ROUTINE & MONSTRUOSITE
Arthur T. Winfree s'est initié à la nouvelle science du chaos en torturant des moustiques. Ceux-ci s'activent tous les jours au crépuscule, souvent à nos dépens. Vengeur de notre peau, Winfree a converti ces ennemis de l'homme en victimes. Pour les importuner à sa guise, il les a enfermés dans des cages où la lumière et la chaleur sont constantes. Protégés des aléas de la nature, les insectes sont entrés en frénésie. Mais au bout de quelques jours, leur rythme s'est stabilisé. Surprise: l'horloge biologique du moustique de laboratoire n'est pas de vingt-quatre, mais de vingt-trois heures; toutes les vingt-trois heures, en effet, il se met à bourdonner avec intensité. Winfree en conclue que c'est être dans le monde qui est responsable du cycle de vingt-quatre heures, le choc de la lumière naturelle remettant quotidiennement sa pendule à l'heure().
Deux moralités à la fable:
1. ce n'est pas spontanément, mais sous la contrainte, que le moustique crache sa véritable nature; pour qu'il dévoile son horloge, il faut lui faire violence; depuis que les moustiques volent, seuls ceux de Winfree ont joui de leur tempo originel.
2. sa cadence peut dépendre du contexte, ainsi le lever et le coucher du soleil, mais l'horloge biologique en elle-même est un phénomène naturel, pas d'organisme développé qui en soit dépourvu.
Qu'en est-il de l'horloge humaine? Le sociologue du temps() a des idées arrêtées sur la question. D'ailleurs ce sont les nôtres, à la virgule près, les appeler axiomes serait donc en forcer le trait. Parlons plutôt de truismes.
1. "Comme un principe d'organisation de la vie humaine, la routine est foncièrement antithétique à la spontanéité".
2. "Il existe une relation intime entre la régulation temporelle et le contrôle social".
3. "La symétrie temporelle - être in sinc - contribue au sentiment d'ensemblité [togetherness], elle est un facteur de solidarité sociale".
Pour récapituler en mon jargon, la routine est bonne pour le ON et mauvaise pour le JE. A ceci près que
4. la routine est un garde-fou, une digue contre le désordre qui est latent en nous.
De ce ramassis d'évidences, on est en droit d'inférer que, privé de routine, un homme basculera 1. dans la spontanéité, 2. dans la liberté, 3. dans la solitude, 4. dans la folie. L'absence de routine engendrera l'extraordinaire, en somme.
Comment tester ces syllogismes? L'idéal aurait été d'imiter l'expérience de Winfree. Mais un homme n'est pas un moustique, d'ailleurs, à en croire les protecteurs des bestioles, B.B. en tête, même un moustique l'est à peine. Chemin sans issue? c'est compter sans Simenon qui, roman après roman, soumet ses personnages à la même question: que se passe-t-il quand l'homme est privé, ou quand il se prive lui-même, de (sa) routine?
Le cobaye malgré lui
Chez Simenon, la routine est la donne. On fait connaissance du héros quand il y est déjà installé depuis des lustres, elle n'a ni histoire ni auteur.
"Il n'ignorait pas que Cornélius était le premier levé de la maison et qu'il en était ainsi depuis son mariage. Peut-être la première fois n'y avait-il eu qu'un hasard et l'oncle avait continué" (Chez Krull, 1935).
"Un mercredi, on avait invité tante Mathilde à dîner, pour la remercier de son cadeau: une douzaine de couverts en argent. Au moment où elle s'en allait, on dit machinalement:
- A mercredi prochain...
Et il était évidemment établi, dès lors, qu'elle aurait sa place dans la maison tous les mercredis" (Faubourg, 1937).
La routine est anonyme, anhistorique, en faire la généalogie n'a pas de sens, l'attribuer au social c'est nous faire trop d'honneur. Tu n'expliqueras pas l'allant de soi!
La routine est donnée, faut-il l'accepter? Il s'en faut: tu n'accepteras pas l'allant de soi!
Dans son laboratoire, Simenon privilégie un type de cobaye: le provincial. Choix approuvé par la stéréotypie et par la vie, la province étant le bastion de la monotonie.
Chercheur consciencieux, il éprouve les deux figures de proue du provincialisme: celui qui adhère à son destin, celui qui essaie de lui échapper. Cela donne, à l'intérieur de sa liste de publications 1930-1946, deux corpus distincts. Le premier étudie le provincial sédentaire. Homme casé et content de l'être, c'est à l'expérimentateur de bousculer son train-train. Le second rend compte du provincial en cavale, qui part loin, le plus loin possible de sa ville natale; dans son expérience, il assume à la fois le rôle du cobaye et celui du scientifique.
Le premier corpus obéit à une recette immuable, on dirait du Propp. Prenons un homme ordinaire - pas de femme, pas d'intello -, qui mène une vie de fonctionnaire ou de notable: médecin à Sneek (L'Assassin), commis d'assurances aux Sables- d'Olonne (Le Fils Cardinaud), professeur d'allemand à La Rochelle (L'Evadé), comptable à Rouen (Oncle Georges s'est enfermé). Faisons-lui subir un électrochoc en pleine routine. Observons-le se débattre quand sa journée est frappée dans son principe régulateur.
La technique narrative utilisée par Simenon est un mélange subtil de showing et de telling. Au lieu de commencer par "Comme tous les matins...", ou "Chaque mardi midi..." (telling), ses articles commencent in medias res, en montrant une scène qu'on devine être la copie conforme d'innombrables scènes antérieures. Mais cette scène s'avère très vite être à la fois somme, sommet, et terminus, car elle interdit toute autre scène semblable.
Cette technique est vieille comme la littérature, et le XVIIe siècle l'a codifiée sous la règle des trois unités. Dans la tragédie classique, le jour J dit l'ordinaire (ON) et l'extraordinaire (ER), le spécimen abouti sonne le glas de la série. Un dimanche, si possible, c'est-à-dire le jour où la routine et le rituel, le microcosme du personnage et la société dans son ensemble, se rejoignent.
"Le temps, l'espace, les gestes, tout s'enchaînait, tout contribuait à former le bloc rassurant et limpide d'un beau dimanche ...
- Où va-t-on?
- Acheter un gâteau...
Comme tous les dimanches matin. Lentement, gravement. Auparavant, on faisait le tour traditionnel par le Remblai... Il marchait toujours, comme dans une procession, et il s'arrêtait machinalement à une terrasse" (Le Fils Cardinaud, 1942).
C'est en rentrant de la messe dominicale que Cardinaud découvre que sa femme l'a plaqué pour un voyou. Il encaisse le coup pendant quelques jours, puis part à sa recherche.
"N'arrive-t-il pas qu'un moucheron à peine visible agite davantage la surface d'une mare que la chute d'un gros caillou? Ainsi en fut-il ce dimanche à la Châtaigneraie... Ce dimanche, qu'on pourrait appeler le dimanche du grand drame, s'écoula avec la limpidité et le calme d'un ruisseau en plaine" (La Vérité sur Bébé Donge, 1940).
C'est au cours du thé dominical en famille, dans leur maison de campagne, que François Donge est empoisonné à l'arsenic par sa femme, Bébé. Il se rétablit, et part à la recherche de la "vérité".
Le radotage méthodologique permet à Simenon d'atteindre une masse critique de résultats, terre promise de la science expérimentale. Ses "variations sur un thème" sont plus proches d'un Rachmaninov que d'un John Coltrane, il préfère les petites touches à l'improvisation sauvage. Afin d'apprécier le caractère incantatoire de son oeuvre, je citerai, et citerai, ad nauseam je citerai.
Ostraneniye
"Les objets perçus plusieurs fois commencent à être perçus par une reconnaissance: l'objet se trouve devant nous, nous le savons mais nous ne le voyons plus. C'est pourquoi nous n'en pouvons rien dire... L'objet passe à côté de nous comme empaqueté, nous savons qu'il existe d'après la place qu'il occupe, mais nous ne voyons que sa surface. Sous l'influence d'une telle perception, l'objet dépérit... Pour rendre la sensation de la vie, pour sentir les objets, pour éprouver la pierreté de la pierre, il existe l'art" (Shklovski, "L'art comme procédé", 1917)." L'art est le service de réanimation de la perception, il le fait par l'estrangement, en rendant le familier étrange.
Avant de se soucier des automatismes du lecteur, Simenon inflige ce traitement aux personnages. Grâce à l'estrangement, ils deviennent tous les Etrangers dans la maison (1940). Ses romans sont imprégnés de ce que Freud appelle - avec Marie Bonaparte comme souffleur... - l'"inquiétante étrangeté" ("Das Umheimlich", 1914).
"Le ton était familier; les allures de l'homme étaient celles d'un habitué de la maison...
Mme Keller le servit avec son affabilité coutumière et pourtant dans tous ses gestes on pouvait sentir une réticence" (Le Relais d'Alsace, 1933).
"Le mélange était si intime entre la vie de tous les jours, les faits et gestes conventionnels et l'aventure la plus inouïe, que le docteur Kupérus, Hans Kupérus, de Sneek (Frise néerlandaise) en ressentait une excitation quasi voluptueuse qui lui rappelait les effets de la caféine, par exemple" (L'Assassin, 1935).
Grands sont les bienfaits de l'estrangement: "Peut-être eussent-ils toujours ignoré le vide qu'il y avait entre eux si, soudain, ils ne s'étaient pas trouvés sans le sou dans un pays étranger, loin de toute aide possible. Qui sait, sans cela, s'ils n'auraient pas passé toute leur vie en croyant s'aimer? La catastrophe avait éclaté, n'avait pas provoqué une effusion, un élan de tendresse de l'un vers l'autre. Au contraire!" (Quartier nègre, 1935, 120).
Devenu étranger chez soi, le héros a une illumination: "Elle ne l'avait jamais compris, ni personne! Quand il avait sa tête en bois, avec ses gros yeux farouches, ses moustaches cirées et sa démarche d'automate, est-ce que quelqu'un s'était demandé pourquoi il était ainsi? Eh bien! maintenant il était devenu plus léger. Il y a même gagné quelque chose. Car, des années durant, il avait vécu dans sa famille sans la connaître. Depuis la veille, il connaissait tout au moins Hélène et il en était aussi ému qu'un amoureux" (L'Evadé, 1936, 84-85).
Grands sont les dégâts de l'estrangement. A la suite du choc subi en pleine routine, le héros entre en crise organique. C'est le temps de l'aliénation.
"Quand, il y a quelques jours, il était assis à la même table, il savait que la table était en bois, que les personnes assises autour constituaient sa famille, qu'il passerait le restant de ses jours avec elles, que la maison était à lui et que c'était un bonheur d'avoir une maison, car on ne sait jamais ce qui peut arriver! Eh bien! il n'en était plus ainsi. Il était assis à la même place, mais il n'était pas loin de s'en étonner. Il regardait sa femme, il entendait sa voix et il ne voyait aucune raison de vivre avec elle plutôt qu'avec une autre". "Il avait une femme, des enfants. Tous étaient correctement habillés. Et voilà que, malgré tout, cela n'avait pas l'air vrai" (L'Evadé, 95-96, 47).
"Il ne mentait pas. Tout cela était vrai. Il revoyait les paysages avec assez de netteté pour les dessiner. Et pourtant il ne les sentait pas. Il avait peine à se persuader qu'il avait passé là-bas la plus grande partie de sa vie... Il ne mentait pas et il avait l'impression de mentir! Il cherchait dans sa mémoire quelque chose à raconter encore, quelque chose de consolant et de fluide comme une chanson napolitaine... Le plus renversant c'est que c'était vrai et qu'il finissait par en douter!" (Le Locataire, 1934, 89, 90, 92).
Comble du paradoxe: si vivre machinalement équivaut à ne point vivre, c'est en se découvrant robot que le héros perd définitivement prise sur la réalité: "Maintenant, la maison qu'il avait habitée pendant quinze ans, pendant seize, lui paraissait étrangère. Elle ne vivait plus. Il n'y avait plus de raison pour qu'un objet fût à telle place plutôt qu'à telle autre... C'était cela, oui: il était détaché des choses. Il évoluait tout seul dans un univers indifférent. Il touchait des objets qui étaient comme sans consistance, parlait à des gens et ces gens n'étaient plus dans le même monde que lui" (L'Assassin).
Comme la théorie de Shklovski est optimiste, à côté. Certes, Simenon ne nie pas que l'habitude nous empêche de voir les objets; mais l'estrangement, loin de nous en rapprocher, en nous forçant à les voir tels quels nous les rend irréels.
"L'Afrique, ça n'existe pas! L'Afrique..."
L'automatisation est le mal, l'estrangement en est le remède de cheval. Et Simenon se spécialise dans la pathologie post-opératoire: le patient se réveille esseulé, aliéné, comment gérera-t-il sa vie sans routine? Est-ce que les effets du traitement seront durables? irréversibles?
Au fait, quel est l'antonyme de "routine"? Partons des définitions minimales:
- Routine: la répétition des mêmes gestes aux mêmes moments (de la journée, de la semaine, de l'année, etc).
- Répétition: l'apparition d'un mot, geste, comportement, deux fois et plus.
La routine est donc la forme radicale de la répétition, qui à la récurrence joint le contexte.
Privé de routine, un homme atteint un carrefour logique. Trois voies s'ouvrent devant lui, béantes: 1 ne point se répéter (nouveauté, unicité); 2 se répéter mais dans le désordre (mouvements browniens, chaos); 3 retrouver une routine, l'ancienne ou une nouvelle.
1. Selon Zerubavel, notre homme devrait recouvrer sa spontanéité et être créatif, imaginatif, individualiste - il devrait enfin devenir lui-même. Perspective alléchante, mais pas un des cobayes de Simenon ne l'a croisée.
2. Sombrerait-il dans le chaos? Selon Winfree, la journée du moustique compte un point, un seul qui, perturbé, détraquera son horloge pour toujours. En l'irradiant par une quantité de photons à minuit, on en fait un insomniaque incurable: il s'assoupit, bourdonne un peu, s'assoupit de nouveau, et cela de façon totalement aléatoire (total randomness). A partir de cet instant, il souffrira d'un décalage horaire perpétuel().
Il se peut que l'horloge bio-sociale de l'homme ait elle aussi un point qui, irrité, déclencherait chez lui un désordre terminal. Simenon ne l'a pas trouvé.
3. Ce qui nous laisse avec la répétition. Observez l'homme sans routine, retenez votre souffle, car il en aura une incessamment sous peu.
To repeat or not to repeat? Comme dans le dilemme hamlétien, celui-ci oppose l'allant de soi (être, c'est répéter) et l'impossible (ne pas répéter, c'est se raconter des histoires à dormir debout). Que celui qui éprouve un répit de l'inertie, statique ou dynamique, s'attende à lui payer un impôt majoré.
Le provincial en cavale cherche à soulager son spleen en des lieux de désordre, plus propices à l'épanouissement de son moi véritable. Ses destinations favorites sont on ne peut plus stéréotypées: l'Afrique, Paris, le crime (auxquelles s'ajoute la "jungle" des affaires, comme dans Le Voyageur de la Toussaint, 1941).
Qu'il soit dans un pays exotique ou à Paris, escroc ou assassin, notre aventurier en quête d'authenticité aura vite fait de s'installer, pour ne pas dire s'avachir, dans un train-train auquel il n'a aucune chance de s'arracher - plus vaste sera la plaine.
Ainsi l'ex drogman à l'ambassade de France à Stamboul: "Cela tenait de l'ivrognerie et de l'intoxication. Le matin, en se réveillant mou et écoeuré, les jambes lasses d'avoir traîné une partie de la nuit dans Péra et dans Stamboul, Jonsac se promettait:
"- Aujourd'hui, je ne verrai ni Mufti bey, ni Ousoun, ni Téfik... Je n'irai pas chez Avrenos et je ne mettrai pas les pieds au bar du Péra Palace...
Il se disait cela depuis des années et, comme l'ivrogne mal converti se permet déjà un petit verre dès le milieu de la journée, il passait comme par hasard dans la Grand-Rue de Péra où il était sûr d'être hélé par l'un ou l'autre de ses amis" (Les Clients d'Avrenos, 1935, 149).
Ainsi le jeune Timar, du Coup de lune (1933), croit troquer l'insipide La Rochelle contre un luxuriant Gabon:
"Il criait, comme Bouilloux ou comme le borgne:
- Adèle! Un pernod.
Car on lui avait appris à boire du pernod. Il avait acquis d'autres habitudes encore, qui étaient devenues autant de rites. A midi, par exemple, avant de se mettre à table, il y avait la partie de zanzi, au bar, pour la tournée de pernod. Le soir, le dîner à peine fini, on organisait deux tables de belote et Timar en était jusqu'au bout. De temps en temps on criait, lui ou un autre:
- Adèle! Une tournée du même!
Jusqu'au vocabulaire qu'il devait apprendre! Parfois, les autres s'adressaient une oeillade qui signifiait:
- Il fait des progrès!
Parfois aussi Timar était écoeuré de se voir là, les cartes à la main, des heures durant, dans une tiédeur abrutissante, le sang épaissi par l'alcool...
Non! il n'avait pas peur. Seulement, il fallait quitter Libreville, l'hôtel, la chambre aux raies de lumière et d'ombre, le quai de terre rouge et la mer bordée de cocotiers, tout ce qu'il détestait, en somme, y compris le zanzi au pernod et la belote au calvados!! Ces choses-là avaient fini par former autour de lui une ambiance qu'il connaissait et il s'y mouvait sans effort, en se fiant à ses réflexes.
C'est ce qui était précieux, car il était devenu paresseux, d'une paresse intégrale! Il ne se rasait plus que deux fois par semaine, restait parfois des heures assis dans le même fauteuil, à regarder droit devant lui, sans penser!
Or il n'arrivait pas à s'arracher à Libreville! Il y était englué ...
Tout le dégoûtait, et lui le premier, mais ce dégoût, cette veulerie étaient aussi un besoin" (105).
Ou ce jeune ingénieur d'Amiens, échoué au Panama, sans argent, sans relations, sans sa femme qui l'a abandonné. Un homme se mesure par sa ténacité à terre. Les ratés de Simenon se relèvent aussitôt foudroyés, ils s'embourgeoisent dans leur décrépitude: "Dupuche n'avait pas besoin de cette vague promesse (de travail) pour attendre. C'était venu tout seul. Il avait pris ses habitudes: chaque heure était meublée peu à peu de menus faits et gestes qu'il répétait docilement tous les jours" (Quartier nègre, 1936).
Car la routine n'est pas l'apanage des hommes comme il faut. Egalitaire, elle est le lot des grands bourgeois et des petites gens. Chez Simenon, les marginaux, les paumés, les sans-emploi n'ont pas une vie moins ordonnée que les notaires.
Escroc sans talent, de Ritter est de retour dans sa ville natale après vingt-cinq ans d'absence: "De Ritter avait besoin, de la sorte, de répéter les mêmes gestes aux mêmes heures, de couper les journées par des étapes régulières, de se réfugier dans des asiles familiers, comme le restaurant où il n'aurait pas déjeuné à une autre table que la sienne ou le Café Vénitien où il finissait ses journées, le kiosque déterminé où il achetait le journal" (Faubourg, 1937). Il ne suffit pas de hurler avec les loups "je ne serai pas un mouton" pour ne plus bêler.
Quand la province s'en va explorer la jungle, au propre et au figuré, elle revient plus résignée que jamais. Le héros des Noces de Poitiers (1946) monte à Paris, fait quelques tentatives pour atteindre une petite, mesquine gloire, échoue tout aussi petitement. Diagnostiqué "raté" par lui-même, son pronostic est pessimiste: il sera clochard ou provincial - et emprunte la voie qui meublera le mieux le temps interminable qui lui est imparti: "Il n'y avait maintenant devant lui qu'une longue pente, qu'une infinie pente douce à descendre" - il finit à Tulle, en Corrèze, chargé de la chronique locale du journal.
Le jeune Timar se résigne à son fatum, en route vers La Rochelle il pense en parfait blasé: "Entendu! Il l'épouserait, parbleu! Pour avoir la paix! Il accepterait la place dont on lui avait déjà parlé, aux raffineries de pétrole! C'était justement à La Pallice! Il aurait, lui une maison plus grande, avec un jardin, "genre villa"! Et une moto! Il deviendrait très calme, très gentil! Jamais, il n'en avait eu tant envie! Peut-être même accepterait-il de faire des enfants?" (219).
La routine est un phénomène social, qu'est-ce qui ne l'est pas, citons mon rhume. Mais est-ce à dire que sociale est sa raison d'être? Les recherches de Simenon démontrent qu'elle n'est pas qu'un facteur de solidarité ou de contrôle. Ce n'est ni pour s'insérer dans la cité ni sous la pression des casés que les laissés-pour-compte finissent par se rabattre sur une routine. Non, ils le font naturellement - laisse-toi aller, tu ne risques pas de te perdre, la spontanéité est le plus sûr chemin au même.
Gare au mauvais ou bien... ou bien... Ce n'est pas à la routine en tant que telle que Simenon cherche querelle, elle n'a pas d'alternative. Sa cible est la chimérique opposition entre routine et non-routine. Timar: "L'Afrique, ça n'existe pas! L'Afrique..."
Il n'empêche. Quelques personnages simenoniens existent qui, ayant mené cette bataille pourtant perdue d'avance, gagnent le droit de dire: rien ne sera plus jamais comme avant. Parmi ces happy few, il y a ceux qui ont combattu la routine et sont devenus fous; et il y a ceux qui l'ont pratiquée comme garde-fou: une bulle qui protège la folie contre la normalité.
La routine comme garde-fou
Selon le quatrième truisme, sans routine l'homme se relâche, à force de se laisser aller il tombera dans le désordre mental et social.
J.P.G., l'Evadé, fut d'abord voyou, puis assassin par accident - à Paris, bien entendu. Condamné au bagne, il s'en évade, se procure une nouvelle identité, et se convertit en père de famille et professeur d'allemand dans un collège de La Rochelle. Il mène une vie "d'automate", selon ses propres dires: "Sa nouvelle vie avait duré dix-huit ans sans qu'un instant il se fût demandé s'il était heureux ou non. Brusquement, tout était changé" (81). "Le tout premier grincement se produisit le lundi 2 mai, à huit heures du matin" - il vient d'apercevoir dans la rue la complice de son crime. Le bel édifice qui a tenu si longtemps s'écroule, la machinerie se détraque, l'étoile se désorbite, J.P.G. déraille.
L'homme n'est pas un chat - en tombant sur tes pattes tu te casseras l'âme. Le pire des KO est toujours un ticket A/R, J.P.G. saute dans un autre train-train. Il reprend ses tics d'antan: fumer, pernod le matin, cracher dans la rue, mettre une cravate extravagante. Mieux. Quoique en congé de maladie, licencié de fait, en quelques jours sa vie se stabilise sur les marges: il a son coin de Café de la Paix, il joue à la belote avec les habitués de la maison, il suit chaque jour son périple habituel: "N'étaient-ce pas de nouvelles habitudes qui se créaient, de nouveaux centres d'intimité?" (88).
Mais la justice, ses collègues, sa femme, ses enfants ne lui laissent pas le loisir de s'installer dans sa nouvelle routine, fût-elle de persona non grata. C'est alors qu'il perd la raison, il finira à l'asile où, faut-il le rappeler, le temps est bien plus policé qu'ailleurs - la routine revêt la forme de la camisole de force...
Kees Popinga est l'Homme qui regardait passer les trains (1938), puis en prit un - pour l'enfer. Seul, de tous nos héros, il déclare la guerre sainte à la routine; fondamentaliste, il la mènera jusqu'à la débâcle finale.
Premier commis et fondé de pouvoir dans une maison vénérable à Groningue, Popinga et les siens ont une vie réglée une fois pour toutes: "N'y avait-il pas quinze ans qu'il en était ainsi, et qu'ils étaient quasiment figés dans les mêmes attitudes". Car Popinga a toujours adhéré à la thèse de la routine comme rempart: "Kees avait rêvé d'être autre chose que Kees Popinga. Et c'était justement pour cela qu'il était tellement Popinga, qu'il l'était trop, qu'il exagérait, parce qu'il savait que, s'il cédait sur un seul point, rien ne l'arrêterait plus" (38).
Je suis passé à côté de ma vie, avait-il coutume de psalmodier, comme nous tous: "Au fond, il avait peut-être toujours été un comédien et, pendant quinze ans, il s'était complu à rencontrer une image digne et impassible, celle d'un bon Hollandais sûr de soi, de son honorabilité, de sa vertu..."(45).
Un soir, il apprend que, ne pouvant éviter une faillite frauduleuse, son patron prépare une fuite simulée en suicide. Le voici sans emploi, sans foi, sans toit. Loin de se laisser abattre, Popinga transmute le traumatisme en tremplin.
L'occasion se présente de soumettre son moi fantasmé à l'épreuve, il la saisit corps et âme, et saute dans le train de nuit.
Direction: Amsterdam, hôtel Carlton. Par ressentiment, par maladresse surtout, il étrangle la maîtresse de son patron. Il prend alors un deuxième train de nuit. Direction: Paris, évidemment.
Serait-ce un remake de Dr Jekyll & Mr Hyde? La bête refoulée serait-elle enfin lâchée? C'est mal connaître Simenon.
Toutes les polices sont à ses trousses, et après un deuxième "attentat", la pègre. Partant de l'évidence, à savoir que les habitudes perdent l'animal traqué, Popinga arrête un plan de survie astucieux: "Changer, non seulement de restaurant et d'hôtel, mais changer de classe" (164). Il lui faut aussi se débarrasser de ses nombreux tics: le cigare, le regard narquois, le jeu d'échecs, le besoin d'avoir quelqu'un à côté de lui pour s'endormir.
Tragique paradoxe. Popinga, qui "se résignait mal à rester un inconnu dans la foule" (191), qui regardait "passer les gens dans la rue, à la queue leu leu, comme un troupeau stupide" (230), qui était convaincu qu'"un homme est toujours plus fort que la foule" (230), finit par être investi de la plus ingrate des missions: devenir quelconque. A lui qui se croyait omnipotent - "Il pouvait tout se permettre! Il pouvait être tout ce qu'il voulait, maintenant qu'il avait renoncé à être coûte que coûte, pour tout le monde, Kees Popinga, fondé de pouvoir" (97) -, il incombe à présent de pratiquer l'auto-effacement. Pour triompher de ses ennemis, il lui faut devenir l'Homme sans qualités.
Mais une table rase n'est pas écrite en un jour, pas plus que le renouvellement perpétuel, possible. Popinga sait qu'en se fiant à la spontanéité, il retombera dans ses vieilles pantoufles. Il lui faut donc entrer dans la non-répétition "scientifique", l'adjectif est de lui, c'est-à-dire dans la production en chaîne de faits et gestes uniques.
Tout remake risquant de lui être fatal, en dix jours il est en panne sèche: "Il n'avait plus le droit de demander de quoi écrire... Prendre un train lui était interdit. Elémentaire! ... Les filles? Il n'en était pas encore sûr... Qu'est-ce qu'il avait encore le droit de faire, en définitive?" (211).
Un homme n'est pas un moustique. Popinga aperçoit le chaos de si près mais n'y entrera jamais. Il finit par abandonner la partie, essaie de se suicider, puis se laisse enfermer dans un asile.
Fou à lier ou aliéné? Le livre refuse de trancher, refuse même la distinction. Est-ce que la routine de jadis a préservé Popinga de la "folie", ou est-ce qu'en s'en privant, il a découvert que celle-ci n'a pas d'alternative? Je vote pour la deuxième hypothèse: le vide rend fou, heureusement, la nature abhorre le vide.
Ce n'est pas le manque d'imagination qui a eu raison de sa raison, mais l'ambition de ne produire que de l'unique, l'unique qui passe inaperçu qui plus est... Or combien de nouveau, de totalement, absolument nouveau, nous est imparti?() Si se répéter, c'est mourir un peu, le plus extravagant parmi nous, un Philip K. Dick, par exemple, serait un cadavre pris de rares spasmes, et douteux. Et le reste du temps?
La défaite de Popinga est grandiose, car inéluctable. Héros tragique, l'hubris le perd, l'hubris de celui qui défia les lois élémentaires du cerveau.
Noli me tangere
Tous reviennent au même. A la sortie de leurs laboratoires respectifs, le provincial en cavale rejoint le provincial casanier. Tous, Popinga mis à part, atterrissent sur leurs pattes tôt ou tard, plutôt tôt.
Est-ce le syndrome Vanka Stanka()? Non, si l'on entend par Vanka Stanka "retour à la case départ". Certes, la routine est toujours là, mais elle a changé de camp. Ci-devant ciment social, les élus l'utilisent à présent pour se couper de leurs semblables.
Le Fils Cardinaud ramène sa femme au foyer, retrouve sa vie de négligeable commis d'assurances: "Voilà! Il avait fait ce qu'il devait faire, tout seul. Il suivait le Remblai, comme chaque dimanche...
- Comme d'habitude, monsieur Cardinaud?
Rien ne serait changé, rien n'était changé. Il marchait toujours du même pas, saluait du même coup de chapeau."
Rien n'était changé? Non, car entre-temps, il a appris que les choses qui comptent ne se partagent pas, donc l'amour: "Elle ne l'aimait pas, elle ne l'avait jamais aimé, elle ne l'aimerait jamais. Il le savait depuis toujours. Est-ce que cela importait? Il aimait et c'était suffisant, il se contentait qu'elle fût sa femme, qu'elle vécût dans sa maison, qu'elle lui fît des enfants... C'était tellement plus simple que ce que pensaient les gens!"
La routine s'avère un isolant efficace. C'est sous couvert de la vie la plus abrutissante en apparence qu'on peut atteindre la quiétude, le rosebud de l'oeuvre de Simenon.
"Krull ne disait rien. Il ne disait jamais rien. C'était peut-être un idiot, peut-être un philosophe qui vivait tout doucettement sa vie personnelle à l'abri d'une invisible carapace. On le respectait. Il était le chef de la famille. Mais, justement, peut-être à force de le respecter et de le craindre, on le tenait en dehors de la plupart des événements. C'était frappant, d'autant plus qu'il avait ce calme, cette dignité des sourds qui poursuivent au milieu de l'agitation des autres leur rêve intérieur" (Chez Krull, 32, 120).
La drogue, l'alcool, et la routine seuls permettent d'entrer dans cet état de grâce. Dupuche, le gestionnaire de sa propre déchéance, "vivait en dedans. Il se suffisait". D'où le happy end, si rare chez Simenon: "Dupuche est mort, dix ans plus tard, d'une hématurie aiguë, après avoir réalisé son ambition" - mélange d'autiste et d'automate (Quartier nègre).
Qui n'imite s'imite
"Je ne suis pas fou, mais je n'ai pas votre tête" (Diogène le Cynique)
La biographie de Franz Kafka démontre que monotonie et génie ne sont pas incompatibles. Mais ce qui est possible pour un Kafka n'est pas recommandé à vous et à moi, le propre de la monotonie étant d'engloutir ses adeptes. Aux nicodémites, qui s'auto-proclament monochromes de surface, technicolor de profondeurs, et aux Japonais retors, qui font passer leur être pour du paraître, les acquis de la glaciologie serviront de rappel à l'ordre: sous l'eau, tous les icebergs sont mouillés.
Pour ceux qui n'ont pas trouvé le nirvana, pour ceux qui n'en sont pas capables ni ne le recherchent, Simenon désigne la plus solitaire des voies: l'idio-routine. Le vrai rebelle n'a pas une vie déréglée, mais une vie réglée au millimètre - par lui.
La routine sert-elle de garde-fou? Oui - elle préserve le vrai héros dans la monstruosité. Dans son cas, la routine va à rebours de sa définition lexicale: "l'ensemble des habitudes et des préjugés, considérés comme faisant obstacle à la nouveauté, à la création et au progrès" (Robert). Trois personnages correspondent à ce portrait robot: Oncle Georges, Octave Mauvoisin, docteur Kupérus.
La vie d'Oncle Georges était d'une grisaille sans tache. "Pendant vingt ans, pendant plus de vingt ans, il ne s'était rien passé. Jamais la porte ne s'était ouverte pour une visite imprévue, jamais, dans la boîte aux lettres, une surprise, un message changeant si peu que ce fût la vie de tous les jours".
Double cataclysme: Charles découvre le passé scabreux de Henri Dionnet, son employeur et beau-frère honni; en même temps, le titre qu'il lui a volé est tiré au sort, le voici riche: "Après vingt ans, il pouvait, comme d'un coup de baguette magique, transformer du tout au tout la vie de la maison". Mais Charles n'est pas Kees Popinga:
"Il avait autant d'argent qu'il en voulait et il ne savait qu'en faire. Qu'aurait-il fait avec ses cinq cent mille francs? Il y avait pensé, des jours et des nuits durant, dans sa mansarde. En fin de compte, il n'avait rien fait du tout. Il avait repris la vie de tous les jours".
Mais cette vie de tous les jours, de subie devient un choix, de figure imposée elle devient figure libre. Mais "libre" n'est pas "improvisée", bien au contraire. Pour se démarquer de la foule, il suffit de ne pas regarder à gauche ni à droite, même sur un sentier battu. C'est en l'appliquant à la lettre, consciencieusement, que la routine est détournée de sa raison sociale. L'employé utilise sa journée régulée comme l'arme fatale de la vengeance: "Mais sa vraie vie, c'était au bureau, dans sa cage, où il continuait à attendre Henri et où il ne disait rien, où il s'obstinait à ne rien dire, pour faire crever son beau-frère de peur, à petit feu".
Oncle Georges est enfin prêt à rejoindre la fine fleur simenonienne, avec son "air de quelqu'un qu'une membrane invisible séparerait du monde extérieur. Est-ce que les sourds ne sont pas comme ça."
Trois ne font, trois ne sont que ça: Dieu, il ne fait qu'être, le mort, il ne fait que ne pas être, le héros romanesque, il ne fait que passer.
La monomanie est une activité à temps partiel, a fortiori la routine. Il n'y a qu'un personnage qui la pratique around the clock: "Octave Mauvoisin, l'homme qui ne fréquentait personne, l'homme tout seul qui ne parlait pas, qui n'aimait pas, qui n'avait dans la vie que d'âpres joies solitaires", pousse la routine à un paroxysme bénédictin. Il est un ordre à lui tout seul, un ordre au frère unique, à chaque office divin du Horarium de La Règle de Saint Benoît() correspond un moment de sa journée.
Après la mort suspecte d'Octave, son neveu, le Voyageur de la Toussaint, reconstitue une journée type du défunt, du Matins au Compline:
"Il est neuf heures et demie, vous voyez... Votre oncle s'asseyait à cette table, l'hiver à la table d'angle à l'intérieur du café...
Voilà!... C'est ici qu'il parcourait ses trois journaux en buvant un verre de vin blanc... Il y faisait ajouter de l'eau de Vichy...
Mauvoisin, tout seul à la terrasse ensoleillée, frappait le guéridon d'une pièce de monnaie, réglait sa consommation et s'en allait sur le coup de dix heures.
- Mauvoisin est passé?
- Il est passé...
De son même pas compté, il regagnait les quais...
- Onze heures. Nous devons nous rendre maintenant au Bar Lorrain... Il y a déjà une heure que monsieur Babin est assis à la table et...
A onze heures, avec Rinquet, ils avaient pénétré au Bar Lorrain, comme le vieux Mauvoisin le faisait chaque jour.
Mauvoisin, lui, marchait, toujours seul, le long des trottoirs, suivant un horaire aussi minutieux que celui des cars verts.
A onze heures, les deux solitaires se retrouvaient. N'était-ce pas comme un besoin de se toiser? ... Il s'approchait du comptoir d'acajou. Il n'avait pas besoin de commander, car le patron à tête de lapin lui apportait aussitôt sa bouteille de porto...
- Allons...
Un nouveau coup d'oeil, une tournée rapide dans les bureaux des cars. Parfois une signature donnée, debout. Puis le déjeuner, là-haut, silencieux, en tête à tête, avec Colette.
A présent, c'était l'heure de la sieste ...
- C'est l'heure, maintenant, de la signature du courrier...
- Mon oncle venait vous voir à cette heure-ci, n'est-ce pas?...
Les quais, à nouveau, les rues coupées en deux par le soleil, un trottoir noir, un trottoir étincelant.
- Il entrait une seconde fois à la banque Ouvrard..., récitait Rinquet. A cette heure-ci, on reçoit les derniers cours de Paris... Cela nous mène, monsieur Gilles, jusqu'à quatre heures environ... Pendant une heure, le programme variait... C'est le moment pour lequel j'ai eu le plus de mal à reconstituer son emploi du temps... Tantôt... Tantôt... D'autres fois, il faisait un tour dans les locaux de la maison Basse et Plantel... C'étaient les jours de réunion de ce qu'on appelle le Syndicat... Un détail m'a frappé: c'est que votre oncle, lors de ces réunions, arrivait toujours le dernier et repartait invariablement le dernier...
- Vers cinq heures, votre oncle entrait chez madame Eloi...
Tandis que votre oncle posait la main sur le bouton de la porte, votre tante Eloi pressait un timbre électrique communiquant avec l'appartement. Cela signifiait qu'il était temps de préparer le plateau avec le thé et de le descendre...
Le même goûter, invariablement... Deux tasses... Du thé léger... Des toasts sur lesquels votre oncle étalait de la marmelade d'oranges... "(238-257).
"Cela avait duré des années et des années, près de vingt ans, jusqu'à ce qu'un jour quelqu'un osât, dans cette foule, prendre la décision de le supprimer..."
Oncle Georges pratique la perversité sur la pointe des pieds. Octave Mauvoisin la crache dans la figure de toute une ville et le paie au prix fort. Et le docteur Hans Kupérus, l'Assassin, est le monstre achevé.
La vie de Kupérus est minutieusement réglée, elle est en phase avec celle des notables de la ville, tous membres de l'Académie de Billard - l'homme seul est une redite, à deux, une litanie. Son agenda rigide permet à sa femme de le tromper avec le président de ladite Académie, ce même agenda lui permet de liquider tous les deux en toute impunité.
La ville n'est pas dupe, tout le monde le sait coupable du crime insoluble. Ses patients le délaissent, ses compères le snobent, son emploi du temps d'antan est devenu non pertinent. A l'instar des moustiques de Winfree, Kupérus entre en frénésie, à l'instar de ces braves bestioles il tarde pas à se procurer un nouvel équilibre: "Personne ne venait désormais [à son cabinet]. Alors, pour passer le temps, il marchait, les mains dans les poches. Il avait établi peu à peu un itinéraire qui était devenu tellement invariable que les gens, sur son passage, disaient parfois: - Il doit être dix heures... Le docteur vient de passer". L'automate social s'est mué en automate privé.
La routine est un facteur de cohésion sociale, l'inverse est vrai aussi: exclure un membre des rites journaliers signifie son arrêt d'excommunication. "Depuis des années, on recevait les van Malderen chaque jeudi à cinq heures et, une fois par mois, ils restaient à dîner" (109). Devenu veuf et sentant le soufre, les van Malderen l'évitent, non sans lui suggérer au préalable: "Il faut que vous partiez" (117). Kupérus reste.
C'est le leitmotiv de la deuxième partie du roman, il va crescendo. Le juge d'instruction lui recommande un long voyage, et laisse croire que "c'est fait... Il partira" (171); la ville tout entière respire avec soulagement, mais Kupérus reste. Son médecin personnel lui prescrit: "Partir le plus tôt possible" (184), le patient passe outre. Sa servante devenue sa maîtresse le lâche à son tour: "Il vaut mieux partir" (195). Docteur Kupérus reste.
Mieux, il pousse le vice jusqu'à retourner à la fosse des hyènes, à l'Académie de Billard:
"Voilà comment les journées se passaient. Invariablement, à cinq heures, il poussait la porte d'Onder de Linden. Personne ne le saluait. Il y avait longtemps que son nom était rayé du tableau des membres du comité. On feignait de ne pas s'apercevoir de sa présence...
Tant pis! Il restait là, à regarder jouer au billard, à regarder tous ses anciens amis et à écouter leur conversation. Il restait invariablement jusqu'à la même heure" (204).
De la routine, Hans Kupérus joue toute la gamme, de la mêmité à la monstruosité. "Des légendes naissaient, de toute sorte, selon les milieux. Pour les enfants, Kupérus devenait un être aussi surnaturel que Croque-mitaine ou Satan et ils avaient un petit frisson en se sauvant à son approche" (209).
"Ils ne savaient pas! Personne ne savait, car il avait échappée à leur monde et il vivait dans un univers qu'il était seul à connaître" (210). Hans Kupérus est devenu acher().
Un homme est un moustique, à ceci près que lui seul, de toutes les espèces, a la faculté de devenir son propre Winfree.
"Routine et monstruosité", car il n'y a pas d'alternative à la routine. Préfabriquée, elle m'enfonce dans le ON, faite maison, elle me sert de prête-nom, pas de mirage sans désert.
L'estrangement est un instrument de lucidité et d'irréalité
To Be Or Not To be
"Avant de se poser la Grande Question, acquiesce le relativiste, To Be est inné; mais l'irruption de l'idée de suicide dans notre existence problématise ce qui avant allait allègrement de soi.
La pensée du suicide est un agent d'estrangement, elle rend méconnaissable le To Be si familier.
Question: est-ce que l'option suicide transmute le To Be en choix juste l'instant du dilemme, ou est-elle une sinécure?
Relativiste: pour l'homme qui s'est demandé: To Be Or Not To Be?, être de ce monde signifie une fois pour toutes: J'ai choisi de vivre.
Mais qui n'a pas été visité, ne serait-ce que fugitivement, par une vague pensée de suicide?
A partir du jour, plutôt précoce, où Not To Be l'a effleuré, l'homme serait une machine à choisir: To Be!
Mais pourquoi privilégier une date quelconque? Selon votre système, c'est la virtualité du Not To Be qui transmute To Be en choix terminal, or l'homme est un animal suicidaire.
"Wakefield" de Nathaniel Hawthorne)
Un homme vit dans une inertie banale, se désorbite - fait le pas du cavalier, déraille -, et retombe dans une inertie freak
D'un sommeil l'autre, l'un banal, l'autre singulier
Pour persévérer au présent il doit hiberner, comme un astronaute congelé
Une mutation l'a fait dérailler, une contre-mutation l'a fait réintégrer le rail, entre les deux, sommeil profond
Wakefield doit passer vingt ans en sommeil sans rêve pour tenir dans cet état d'apesanteur (décrit par kafka dans "Promenade inopinée"), dans sa "forme véritable" car sans contenu
"...ere he lose his individuality and melt into the great mass of London life" & "who was the man in London, the surest to perform nothing to-day which should be remembered on the morrow" & "Circunstances - which often produce remarkable men from nature's ordinary handiwork - have produces one such here"
L'anonyme-né se fait un nom et le perd
L'altérité par l'absolue mêmité
La machine est censée nous libérer des tâches répétitives, elle permet de nous adonner à l'unique, soit, mais combien de X uniques par vie?
LA solution en vogue: le contexte, I.e. tout est unqiue de part son contexte, nous laisse tous sur notre faim.