissant des gestes de boxe. Il danse autour de Socrate et de Lysis) : Qu’est-ce que vous complotez, tous les deux ? Viens, Lysis, rejoins-nous.
Lysis : Plus tard.
Ménéxène (danse toujours) : La compétition a lieu demain.
Lysis : Sans moi.
Ménéxène (essoufflé, essaie d’attirer son cousin, qui résiste, un brin agacé) : Ton père sera déçu. Il attend que tu défendes les couleurs de la lignée.
Hippothalès (à Socrate) : Lysis descend d’Hercule !
Ctésippe : Sur une pente savonneuse.
Lysis (à Ménéxène) : D’accord. Mais réponds d’abord à Socrate.
Ménéxène (lève les bras en guise de reddition ; à Lysis) : Ai-je ta parole ?
Socrate : Ménéxène, j’ai besoin de ton aide. Je cherche à coincer quelqu’un qui ne cesse de me fuir.
Ménéxène (enjoué, esquisse de nouveau quelques gestes pugilistiques) : Je suis ton homme.
Socrate : Je vais te faire une confidence : toute ma vie, je n’aspire qu’à une chose.
Ctésippe (comme à lui-même) : Humilier tes semblables.
Socrate (l’ignore) : Les uns rêvent de pouvoir, d’autres rêvent d’honneur, de richesses, de chevaux. Mais moi, un ami, un seul, me comblera. Cela fait soixante-dix ans que je guette l’oiseau rare ; or voici que vous deux, si jeunes, vous l’avez déjà trouvé l’un dans l’autre. Comme je vous envie ! Car pour tout t’avouer, je suis si loin du but que je ne sais même pas ce qu’est l’amitié.
Ctésippe (à lui-même) : Ah non. Pas ce numéro-là.
Ménéxène : Je serai ravi de partager mon expérience avec toi.
Socrate : Qu’est-ce que tu préfères : m’exposer ton savoir ou répondre à mes questions ?
Ctésippe : Socrate, on te connaît trop. Il répondra.
Socrate : Eclaire-moi, alors : dans l’amour, qui est l’ami de qui, l’amant de son bien-aimé ou le bien-aimé de l’amant ?
Ménéxène : Je ne vois pas de différence.
Socrate : Ils sont donc amis l’un de l’autre ?
Ménéxène : Bien sûr. (Il embrasse Lysis.)
Socrate : Mais n’arrive-t-il pas que l’un aime et l’autre pas ?
Lysis : Pas à nous !
Ménéxène : J’en connais, pourtant, qui répondent à l’amour par l’indifférence, et parfois par la haine. (Hippothalès se sent évidemment visé.)
Socrate : Dans ce cas, qui est l’ami, l’amoureux malheureux ou le bien-aimé dédaigneux ?
Ménéxène : Mais il n’y a guère d’amitié entre eux !
Socrate : Nous nous sommes donc trompés : pas d’amitié sans réciprocité.
Ménéxène : C’est exactement ce que je voulais dire.
Ctésippe : Socrate, arrête de lui tendre des pièges. Ce n’est qu’un gamin.
Socrate : Un gamin, certes, mais qui connaît l’amitié de première main.
Ctésippe : Est-ce que tu interrogerais le chien pour scruter la nature canine ?
Socrate : S’il savait parler ; ou si je savais aboyer…
Ctésippe : Comme d’habitude, les jeunes sortent de tes guets-apens déboussolés.
Socrate : Mon bon Ctésippe, c’est à toi de nous sauver de la confusion.
Ctésippe : Rien n’est plus aisé : l’amitié est ce que tu vois devant toi. (Indique Ménéxène et Lysis.)
Socrate : Toute relation semblable serait donc de l’amitié ?
Ctésippe : Exactement.
Socrate : Et toute relation dissemblable ne le serait pas ?
Ctésippe : Cela va de soi.
Socrate : Le père de Lysis ne l’aimerait donc pas.
Lysis : Bien sûr que si !
Socrate : Et toi, Ctésippe, es-tu l’ami de Lysis ?
Ctésippe : Je fais de mon mieux.
Lysis : C’est quand même à moi de décider.
Socrate : Et s’il rejettait ton amitié ?
Ctésippe : Je serais comme son père : je le protègerais contre lui-même.
Socrate : Rechute. Selon le disciple, l’amitié est toujours réciproque ; selon le maître, elle peut marcher à sens unique.
Ctésippe : Selon toi aussi, Socrate.
Socrate : Cela se pourrait. Mais aussi jeune qu’il soit, l’opinion de Ménéxène vaut plus que la nôtre.
Lysis : Pourquoi ?
Ménéxène : Parce que je suis un ami pratiquant.
Socrate : Non : parce que je ne reconnais qu’une seule autorité.
Ménéxène : La tienne.
Socrate : Non, mon brave. La tienne.
Ménéxène : La mienne ? Tu te moques de moi.
Socrate : La tienne aujourd’hui, celle de mon interlocuteur toujours. Tant qu’il n’est pas d’accord, la vérité ne se manifeste pas. C’est donc à toi de trancher : l’amour peut-il être unilatéral ? (Ménéxène garde le silence.) Peut-on être l’ami de celui qui nous rejette ?
Hippothalès : C’est mon devoir.
Socrate : Et lui, pourrait-il aussi être mon ami ?
Ménéxène : Trop c’est trop.
Socrate : Alors ?
Ménéxène : Je jette l’éponge.
Socrate : Déjà ? Ton ami m’a promis un âpre combat.
Un des éphèbes : Il ne fait pas le poids.
Hippothalès (revanchard) : Deux poids, deux mesures. (Tous le regardent, surpris, tous sauf Ménéxène, qui aurait aimé le provoquer en duel sur-le-champ.)
Lysis (à lui-même, timidement) : Nous avons fait fausse route.
Ménéxène : Ah bon ! Et par où devrions-nous aller, petit génie ? (Lysis rougit.)
Socrate : Les amis, tout n’est pas perdu. Homère n’écrit-il pas : « Un dieu pousse toujours un homme vers son semblable » ?
Lysis (à lui-même) : Odyssée, Chant XVII.
Socrate : Quel vers ? (Lysis s‘apprête à répondre, mais s’arrête net quand il comprend que Socrate plaisante.)
Lysis (est ravi de les voir sorti de ce pétrin) : Ménéxène et moi nous ressemblons tellement que même nos mères ont du mal à nous distinguer…
Ménéxène : … la nuit.
Socrate : Selon Homère, l’amitié doit régner entre les semblables, et l’hostilité, entre les contraires. Tout le monde est d’accord ? Oui. Lysis, je te vois hésiter. Qu’est-ce qui te gêne ?
Lysis : Je sens un os, mais je n’arrive pas à le ronger.
Ménéxène : Alors tais-toi !
Socrate : J’avoue partager son malaise. (Il se caresse la barbe, cherchant le trou.) Tiens, quand j’y pense : est-ce que les méchants se ressemblent ?
Lysis : Bien sûr.
Socrate : Ils auraient donc de l’amitié l’un pour l’autre ?!
Lysis : Un salaud n’hésitera pas à trahir son semblable s’il y trouve son compte.
Ctésippe : Homère aurait donc tort ?!
Socrate : Impossible. (Pause.) Et s’il ne parlait-il que du juste ?
Ctésippe : C’est tiré par les cheveux.
Socrate : Il ne parlait certainement pas du méchant.
Lysis : Pourquoi ?
Socrate : Parce que le méchant ne ressemble à rien.
Ctésippe : Tu exagères.
Socrate : Dépourvu de raison, le méchant ne se ressemble surtout pas à lui-même. Comment voulez-vous qu’il ressemble à qui que ce soit ?
Ctésippe : Tous les justes se ressemblent, alors que chaque vilain est différent…
Socrate : Touché ! Les justes sont guidés par la raison, qui est une et indivisible ; alors que les vilains sont esclaves des passions, qui sont variées et imprévisibles. Stable, le juste est à même de ressembler à autrui et à en devenir l’ami.
Ménéxène : C.Q.F.D.
Lysis : Vive Socrate !
Socrate : Non : vive Lysis et Ménéxène ! Nous leur devons le spectacle de l’amitié - et sa clef. Tant de maux pour un seul remède… Mes chers, trinquons tous à l’amitié ! (Verse du vin à Ctésippe, qui refuse, puis aux jeunes, ils acceptent volontiers. Une fête est déclenchée, de plus en plus frénétique. Lutte, ballet et libido.) Je peux partir le cœur léger – à la recherche de l’ami rêvé. (Socrate s’apprête à partir.)
Ctésippe (à lui-même) : À condition d’être juste.
(On entend le son d’une corde cassée est entendu de très loin ; il meurt doucement, lentement. Tous restent figés un instant, puis reprennent leurs activités.)
Lysis : Socrate, reste encore un peu. (Il rougit. Hippothalès se dresse, tendu.)
Socrate : Une autre fois. Un sujet par dialogue, c’est ma dose. Ctésippe, tu m’accompagnes ?
Ctésippe : Je te rejoindrai plus tard.
Socrate : Comme je te comprends… Adieu ! (Il avance vers la sortie. Dès qu’il a le dos tourné, et comme par enchantement, la salle retrouve la même chorégraphie d’avant son entrée. Ayant payé son tribut aux choses de l’esprit, ce beau monde retrouve avec soulagement la vraie vie, i.e. la même, la philosophie en moins.)
Hippothalès (à Ctésippe) : Même Socrate est tombé sous le charme.
Ctésippe (feint l’étonnement) : Même Socrate.
Hippothalès : Il l’a qualifié de « Huitième Merveille ! »
Ctésippe : Il n’y aura pas de neuvième.
Hippothalès : Tu as raison : Lysis clôt la liste.
Ctésippe : De ses conquêtes.
Hippothalès (observe Lysis, rêveur) : Ses lèvres sont écarlates.
Ctésippe (lui faisant écho) : Quelqu’un a soufflé sur la braise.
Hippothalès : Son cou est si long.
Ctésippe : Il vient de trouver sa corde.
(Pendant cet échange Socrate traîne vers la sortie, puis s’arrête sur le seuil, pensif. Dehors l’attendent l’émissaire du tribunal et deux soldats. La scène qui suit n’est pas visible de l’intérieur du gymnase)
L’émissaire (à Socrate) : Enfin. Cela fait une heure que nous t’attendons.
Socrate (absorbé par ses réflexions) : Soyez les bienvenus. Je suis à vous dans une minute. (Il commence à faire demi-tour.)
L’émissaire (balbutiant) : Socrate, j’en suis le premier désolé, mais tu dois nous accompagner sur-le-champ.
Socrate : Oui, oui, j’arrive.
L’émissaire : Socrate ! Maintenant ! Une plainte a été déposée contre toi. Je t’en prie, épargne-nous ce pénible spectacle. Je préfère ne pas t’appréhender devant tes amis. (Il tend un parchemin à Socrate, qui le parcourt d’un regard distrait puis le lui rend.)
Socrate : Mais entrez donc. Une toute petite affaire à régler - et je suis à vous. (Il revient dans la salle. Les trois le suivent, l‘émissaire résigné, les soldats irrités.) Les enfants, je suis navré. Nous avons vendu la peau d’un ours qui n’est pas encore né.
Ctésippe : Encore lui !
Lysis : Ma prière est exaucée.
Ménéxène (revient de l’entraînement, essoufflé) : Mais de quoi s’agit-il ?
Socrate : Mon démon oppose son veto. (Première apparition, à peine identifiable, de « C’est une poupée, qui fait non non non non non. Toute la journée, elle fait non non non non non . » Ce thème servira de leitmotiv au démon jusqu’à la fin de la pièce.)
Lysis : Ton démon ?
Ctésippe : Tu ignorais que Socrate dispose d’un panthéon privé ?
Socrate : Notre définition de l’amitié ne lui plaît pas.
Ménéxène : Que ton démon aille au diable !
Lysis : Est-ce que quelqu’un pourrait me traduire ?
Socrate : Quand mon démon dit « non », c’est « non. »
Hippothalès : Ta solution nous a pourtant tous plue.
Ménéxène : Tu jurais ne reconnaître que l’autorité de ton interlocuteur.
Ctésippe : Socrate ne peut pas se permettre de savoir quoi que ce soit. Il y va de sa réputation.
Lysis : Mais qu’est-ce que ce « démon » nous reproche ?
Socrate : Il n’a pas développé.
Lysis : Il aurait une proposition de rechange ?
Socrate : Mon démon n’agit pas – il réagit. Son truc, c’est l’allergie.
Lysis : Si seulement j’avais un tel démon gardien.
Socrate : Un jour, je te lèguerai le mien. (Revient à l’amitié.) Réfléchissons. Nous avons conclu que l’amitié ne concernait que les justes. Or le juste doit se suffire à lui-même !
Lysis : Et alors ?
Socrate : Celui qui est dans la plénitude n’a rien à gagner de qui que ce soit, même d’un autre juste.
Ctésippe : Chercher la faille, toujours la faille ; or tout argument en a forcément une.
Socrate : Je ne te le fais pas dire, mon cher.
Ctésippe : Aujourd’hui, tu vas trop loin. (Parodie Socrate) : « Les justes ne peuvent pas se lier d’amitié entre eux… »
Hippothalès (se réjouit) : Les beaux non plus.
Ctésippe (ironique- provocateur) : À plus forte raison les dieux ; ne sont-ils pas parfaits.
Socrate : Écoutez-moi bien ! Que je sois bon ou pas, qu’importe : je vois mal ce que mon semblable pourrait m’apporter.
Ménéxène : Du plaisir.
Socrate : Est-ce un plaisir que de recevoir ce que l’on a déjà ?
Lysis : Au moins on ne se sent pas seul.
Socrate : Dangereuse consolation.
Ctésippe : L’égalité est pourtant le fondement-même de la démocratie, si je ne m’abuse.
Socrate : Ne confondons pas Eros et Politis. Le travail de l’amour est toujours solitaire.
Hippothalès (murmure) : L’échec de l’amour, plutôt.
Ctésippe (à Socrate) : Toi-même, tu es loin d’être un Timon.
Ménéxène (à Lysis) : Selon ton cher Socrate, notre amitié serait de la médiocrité à deux…
Socrate : Un amour véritable fait pousser des ailes.
Lysis : J’aimerais tant voler.
Ménéxène (souffle sur Lysis) : Vole, poids plume !
Ctésippe : Plus grande sera la chute.
Socrate : Parfois il faut ramper pour mieux voler. Prenez la chenille.
Hippothalès : Si seulement j’avançais en rampant !
Ménéxène (à la manière de Cassius « je danse comme un papillon et pique comme une abeille » Clay. Provoque Hippothalès) : Papi… Papi… Papillon.
Ctésippe : La plupart des vers ne décollent jamais de terre.
Socrate : Un homme n’est pas un chat : en retombant sur ses pattes, il se casse l’âme.
Ménéxène (à Lysis) : Laissons tomber leur ménagerie. Toi et moi, nous avons été amis avant, et nous le serons après, que Socrate et son démon le veuillent ou non.
Lysis : Cela n’a rien à voir avec leur bon vouloir, Ménéxène.
Socrate (à Lysis) : Ne t’acceptes jamais tel que tu es. Sois sélectif !
Ctésippe : Socrate, gare à toi ! Le trop est l’ennemi du bien. À force de le désirer, on risque de devenir fou – ou pécheur.
Socrate : Lequel des deux carrières me prédis-tu ?
Lysis : Je prends le risque de m’égarer avec Socrate.
Socrate : Mon garçon, une fois la question de l’amitié résolue, tu seras ma première recrue.
Ctésippe : L’hypothèque de la ressemblance étant levée.
Socrate (à Ctésippe, appréciatif) : Les grands esprits pensent pareil ; la preuve, Hésiode écrit : « le potier hait le potier, le chanteur hait le chanteur et le pauvre hait le pauvre. »
Lysis (à lui-même) : Des Travaux et des jours. (Pause.) Vers 25.
Hippothalès : Et l’amoureux hait l’amoureux.
Ménéxène : Qui sait, les dieux pourraient pousser les semblables les uns contre les autres pour se divertir… « Chronos est un enfant qui s‘amuse, il joue au trictrac. »
Lysis : Héraclite. Qui dit aussi que « l’opposé est utile, et de toutes choses différentes naît la plus belle harmonie. »
Socrate : « Dieu est jour-nuit, hiver-été, guerre-paix, richesse–famine.» Maître Héraclite a raison : le froid aime le chaud, le vide aime le plein. De même, le faible cherche l’amitié du fort, le pauvre celle du riche -
Ctésippe : …et le vieillard courtise l’éphèbe.
Ménéxène : Mais comment le beau profite-t-il de la compagnie du laid ?
Lysis : Celui-ci pourrait avoir des qualités que l’autre n’a pas.
Ctésippe : Désolé, mon enfant, pas selon Socrate. (Il récite.) Le beau égale le bon égale le vrai. (Lysis a du mal à suivre.) Comme le bien, le beau n’a besoin de rien.
Ménéxène : Tu vois, Lysis, même ton Socrate recommande au beau de se taire.
Lysis : Amer présent !
Hippothalès : Lysis, mon amour, ta beauté est la perfection même ; lui ajouter quoi que ce soit serait un affront aux dieux.
Ctésippe : Surtout une « sagesse » si corrosive.
Hippothalès : J’adore l’idée que l’amour n’est possible qu’entre contraires.
Ménéxène : Etant moche, il croit avoir une chance de séduire Lysis… (À Hippothalès) Malheureusement, vous êtes tous les deux ignorants, votre couple n’a donc aucune chance…
Hippothalès : Ni le vôtre.
Socrate : Mes chers, ce n’est pas la peine de se déchirer - notre victoire est loin d’être acquise.
Ctésippe : Ça recommence.
Socrate : Déclarons en ville qu’il n’y a d’amour qu’entre contraires, et nous aurons les sophistes sur le dos : « Le vilain serait donc l’ami du juste. » Que leur répondrions-nous ?
Ctésippe : Que tu t’es de nouveau gouré, toi et tes victimes d’un jour.
Socrate (imite les sophistes) : « Socrate déclare que la haine est la meilleure amie de l’amour » ?
Ctésippe : En démasquant tes paradoxes, ils prouveront leur amitié pour nous.
Lysis (à Socrate) : Moi non plus, je ne peux te suivre sur cette voie. Car si l’amour n’est ni entre semblables, ni entre contraires, c’est à se demander s’il existe réellement. Or que vaut une vie sans amour ?
Socrate : Ctésippe a raison : partout où je passe, je répands la confusion. Faut-il s’étonner que je n’aie point d’amis ? (Socrate marche vers la porte, nul ne tente de l’arrêter, pas même Lysis. Il est accompagné par l’émissaire du tribunal et ses deux acolytes. Il s’arrête sur le seuil, se retourne et clame) : Mes amis, tout n’est pas perdu. Je suis porteur de bonnes nouvelles.
Ctésippe : Ce type est indécrottable !
Socrate : On n’est pas surnommé « hanneton » pour rien.
Lysis : Socrate, tu as trouvé la clef ?
Socrate : Oui : le ni… ni…
Ménéxène (à Lysis) : Tu parles comme si en son absence, l’amitié disparaissait.
L’émissaire : Socrate !
Lysis (à l’émissaire) : Pas maintenant !
Socrate : Une minute et je suis à vous.
Un des soldats : Et c’est nous qui trinquerons.
Socrate (au soldat) : Tu as raison, mon brave. J’ai déjà trop abusé de votre bienveillance - pour une si maigre récolte qui plus est. (À l’émissaire) : Parle, nous t’écoutons.
L’émissaire : Ici ? Devant tout le monde ?
Socrate : La justice doit éclater au grand jour ou s’éclipser.
Lysis (hystérique ) : Mais qu’est-ce qui se passe ?
L’émissaire : Je ne suis pour rien dans cette fâcheuse affaire. D’ailleurs, je parie qu’il s’agit d’un malentendu.
Socrate : Accomplis ton devoir, mon ami, et accomplis-le bien.
L’émissaire : Que Zeus me pardonne ! Nous devons t’arrêter et te livrer au tribunal pour interrogatoire. Trois citoyens respectables ont porté plainte contre toi.
Lysis : Contre Socrate ? Tu te trompes. C’est le plus juste des hommes.
L’émissaire : Je ne dirais pas le contraire. Mais lis, mon petit, si tu ne me crois pas, lis donc.
Lysis (lit) : « Nous, citoyens d’Athènes, accusons Socrate, fils de Sophronique, de renier les dieux de la cité, d’inventer ses propres divinités, et de corrompre la jeunesse athénienne. Chacun de ces délits étant passible de la peine de mort, nous exigeons son arrestation immédiate. Soussignés : Anitos, Mélitos, Ctésippe. »
Ménéxène : Je me demande ce qu’en dirait le démon…