PUZZLE, TOTALITE, SYNECDOQUE
"Les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers". Les sciences sociales modernes ont fait de l'adage christique leur agenda de recherche: chassons les Grands Hommes, pour qu'enfin les petites gens retrouvent leur dignité d'êtres à trois dimensions.
Ambitieux programme, humaniste par-dessus le marché, Tom Stoppard l'exécute dans Rosencrantz & Guildenstern sont morts. Seconds couteaux dans Hamlet, Rosencrantz & Guildenstern sont propulsés sur le devant de la scène, alors que Hamlet, Ophélie, Gertrude, Claudius, Polonius, sont renvoyés à l'arrière-plan.
Mais Stoppard sait que la promotion d'un pauvre type au rang de héros national signifie rarement l'émergence de nouvelles archives. Historien intègre, il plie l'expérimentation à une règle draconienne: pas de complément d'information. Des deux néo-héros, on ne saura donc pas plus que ce qu'en raconte Shakespeare, ni nous, ni Rosencrantz & Guildenstern. Les malheureux se heurtent ainsi à leur propre table rase, jusqu'à ce que leur mort programmée les ramène à leur néant natal. Les projecteurs de l'histoire ne les auront pas sauvés de leur immanente platitude.
Guerre et paix est qualifié de précurseur de l'histoire des masses. Convaincu que les processus historiques ne résultent pas de la planification d'un homme, fût-il empereur, Tolstoï s'attelle à écrire l'histoire de la campagne de Russie vue "d'en bas". On vante l'originalité de la démarche du roman, c'est le décalage entre l'intention et les résultats qui le rend édifiant. Dans son récit de l'an 1812, ce ne sont point les mouvements anonymes qui en sont les protagonistes, mais le maréchal Koutouzov, héros romanesque et historique classique. Echec grandiose, qui en préfigure d'autres; citons Louis XIV et vingt millions de Français de Pierre Goubert: malgré la grille, malgré le titre, malgré la couverture de l'édition de poche (Le Nain au lieu de Le Brun), le Roi Soleil n'y prend pas une ombre.
Chassez les grands hommes, ils reviennent au galop. Tout se passe comme si notre façon de comprendre et d'écrire l'histoire résistait au paradigme dit des Annales. Ce n'est pas un hasard si des tenants de l'histoire de la longue durée et des mentalités finissent par revenir à saint Louis, à Pétain et à Nicolas II, à Marie Antoinette, et déjà à Rabelais, à Luther et à Marguerite de Navarre; quand ce n'est pas les grands hommes, ils se rabattent sur les grandes dates: 1492, 1789.
L'histoire totale, en défendant la cause de l'ordinaire contre l'extraordinaire, a cherché querelle au cerveau, c'est à son honneur, mais cela la condamne à terme. Cognitivement, la figure aura toujours la primauté sur le fond, la partie sur le tout.
A bien le lire, Tolstoï vise moins les historiens, que De la Guerre de Klausevitz. Il ne s'agit plus de nier l'existence des grands hommes, mais d'analyser leur grandeur. Koutouzov en est un, parce qu'il reconnaît la futilité de toute stratégie. Appliquent cette théorie dans Les Microbes. Guerre et paix, Bruno Latour définit le grand homme comme celui qui saute dans un train en marche et s'en proclame le conducteur; il capte la contingence sous son appellation contrôlée, ainsi Louis Pasteur, un Koutouzov à la renommée de Napoléon. Dans mon jargon, le grand homme est celui qui parvient à s'imposer comme synecdoque; il s'impose au tout, il s'impose à nous, car il est une bonne Gestalt.
Ce n'est pas le hasard qui a fait de Napoléon une grande figure et de ses contemporains, des figurants. Chacun de ses hommes pris séparément était peut-être un brave type, mais nul n'avait les poumons pour tenir l'histoire en haleine vingt ans durant, a fortiori une tragédie classique en cinq actes.
L'histoire de la littérature est une critique du holisme. Elle est aussi un atelier où sont expérimentées des alternatives à l'ambition de reconstituer la réalité dans son exhaustivité, en voici deux exemples.
Virginia Woolf, Les Années (1937), raconte la saga de la famille Pargiter entre 188O et 1930. Récit discontinu, il ne rend compte que de onze années dans la vie de quelques uns de ses membres - et plus précisément, de onze journées. Nous nous attendons à ce que les lacunes finiraient par être comblées, il n'en est rien. Du puzzle on ne disposera que les scènes montrées en direct(showing); car les rares flash backs renvoient immanquablement à des scènes déjà racontées... Puzzle, soit, mais dont les pièces manquantes le sont définitivement.
Georges Perec, W ou Le souvenir d'enfance (1975), alterne deux récits, un essai d'autobiographie et une parabole. La partie autobiographique traite de l'enfance, sous l'occupation, d'un petit juif orphelin de père puis de mère. Ce travail d'historien frappe par le refus obstiné, tragique de Perec de combler les trous de sa mémoire parcimonieuse. Mieux. Les rares épisodes dont il se souvient sont soumises à une critique des sources impitoyable, cette mémoire s'en trouve presque vidée. Ceci ne laisse de renvoyer à l'autre versant du livre, W, univers apocalyptique qui combine les jeux olympiques et les camps de concentration.
On ne peut pas tout avoir, car le tout n'existe pas. Le puzzle incomplet n'est pas un miroir brisé du réel, il est le réel, il n'y a de réalisme que fragmentaire. Et parmi les fragments, la préférence du roman va toujours à celui qui peut tenir lieu d'un tout par définition absent; voir la madeleine de Proust: le maître de la synecdoque écrira sa légende.