Dr. Jekyll et Mr. Hyde
Quelle est l'essence du
pétrole? Et de l'homme?
Dr. Jekyll et Mr. Hyde font partie de l'élite des topoï, ceux qui, tels Don Quichotte et Sancho Pança, Roméo et Juliette, de noms propres sont devenus noms communs.
Il est de bon ton de pourfendre les clichés, branché, d'abattre les stéréotypes. On nous somme de dépasser les oppositions tranchées, voire de les nier carrément. Malheureusement pour les belles âmes, ce serait sans compter avec le roman, la langue de bois ne fait que lui emboîter le pas.
Qui est Jekyll, qui est Hyde? Stevenson distribue clairement les rôles: Jekyll est bon, Hyde est mauvais, Jekyll est civilisé et Hyde barbare, Jekyll est inhibé, Hyde, dévergondé. Même lui n'échappe pas au virus pluraliste: "J'ose conjecturer qu'en dernière analyse, l'homme sera reconnu comme étant la cité hétéroclite de nombreux citoyens indépendants." Mais sur un hoquet post-dichotomiste, cent phrases bien tournées défendent et illustrent "la totale et primitive dualité de l'homme". N'en déplaise aux forcenés des grandes surfaces, Dr. Jekyll et Mr. Hyde est un standard manichéen; allergiques à la binarité, s'abstenir.
La schizophrénie est le remède,
quel est le mal?
Le roman est le protocole d'une expérimentation grandeur nature, Dr. Jekyll en est le maître d'oeuvre et le cobaye. Le roman est le compte-rendu d'une thérapie de choc, Dr. Jekyll en est le médecin et le patient.
De quoi souffre Jekyll? D'un Malaise dans la civilisation avancé. Il se sent brimé dans son principe de plaisir, par la société, par un surmoi hypertrophié, chez lui comme chez Freud, les deux reviennent au même. Ses contemporains sont puritains le jour et la nuit libertins, mais le Jekyll nocturne hante le Jekyll diurne et vice versa. Henry Jekyll est un Homo Victorianus raté.
Chacun de nous naît avec le double penchant, du zèle et de la luxure; innés, ils sont donc éthiquement neutres, c'est la société qui les marque, octroyant un plus à l'un et un moins à l'autre. "+" opprime "-", mais ne parvient pas à s'en défaire: "C'est la malédiction de l'homme que ces deux éléments hétéroclites soient liés - que dans la matrice torturée de la conscience, ces jumeaux polaires aient à se battre continûment."
L'homme est double de nature, hybride de culture. Pour faire le bien pour le bien, pour faire le mal pour le mal, il lui faut remonter le temps du sujet, jusqu'à ses propriétés originelles, avant que le rouleau compresseur social ne les ait perverties.
"Si chacun pouvait être logé dans une entité séparée, la vie serait soulagée de tout ce qui est insupportable; l'injuste pourrait aller son chemin, débarrassé des ambitions et des remords; et le juste pourrait accomplir le bien, dans lequel il trouve son plaisir, sans être exposé au déshonneur et à la pénitence." Le salut est dans la compartimentation, la potion magique servira d'accélérateur de particules.
Hyde, the id on the hide, n'est donc pas censé être pire que le Jekyll d'avant l'expérience, juste le même débauché, mais serein. Jekyll n'est donc pas censé être meilleur qu'avant, juste le même savant, mais épanoui.
Noble projet, il échoue. Hyde dérape, Jekyll déprime. Les germes de l'échec se trouvent dans les termes du standard.
Jekyll ou la panne du bien
Celui-ci souffre d'une asymétrie dénominative congénitale. Le débauché est doté d'un nom qui lui est propre, alors que le juste garde le nom original. Il en découle une belle pagaille: "Jekyll" est l'antonyme de Hyde et la somme des antinomies; "Hyde" est l'opposé de Jekyll et un de ses aspects. "Dr. Jekyll et Mr. Hyde" oppose le tout à la partie.
Ses fantasmes endossés par son double, le nouveau Jekyll aurait dû enfin se livrer au bien corps et âme, il n'en est rien. Déconnecté de son ça, il est plus malheureux que jamais. Le Jekyll qui fait le bien pour le bien n'a pas été rebaptisé, parce qu'il n'a jamais existé. Au lieu de mettre au prise deux forces pures, le bien et le mal, le roman oppose une entité nouvelle et le vieil amalgame, la partie et le tout.
Hyde est-il le mal en soi?
"Tous les êtres humains sont un mélange de bien et de mal; et Edward Hyde, seul parmi les hommes, n'était que mal." Son nom voterait dans ce sens: Hyde, en anglais signifie cacher et peau, contenu et contenant, il est égal à lui-même, rien ne déborde.
Et à sa personne rien ne colle, Hyde est immunisé contre la description: "le personnage n'avait pas de visage qui permette de le reconnaître", "il dégageait l'impression d'une difformité mais sans aucune malformation nommable", "il n'a jamais été photographié, et ceux qui ont pu le décrire ont différé largement."
Incapables de le décrire, tous ceux qui ont affaire à Hyde l'apostrophent, il est tour à tour troglodyte, Satan, esprit infect, enfant de l'enfer, démon, human Juggernaut, fantôme, cancer, créature, ça, rat, cette chose, nain, singe, femme, animal, esprit perdu, diable, brute, infernal, inorganique.
C'est donc la pureté de Hyde qui serait à l'origine du fiasco thérapeutique. Au lieu que s'épanouissent également les deux pans de la personne de Henry Jekyll, le mal fin prospérerait, le bien brut dégénérerait. Le ça, en supplantant le surmoi engloutirait le bon docteur.
Il y a pourtant un hic à cette explication. Bon mal en soi, Hyde aurait dû s'affranchir de son hétéroclite créateur et partir sans laisser d'adresse, pourtant il ne cesse de faire la navette entre sa tanière et la maison mère.
Qu'est-ce qui pousse Hyde à reboire la potion magique, acte qui à chaque fois le retransforme en Jekyll? Stevenson répond par une image: "Hyde s'est rappelé Jekyll comme le bandit se rappelle la caverne dans laquelle il se cache de ses poursuivants." Faux, il retourne chez Jekyll comme le cheval à l'écurie. Entre les deux il y a comme un pacte implicite: je te prête vie à condition que tu me reviennes. Le respect des contrats est un atavisme de l'homme civilisé.
Est-ce que Mr. Hyde est à la hauteur de sa réputation? Ouvrons son casier judiciaire. Le roman commence par un délit mineur: il entre en collision avec une fillette et ne s'arrête pas pour s'enquérir de son état. Geste condamnable, certes, mais à sa décharge, notons qu'il y avait plus de peur que de mal, et qu'il a offert de payer dommages et intérêts.
Un an plus tard, il frappe un gentleman d'un certain âge et le tue. Acte abominable, il est toutefois à des années-lumière de son contemporain Jack l'Eventreur, par exemple; avec un bon avocat, il en aurait pris pour dix ans.
Ces incidents mis à part, rien à signaler, si ce n'est des plaisirs dépravés mais nullement criminels (ni détaillés, un silence qui autorise l'encre à couler). Les principaux verbes qui lui sont conjugués: ruser, se cacher, se déguiser, fuir la justice, supplier - sont indignes du méchant et fier de l'être. N'est pas Iago qui veut.
La boîte de Pandore a été trop longtemps refermée, les djinns en sortent hagards et débiles. Hyde est la bête dans le double sens que lui donne le lexique, il est féroce et docile; l'animal masqué qui sort ses griffes laquées.
Chasser le naturel, il revient au galop, chevauchant sur la loi de l'inertie, n'en faisant qu'à ma tête j'atterris sur mes pattes.
Qu'est Jekyll, qu'est Hyde? Jekyll est Docteur et Hyde, Monsieur. Mr. et Dr. participent du même champ social, à ceci près que le titre de Mr. est donné, il va de soi, alors que le titre de Dr. est acquis, il est marqué.
Pour correspondre à son image, Hyde aurait dû être "Hyde" tout court. Mais malgré les efforts déployés par le brave Dr. pour réduire sa créature à l'état de nature, le Mr. continuera à lui coller à la peau. Dr. Jekyll et Mr. Hyde s'opposent à l'intérieur de la civilisation.
Que fait Jekyll, que fait Hyde? Je-kyll tue son moi, Hyde se cache en surface. Mais en parlant de Hyde, Henry Jekyll dit "je". Puis, un jour il passe à la troisième personne: "'Il', dis-je - je ne puis dire 'je'. Ce fils de l'enfer n'avait rien d'humain."
Qu'est-ce qui cause la rupture pronominale? Ni les vices de Hyde, ni ses crimes, mais sa vitalité, son merveilleux égoïsme et son inscription au présent: "Hyde, lorsque sa vie était en danger, était pour moi une créature nouvelle." Notre autre absolu enfin dévoilé: ni le bien ni le mal, c'est le oui à la vie, c'est le présent. Pendant leurs derniers instants, le tout se laisse mourir, mais la partie s'accroche toujours.
Gare aux mauvais Ou bien... ou bien
Notre malheur vient de l'entropie, le cloisonnement en est la thérapeutique. Dr. Jekyll est donc dans le vrai, pourtant son expérience échoue, pourquoi? Parce qu'il fonde sa démarche sur les mauvaises idées reçues.
L'homme est habité par deux personnalités en attendant plus? Non. Que celui qui peut en revendiquer une s'estime Elu. Là où Jekyll célèbre le trop-plein du moi, il n'y a qu'égocentrisme de la coquille vide, il n'y a que paresse et complaisance.
L'essence de l'homme est de la génération spontanée? Non. Le primaire est fabriqué en laboratoire, le "retour à la Nature" passe par la chimie, la brute est l'homme net... Hyde est du Jekyll raffiné, à lui seul il incarne les principales phases de l'évolution: il est inorganique, créature, animal, singe, à peine humain, troglodyte.
L'essence de l'homme est innée? Non. Elle est conquise, sans jamais lui être acquise. A imaginer qu'il en ait une, elle n'est pas derrière lui, elle est devant, le masque est l'homme même. Tuer le moi n'accouche pas de l'homme originel, mais de l'homme original. Deviens celui que tu es! - en chemin perds "je" et "peau".
Comme Hyde, le monstre de Frankenstein ou Le Prométhée moderne est qualifié d'animal, d'insecte, de diable - mais aussi de surhomme. Autodidacte, il découvre le feu, le langage, la sociabilité, le crime, la métaphysique. Il n'est pas à l'aube de l'humanité, mais à ses crépuscules. Loin d'être l'homme primitif, il discourt en poète-philosophe.
L'homme s'épanouit dans la plénitude de son être? Non. Tout est dans la nuance, la bonne, s'entend. L'essence de l'homme est dans la partie à même de tenir lieu du tout. Hyde ne peut servir d'Extraordinaire Représentatif (ER) à son créateur car il lui ressemble trop.
L'entropie est curable? Non. Un système va vers toujours plus de désordre, dans la quête de la pureté, l'impureté aura le dernier mot. Terré dans son laboratoire, en rupture du sel qui lui a servi à préparer la potion magique, Jekyll envoie son domestique chez tous les fournisseurs de Londres - en vain: "Je suis à présent convaincu que ma première provision était impure, et que c'est cette impureté inconnue qui donnait à la potion son efficacité."
La gent sportive est en croisade: soyez propres! Se doper c'est tricher! Qui est ce champion naturel dont on nous rebat les oreilles? Il court cent mètres en moins de 10 secondes, soulève plus de 245 kilos, son ancêtre le Néandertalien en serait horrifié. Ainsi le monstre de Frankenstein, bricolage chirurgical, serait admis aux Jeux Olympiques, Mr. Hyde, artefact chimique, en serait exclu.
Tant qu'on y est, je propose de radier des tablettes de l'esprit Baudelaire, Conan Doyle, Freud, Jim Morrison, bref, tous ceux qui se sont sublimés sous l'effet de la drogue.