Clichés & vérités

 

 

C L I C H E S   E T   V E R I T E

 

 

 

  La littérature est le foyer des idées reçues, elle les énonce par des formules enchaînées (on ne sait jamais, ce n'est pas si simple), des métaphores fatiguées (le monde est une scène), voire crevées (l'arbre qui cache la forêt), des topoï et des figures de proue (Narcisse, Hamlet). La littérature est aussi l'atelier où les truismes qui nous gouvernent sont testés, critiqués, réécrits.

  A rebours des lois du rebond, les platitudes me servent de tremplin. Que chacun cultive son jardin, je cultive la vérité, elle pousse sur les bords des lieux communs et des sentiers battus.

 


 

La boîte de Pandore

 

 

  "Tout ce qui est intéressant se passe dans l'ombre. On ne sait rien de la véritable histoire de l'homme."[1] Céline est au diapason de la publique opinion, il y rejoint Saint-Exupéry, c'est dire: "Oui, dis-je au petit prince, qu'il s'agisse de la maison, des étoiles ou du désert, ce qui fait leur beauté est invisible... Je regardais, à la lumière de la lune, ce front pâle, ces yeux clos, ces mèches de cheveux qui tremblaient au vent, et je me disais: ce que je vois là n'est qu'une écorce. Le plus important est invisible." Vox populi, vox dei: même quelqu'un de la trempe du chevalier de Pardaillan, homme d'acier et de faire, s'aligne sur la meute pour "expliquer" la Saint-Barthélemy: "Hélas! ceci est de tous temps: une mince, très mince couche de civilisation recouvre les sociétés, comme la jeune glace couvre les mers hyperboréennes. Vienne une tempête: la couche de glace s'effrite, se fond et l'Océan, toujours le même, se livre aux mêmes furies."

  Le verdict de la sagesse des nations est tombé: le visible est négligeable, l'invisible seul vaut le détour. Le non-dit est éloquent, tends l'oreille. Il persiste dans son mutisme? Lis-le entre les lignes! Le caché est perfide, évite-le. Mieux encore, fantasme-le, chez toi-même et chez tes semblables si ternes de surface. Le virtuel est une bonne affaire, affiche-le devant tes pairs à moitié dupes, car tout aussi prometteurs. Les absents ont toujours raison...

  Ouvrir ou ne pas ouvrir la boîte de Pandore? Ouvrons tout d'abord les Travaux et les jours, où Hésiode l'a fabriquée de toutes pièces. Point besoin de scaphandre pour aller au fond de l'histoire. Zeus cacha le feu aux éphémères. Le foudroyeur foudroyé: Prométhée vola le feu et en fit cadeau aux hommes. Zeus: "Moi, en place du feu, je leur ferai présent d'un mal, en qui tous, au fond du coeur, se complairont à entourer d'amour leur propre malheur." Comme souvent, les comptes olympiens se règlent par humains interposés.

  Zeus mobilisa le savoir-faire de ses pairs pour créer l'être parfait, "à l'image des déesses immortelles, un beau corps aimable de vierge": Pandore. Il dépêcha le présent des dieux aux hommes avec une jarre couverte dans ses bagages (et non pas une boîte). Ce fut un cadeau doublement empoisonné: les hommes succombèrent aux charmes de Pandore, celle-ci succomba à sa curiosité et souleva le large couvercle de la jarre. S'en échappèrent "les peines, la dure fatigue, et les maladies douloureuses". Elles se dispersèrent de par le monde, et depuis rien ne fut plus comme avant.

  Hésiode semble adhérer au topos qu'il a enfanté: il y a des énigmes qui gagnent à ne pas être déchiffrées; quand le savoir est malin, l'ignorance est prophylactique, mieux vaut s'abrutir que guérir. On aurait même pu lui attribuer le brevet de la méthode Coué s'il n'avait pas précédé le mythe par un article de foi: "Les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes [le feu]; sinon, sans effort tu travaillerais un jour pour récolter de quoi vivre toute une année sans rien faire."

  N'est-ce pas la dolce vita? Pas selon Hésiode. Son ouvrage est un manifeste calviniste avant la lettre: "Les dieux et les mortels s'indignent également contre quiconque vit sans rien faire." Le leitmotiv du livre est "Travaille, Persès!" (le frère dispendieux d'Hésiode). Travaille pour ne pas avoir faim, travaille pour devenir meilleur, travaille pour être homme.

  Texte prophétique. Il suffit de substituer technologie à feu et consulter les courbes du chômage pour saisir à quel point l'humanité est passée à côté de la catastrophe. En déjouant le dessein de Zeus, Prométhée faillit faire exploser le marché du travail préhistorique, et ainsi réduire presque tous les hommes à la redondance économique. Mettez les compétences de l'an 2000 AD au service des appétences de l'an 1000 BC, et nos ancêtres seraient remontés sur les arbres pour de bon.

  S'il n'y avait à pourvoir que du vital, grâce au feu une journée de travail nourrirait notre espèce une année entière - et le reste du temps? Heureusement, "l'homme ne vivra pas que de pain" (Deutéronome VIII, 3). Pour s'attaquer aux croissants, il lui fallut développer un appétit plus gros que son ventre. La femme, "un piège profond et sans issue", écrit Hésiode dans la Théogonie, l'y força, car elle "ne s'accommode pas de la pauvreté odieuse, mais de la seule abondance". Pour la posséder, l'homme est condamné à satisfaire son goût du luxe, le nécessaire de l'homme civilisé.

  S'il n'y avait à rendre compte que du visible, le chercheur au forfait finirait vite par trouver - et le reste du temps? Pour éviter l'ANPE, un Carlo Ginzburg fait sienne la maxime de Céline: "On ne sait rien de la véritable histoire de l'homme." En marquant ce but contre son camp, l'historien s'assure une prolongation éternelle (pas de mort subite dans ce sport).

  Ouvrir ou ne pas ouvrir la boîte de Pandore? Comme son ancêtre hamlétien, sur les marges de la science le dilemme fait rage, nonobstant son caractère d'emblée obsolète. A propos de l'atome, à propos du clonage, les laïcs aboient et la caravane passe. Est-ce le sommeil de la raison qui produit des monstres (Goya), ou est-ce plutôt son éveil? Admettant que l'un et l'autre en sécrètent en grande quantité, lesquels sont préférables? Hésiode tranche pour nous: en attisant leur curiosité, Zeus épargna aux hommes la suffisance, première phase, et déjà terminale, de la sclérose; c'est donc lui, et pas Prométhée, qui est leur véritable bienfaiteur.

  "Tout ce qui est intéressant se passe dans l'ombre", car il y va de notre intérêt, vu la maigre moisson de la lumière. La valeur thérapeutique de l'invisible n'a pas de prix, à ne vivre que du visible on ne passera pas la semaine (voir Narcisse).

  Nous devons à Pandore et à sa boîte deux passe-temps, le souci et le superflu. C'est d'avoir connu l'un et l'autre qui nous a chassés du paradis, qui nous en chasse toujours, à chaque refus de nous contenter de la surface nous sommes sauvés.

 

 

La curiosité tue.

Bilan: un mort, le temps

 

  Le conte du pêcheur et du djinn dans les Mille nuits et une (nuits 3 à 9) est le pendant arabe du mythe de Pandore. Le pêcheur remonta de la mer un flacon de cuivre. Il pensa d'abord le vendre au marché tel quel, mais il l'ouvrit quand même, "pour voir ce qu'il contient". En jaillit Sakhr, le démon que Salomon fils de David jeta enfermé au fond des mers. Au début de sa plongée, le djinn entendait gratifier celui qui le sauverait des trésors de la terre. Mais quatre siècles de vie de sardine le mirent de mauvaise humeur: "Si quelqu'un me délivre maintenant, je le tuerai et lui ferai choisir sa mort."

  Le topos de Pandore paraît fonctionner comme une horloge suisse, en réalité il cloche. Au lieu d'accomplir son serment dès sa délivrance, le djinn tint d'abord à s'expliquer: "Ecoute mon histoire, pêcheur." Comme Maître Renard, comme le Chat Botté, le pêcheur joua de la vanité de son ennemi en virtuose. Il l'écouta sagement, puis lui lança un défi: "Comment as-tu pu tenir tout entier dans ce flacon où tu ne pourrais introduire ni la main ni le pied? Le démon se secoua et redevint une fumée qui monta au ciel, puis se rassembla et pénétra dans le flacon. Le pêcheur se précipita, prit le bouchon de plomb empreint du sceau de Salomon et obtura soigneusement l'orifice."

  Troisième acte, où l'on apprend que la boîte de Pandore est en réalité une Matriushka larmoyante, mélange de poupée russe et d'oignon. Au lieu de précipiter le djinn dans la mer, le pêcheur commenta leurs relations à son tour: "Tu mens! Toi et moi sommes comme le vizir du roi Yûnan et le médecin Dûbân." Flairant la brèche, Sakhr s'y engouffra: "Mais qui sont ce vizir et ce médecin et quelle est leur histoire?" Ne se sentant plus de joie, maître pêcheur laissa tomber sa proie, il se mit à raconter des histoires. Pas une, pas deux, trois, toutes, des variations sur "gare aux bavards, fi des curieux."

  Dans une de ces mises en abîme, un roi paranoïaque condamna à mort le médecin qui l'avait sauvé auparavant. "Est-ce ainsi que tu me récompenses, comme fut récompensé le crocodile?" s'indigna le médecin. Le roi fut partant pour apprendre l'histoire du crocodile, mais n'ayant pas lu les Mille nuits et une, le médecin refusa de cracher le morceau avant d'être libéré - il sera décapité. Non content de le voir périr, le roi désira aussi pénétrer le secret du livre qu'il lui laissa. Les feuilles étant collées, le roi mouilla le doigt pour les détacher, l'une après l'autre. Elles étaient toutes blanches.

"- Il n'y a rien d'écrit là-dedans? s'écria-t-il vers la tête coupée.

 - Continue de feuilleter.

  Le roi continua, mais au bout de très peu de temps, un mal avait envahi tout son corps, car les pages étaient empoisonnées."

  Est-ce que le pêcheur retint la moralité de l'histoire qu'il venait de conter? Ayant achevé son récit, il annonça au démon que sa décision était arrêtée, irrévocable: "Je vais te laisser enfermé dans ce flacon et te jeter à la mer."

  Le démon supplia, hurla, le pêcheur ne broncha pas. Le démon se rabattit sur la vieille recette: "Ne te conduis pas comme s'est conduite Umâma avec 'Atikâ", le pêcheur craqua: "Et comment s'est-elle conduite?" Le démon: "Sors-moi de cette fiole et je te le dirai." Le pêcheur lui fit de nouveau confiance, et, surprise, le djinn tint parole et l'enrichit.

  Non, ce n'est pas le silence de la raison, mais son caquetage qui produit des monstres, sans eux on se serait endormi. L'art du packaging exagère son importance. Que l'emballage soit somptueux - Pandore - ou quelconque - la jarre - est secondaire, car un homme cherchera toujours à en savoir plus, la réalité telle quelle étant trop maigre pour son cerveau hypertrophié. L'alternative proposée par Musset: Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée - n'en est pas une, toute porte sera défoncée tôt ou tard. Soulever le voile ou crever d'ennui...

  La curiosité est diffamée à tort, car elle nous permet de gagner du temps - et à Shéhérazade, sa vie puis un mari - ou du moins de le tuer dignement.

 

 

A qui profite le mythe?

 

  Lucifer délivré n'a rien d'une force de la nature. Mille huit cents ans d'enfermement l'ont rendu fanfaron, épicier, lâche - pire, ils l'ont rendu fiable. Le fauve enchaîné s'avère caniche, il prend ses réalités pour des désirs, l'homme est un arsenal de pétards mouillés.

 

X: Alors, Sire, qu'est-ce que vous avez accompli dans votre vie?

O: J'ai tué mon père et couché avec ma mère.

X: Que le monde est petit, moi aussi j'en rêve.

 

  La boîte de Pandore est le mythe matriciel d'un complot millénaire: flatter les hommes tout en ayant l'air de les insulter. Dans l'Interprétation des rêves, Freud a produit le chef-d'oeuvre du genre. Son dogme fondateur: retenez-moi ou je fais un malheur! - n'est heureusement pas falsifiable. Comme Zénon l'a démontré, une fois la division déclenchée, rien ne l'arrêtera, Achille ne rattrapera pas la tortue ni la flèche, Achille. A l'intérieur de la dernière boîte en date, notre capital est inentamé. Sous la peau tous les espoirs sont permis, Dostoïevski, Modiano et moi y sommes également des Oedipe en puissance. Nul règne n'est plus démocratique que celui de l'invisible.

  Celui qui se range dans le camp de la paranoïa, rose ou noire, n'est pas dispensé de ses prélèvements obligatoires. Foucault: que m'importe les actes des philanthropes du XIXe siècle, leurs intentions puent. Mais le jeu en vaut la chandelle, le sacrifice du réel sur l'autel du virtuel obéit à la pure rationalité économique. Que pèse en effet la banalisation des quelques excentriques qui font - d'ailleurs ils ne font pas que ça, loin s'en faut - face aux torses bombés de ceux qui ont l'intention mais...

 

Y: Et vous, cher monsieur, qu'est-ce que vous avez fait de beau?

D: J'ai écrit Crime et châtiment.

Y: Tiens, moi aussi j'aimerais écrire un roman.

 

  A qui profite le mythe de Pandore? A vous et moi, il nous permet de faire passer notre être pour du paraître.


 

Dr. Jekyll et Mr. Hyde

 

                        Quelle est l'essence du

                        pétrole? Et de l'homme?

 

 

 

  Dr. Jekyll et Mr. Hyde font partie de l'élite des topoï, ceux qui, tels Don Quichotte et Sancho Pança, Roméo et Juliette, de noms propres sont devenus noms communs.

  Il est de bon ton de pourfendre les clichés, branché, d'abattre les stéréotypes. On nous somme de dépasser les oppositions tranchées, voire de les nier carrément. Malheureusement pour les belles âmes, ce serait sans compter avec le roman, la langue de bois ne fait que lui emboîter le pas.

  Qui est Jekyll, qui est Hyde? Stevenson distribue clairement les rôles: Jekyll est bon, Hyde est mauvais, Jekyll est civilisé et Hyde barbare, Jekyll est inhibé, Hyde, dévergondé. Même lui n'échappe pas au virus pluraliste: "J'ose conjecturer qu'en dernière analyse, l'homme sera reconnu comme étant la cité hétéroclite de nombreux citoyens indépendants." Mais sur un hoquet post-dichotomiste, cent phrases bien tournées défendent et illustrent "la totale et primitive dualité de l'homme". N'en déplaise aux forcenés des grandes surfaces, Dr. Jekyll et Mr. Hyde est un standard manichéen; allergiques à la binarité, s'abstenir.

 

 

La schizophrénie est le remède,

quel est le mal?

 

  Le roman est le protocole d'une expérimentation grandeur nature, Dr. Jekyll en est le maître d'oeuvre et le cobaye. Le roman est le compte-rendu d'une thérapie de choc, Dr. Jekyll en est le médecin et le patient.

  De quoi souffre Jekyll? D'un Malaise dans la civilisation avancé. Il se sent brimé dans son principe de plaisir, par la société, par un surmoi hypertrophié, chez lui comme chez Freud, les deux reviennent au même. Ses contemporains sont puritains le jour et la nuit libertins, mais le Jekyll nocturne hante le Jekyll diurne et vice versa. Henry Jekyll est un Homo Victorianus raté.

  Chacun de nous naît avec le double penchant, du zèle et de la luxure; innés, ils sont donc éthiquement neutres, c'est la société qui les marque, octroyant un plus à l'un et un moins à l'autre. "+" opprime "-", mais ne parvient pas à s'en défaire: "C'est la malédiction de l'homme que ces deux éléments hétéroclites soient liés - que dans la matrice torturée de la conscience, ces jumeaux polaires aient à se battre continûment."

  L'homme est double de nature, hybride de culture. Pour faire le bien pour le bien, pour faire le mal pour le mal, il lui faut remonter le temps du sujet, jusqu'à ses propriétés originelles, avant que le rouleau compresseur social ne les ait perverties.

  "Si chacun pouvait être logé dans une entité séparée, la vie serait soulagée de tout ce qui est insupportable; l'injuste pourrait aller son chemin, débarrassé des ambitions et des remords; et le juste pourrait accomplir le bien, dans lequel il trouve son plaisir, sans être exposé au déshonneur et à la pénitence." Le salut est dans la compartimentation, la potion magique servira d'accélérateur de particules.

  Hyde, the id on the hide, n'est donc pas censé être pire que le Jekyll d'avant l'expérience, juste le même débauché, mais serein. Jekyll n'est donc pas censé être meilleur qu'avant, juste le même savant, mais épanoui.

   Noble projet, il échoue. Hyde dérape, Jekyll déprime. Les germes de l'échec se trouvent dans les termes du standard.

 

 

Jekyll ou la panne du bien

 

  Celui-ci souffre d'une asymétrie dénominative congénitale. Le débauché est doté d'un nom qui lui est propre, alors que le juste garde le nom original. Il en découle une belle pagaille: "Jekyll" est l'antonyme de Hyde et la somme des antinomies; "Hyde" est l'opposé de Jekyll et un de ses aspects. "Dr. Jekyll et Mr. Hyde" oppose le tout à la partie.

  Ses fantasmes endossés par son double, le nouveau Jekyll aurait dû enfin se livrer au bien corps et âme, il n'en est rien. Déconnecté de son ça, il est plus malheureux que jamais. Le Jekyll qui fait le bien pour le bien n'a pas été rebaptisé, parce qu'il n'a jamais existé. Au lieu de mettre au prise deux forces pures, le bien et le mal, le roman oppose une entité nouvelle et le vieil amalgame, la partie et le tout.

 

 

Hyde est-il le mal en soi?

 

  "Tous les êtres humains sont un mélange de bien et de mal; et Edward Hyde, seul parmi les hommes, n'était que mal."  Son nom voterait dans ce sens: Hyde, en anglais signifie cacher et peau, contenu et contenant, il est égal à lui-même, rien ne déborde.

  Et à sa personne rien ne colle, Hyde est immunisé contre la description: "le personnage n'avait pas de visage qui permette de le reconnaître", "il dégageait l'impression d'une difformité mais sans aucune malformation nommable", "il n'a jamais été photographié, et ceux qui ont pu le décrire ont différé largement."

  Incapables de le décrire, tous ceux qui ont affaire à Hyde l'apostrophent, il est tour à tour troglodyte, Satan, esprit infect, enfant de l'enfer, démon, human Juggernaut, fantôme, cancer, créature, ça, rat, cette chose, nain, singe, femme, animal, esprit perdu, diable, brute, infernal, inorganique.

  C'est donc la pureté de Hyde qui serait à l'origine du fiasco thérapeutique. Au lieu que s'épanouissent également les deux pans de la personne de Henry Jekyll, le mal fin prospérerait, le bien brut dégénérerait. Le ça, en supplantant le surmoi engloutirait le bon docteur.

  Il y a pourtant un hic à cette explication. Bon mal en soi, Hyde aurait dû s'affranchir de son hétéroclite créateur et partir sans laisser d'adresse, pourtant il ne cesse de faire la navette entre sa tanière et la maison mère.

  Qu'est-ce qui pousse Hyde à reboire la potion magique, acte qui à chaque fois le retransforme en Jekyll? Stevenson répond par une image: "Hyde s'est rappelé Jekyll comme le bandit se rappelle la caverne dans laquelle il se cache de ses poursuivants." Faux, il retourne chez Jekyll comme le cheval à l'écurie. Entre les deux il y a comme un pacte implicite: je te prête vie à condition que tu me reviennes. Le respect des contrats est un atavisme de l'homme civilisé.

  Est-ce que Mr. Hyde est à la hauteur de sa réputation? Ouvrons son casier judiciaire. Le roman commence par un délit mineur: il entre en collision avec une fillette et ne s'arrête pas pour s'enquérir de son état. Geste condamnable, certes, mais à sa décharge, notons qu'il y avait plus de peur que de mal, et qu'il a offert de payer dommages et intérêts.

  Un an plus tard, il frappe un gentleman d'un certain âge et le tue. Acte abominable, il est toutefois à des années-lumière de son contemporain Jack l'Eventreur, par exemple; avec un bon avocat, il en aurait pris pour dix ans.

  Ces incidents mis à part, rien à signaler, si ce n'est des plaisirs dépravés mais nullement criminels (ni détaillés, un silence qui autorise l'encre à couler). Les principaux verbes qui lui sont conjugués: ruser, se cacher, se déguiser, fuir la justice, supplier - sont indignes du méchant et fier de l'être. N'est pas Iago qui veut.

  La boîte de Pandore a été trop longtemps refermée, les djinns en sortent hagards et débiles. Hyde est la bête dans le double sens que lui donne le lexique, il est féroce et docile; l'animal masqué qui sort ses griffes laquées.

  Chasser le naturel, il revient au galop, chevauchant sur la loi de l'inertie, n'en faisant qu'à ma tête j'atterris sur mes pattes.

 

  Qu'est Jekyll, qu'est Hyde? Jekyll est Docteur et Hyde, Monsieur. Mr. et Dr. participent du même champ social, à ceci près que le titre de Mr. est donné, il va de soi, alors que le titre de Dr. est acquis, il est marqué.

  Pour correspondre à son image, Hyde aurait dû être "Hyde" tout court. Mais malgré les efforts déployés par le brave Dr. pour réduire sa créature à l'état de nature, le Mr. continuera à lui coller à la peau. Dr. Jekyll et Mr. Hyde s'opposent à l'intérieur de la civilisation.

 

  Que fait Jekyll, que fait Hyde? Je-kyll tue son moi, Hyde se cache en surface. Mais en parlant de Hyde, Henry Jekyll dit "je". Puis, un jour il passe à la troisième personne: "'Il', dis-je - je ne puis dire 'je'. Ce fils de l'enfer n'avait rien d'humain."

  Qu'est-ce qui cause la rupture pronominale? Ni les vices de Hyde, ni ses crimes, mais sa vitalité, son merveilleux égoïsme et son inscription au présent: "Hyde, lorsque sa vie était en danger, était pour moi une créature nouvelle." Notre autre absolu enfin dévoilé: ni le bien ni le mal, c'est le oui à la vie, c'est le présent. Pendant leurs derniers instants, le tout se laisse mourir, mais la partie s'accroche toujours.

 

 

Gare aux mauvais Ou bien... ou bien

 

  Notre malheur vient de l'entropie, le cloisonnement en est la thérapeutique. Dr. Jekyll est donc dans le vrai, pourtant son expérience échoue, pourquoi? Parce qu'il fonde sa démarche sur les mauvaises idées reçues.

  L'homme est habité par deux personnalités en attendant plus? Non. Que celui qui peut en revendiquer une s'estime Elu. Là où Jekyll célèbre le trop-plein du moi, il n'y a qu'égocentrisme de la coquille vide, il n'y a que paresse et complaisance.

  L'essence de l'homme est de la génération spontanée? Non.   Le primaire est fabriqué en laboratoire, le "retour à la Nature" passe par la chimie, la brute est l'homme net... Hyde est du Jekyll raffiné, à lui seul il incarne les principales phases de l'évolution: il est inorganique, créature, animal, singe, à peine humain, troglodyte.

  L'essence de l'homme est innée? Non. Elle est conquise, sans jamais lui être acquise. A imaginer qu'il en ait une, elle n'est pas derrière lui, elle est devant, le masque est l'homme même. Tuer le moi n'accouche pas de l'homme originel, mais de l'homme original. Deviens celui que tu es! - en chemin perds "je" et "peau".

  Comme Hyde, le monstre de Frankenstein ou Le Prométhée moderne est qualifié d'animal, d'insecte, de diable - mais aussi de surhomme. Autodidacte, il découvre le feu, le langage, la sociabilité, le crime, la métaphysique. Il n'est pas à l'aube de l'humanité, mais à ses crépuscules. Loin d'être l'homme primitif, il discourt en poète-philosophe.

  L'homme s'épanouit dans la plénitude de son être? Non. Tout est dans la nuance, la bonne, s'entend.  L'essence de l'homme est dans la partie à même de tenir lieu du tout. Hyde ne peut servir d'Extraordinaire Représentatif (ER) à son créateur car il lui ressemble trop.

  L'entropie est curable? Non. Un système va vers toujours plus de désordre, dans la quête de la pureté, l'impureté aura le dernier mot. Terré dans son laboratoire, en rupture du sel qui lui a servi à préparer la potion magique, Jekyll envoie son domestique chez tous les fournisseurs de Londres - en vain: "Je suis à présent convaincu que ma première provision était impure, et que c'est cette impureté inconnue qui donnait à la potion son efficacité."

  La gent sportive est en croisade: soyez propres! Se doper c'est tricher! Qui est ce champion naturel dont on nous rebat les oreilles? Il court cent mètres en moins de 10 secondes, soulève plus de 245 kilos, son ancêtre le Néandertalien en serait horrifié. Ainsi le monstre de Frankenstein, bricolage chirurgical, serait admis aux Jeux Olympiques, Mr. Hyde, artefact chimique, en serait exclu.

  Tant qu'on y est, je propose de radier des tablettes de l'esprit Baudelaire, Conan Doyle, Freud, Jim Morrison, bref, tous ceux qui se sont sublimés sous l'effet de la drogue.

 


Dr. DORIAN et Mr. WILDE

 

 

Seuls les superficiels ne se fient pas aux apparences (Oscar Wilde)

 

 

  Un philosophe corrompt la jeunesse, le topos court depuis vingt-cinq siècles. Dans l'Athènes classique, les victimes se lèvent de table revigorées, et c'est le maître qui trinque. Dans le Londres victorien, le prophète lâche son apôtre dans le monde sans quitter le salon.

  "Un homme civilisé ne regrette jamais un plaisir, et jamais l'inculte ne connaîtra ce qu'est un plaisir." A la nature les besoins et à la culture les délices, proclame lord Henry, le législateur du néo-hédonisme. Lui-même pousse le raffinement de la connaissance jusqu'à en purger l'essence biblique. Homme post-civilisé, il n'a pas de plaisirs à repentir, parce qu'il n'en a que de spéculatifs. Pratiquant la perversion par procuration, il compte faire de Dorian Gray son préposé à Sodome et Gomorrhe.

  Le néo-hédoniste ne cherche pas à assouvir sa libido, mais son imagination. Son imagination savante, érudite, s'entend. Car il ne suffit pas de donner libre cours à ses pensées. En se débridant, les brutes s'abreuvent à une source pulsionnelle primaire quoique jouissive. Ephèbe plutôt rustre, Dorian a droit à un stage intensif de culture générale.

  Après le libertinage théorique, les travaux pratiques. Or les connaissances et les fantasmes ne mettront pas l'apprenti débauché sur orbite sans qu'il ait surmonté ses scrupules au préalable. Henry lui orchestre une sorte de rite de passage, en le poussant à se débarrasser de Sibyl Vane, sa fiancée. Dorian s'exécute, il la plaque dans des circonstances peu galantes. Mais se conduire lâchement n'est-il pas à la portée du premier venu?

  Le Surmoi est un adversaire coriace, il nécessite un remède autrement hippique. Cinq ans ont passé depuis l'étrange affaire de Dr. Jekyll et Mr. Hyde, et la technique n'a pas varié: compartimenter. Chez Jekyll, c'est la chimie doit permettre aux deux revers de sa personne d'aller au bout de leur logique; pour séparer les règnes du beau et du lascif, Dorian Gray mobilise l'art. Mais la mauvaise conscience ne lâche pas sa proie sur commande, c'est de l'avoir ignoré qui coûte sa sérénité au bon docteur: son ego n'arrête pas de se tourmenter sans que le ça - Hyde - en profite outre mesure. Pour éviter le remake, Dorian accorde aux scrupules la part belle - mais les délègue à son sosie. Un pan de son être jouit d'une liberté totale, que l'autre en assume les conséquences. Grâce à la stricte répartition des tâches entre l'original et le portrait (picture), celui qui agit prospère, celui qui se démange l'âme dégénère. Dans une religion de surface, un tel bilan est globalement positif.

  Qui est Jekyll, qui est Hyde, dans cet astucieux arrangement? A première vue, le commanditaire en serait lord Henry: "Il a toujours été fasciné par les méthodes des sciences naturelles, mais le sujet ordinaire de ces sciences lui paraissait trivial et sans importance. Ainsi il s'est mis à pratiquer la vivisection sur lui-même, puis sur les autres." Et qu'est-ce qu'il considère comme fragwürdig? "La méthode expérimentale était la seule méthode qui permettait d'arriver à une analyse scientifique des passions. Dorian Gray était le sujet approprié, et qui promettait des résultats riches et fructueux."

  Henry est pourtant chassé du laboratoire, et sa signature ne figure même pas sur l'article ci-joint, que Dorian et moi avons l'honneur d'adresser à la Revue d'Ethique Expérimentale. Ce n'est que justice: comme Henry ne goûte pas aux fruits de l'expérience ni les paie de sa personne, le cobaye affranchi le laisse dans l'ignorance. Le fondateur du néo-hédonisme crie au piratage? Nous venons pourtant de renvoyer le lecteur à ses travaux pionniers. Mais disons-le tout de go: son programme de recherche est historique, le nôtre se veut philosophique. Son programme appartient au genre "étude des moeurs", forcément datées; le nôtre, en testant l'étanchéité de la beauté, pose la question générale de la frontière entre surface et profondeurs. Le fait que le langage courant désigne la première au singulier et les secondes au pluriel est une intuition capitale, voire même le CQFD de l'expérience.

  Qui est Jekyll, qui est Hyde? En tant que savant, Dorian serait Jekyll, en tant que libertin il serait Hyde. A ceci près que Hyde est libre mais primitif, Jekyll est coincé mais inventif. L'impossibilité de stabiliser l'homologie est due au fait que les deux expériences s'inscrivent dans deux paradigmes incommensurables. Robert Louis Stevenson traîne à l'arrière-garde de l'éthique; non seulement il s'obstine à opposer, en les majusculant, le Bien et le Mal, il pousse le vice jusqu'à identifier le Mal avec les plaisirs. Oscar Wilde, homme de son temps et néanmoins socratique, joue le tiercé vrai/beau/bien dans le désordre, car toujours gagnant, les trois étant montés par le même jockey: le plaisir. Le Surmoi, selon cette école, n'est pas le garant du Bien, mais des biens, dont le bien-être est l'échantillon représentatif et mollasson. Tout ce qui se dresse entre l'homme et son plaisir est l'ennemi du beau et du bien - à abattre, ou faute de mieux, à neutraliser.

  La recherche du plaisir est son credo, mais pas n'importe lequel: le néo-hédoniste ne jouit que du plaisir recherché. Il aspire plus haut - ou plus bas - qu'aux arbres. Son modèle n'est pas l'homo erectus, son ambition n'est pas de procurer au ça des gratifications faciles. La route intellectuelle vers la bête est longue, qui l'emprunte tourne le dos aux origines: on ne peut pas mâtiner la bête originelle et la bête au bout du tunnel, 666 et 69.

  La civilisation va A rebours, tout ce qui est naturel lui est étranger. Dans la partie idéologique du roman, les mots de passe sont nouveauté, originalité, sensations, fascination, duplicité, préciosité, bizarrerie. Sur les traces de Des Esseintes, et parfois en plagiant Huysmans au mot près, le onzième chapitre, celui de la pratique, se lit comme le shopping list fin-de-siècle. Dorian épouse des modes de pensée et de conduite qui sont "étrangers à sa nature" - et les répudie aussitôt consommés. Il sort un temps avec le catholicisme, un autre il flirte avec le matérialisme allemand, il s'enflamme pour les parfums, puis se fait mélomane, les bijoux l'attirent un long moment, et les broderies, et les tapisseries. Quant à sa vie privée, elle est enveloppée des rumeurs du beau monde et du soufre des bas-fonds; mais à l'instar de Mr. Hyde, ses forfaits ne sont pas nommés, à quelques écarts peu méchants, tel l'usage de l'opium, près.

 

 

In vitro

 

  Tout cela est bien beau, oui, extravagant, excentrique, le dictionnaire analogique est intarissable là-dessus. Tout cela fait le "mythe" de Dorian Gray, pourtant Oscar Wilde lui consacre un chapitre de seize pages, soit 9% du livre. Mais le roman compte neuf chapitres supplémentaires et la vie de Dorian, un meurtre.

  Dès les premiers symptômes de la déchéance du portrait, Dorian jura de ne laisser personne le contempler. Vingt ans plus tard son auteur, Basil Hallward, fit irruption chez Dorian, et le sermonna sur sa vie dépravée. Dorian perdit son sang-froid et se parjura: "Tu parles de mon âme? Je te montrerai mon âme. Tu verras la chose que selon toi Dieu seul peut voir." Le peintre fut horrifié par l'état de son oeuvre, en bon chrétien il supplia son ancien modèle: "Agenouillons-nous et prions." Dorian "jeta un coup d'oeil au tableau, et soudainement un sentiment de haine incontrôlable envers Basil Hallward s'empara de lui [...] Les passions folles de l'animal traqué remuèrent en lui, et il détesta l'homme assis à la table plus qu'il n'avait détesté quelque chose de sa vie. Il regarda sauvagement autour de lui" - attrapa un couteau, et le poignarda.

  Et le roman bascule dans le cliché. Il ne faut pas jouer avec le feu, entonne la sagesse des nations. Le pyromane moral déclare l'incendie et s'en croit le maître? Qu'il sache que le feu est une boule de neige est une spirale infernale. De la permissivité à l'infamie il n'y a parfois qu'un pas de côté; l'ayant franchi, Dorian rejoint les grands brûlés de leur propre autodafé: Frankenstein, Raskolnikov, Dr. Jekyll.

  Mais y a-t-il un lien de cause à effet entre le néo-hédonisme et le meurtre? Non, tranche lord Henry, qui, tenu à l'écart du dernier exploit de son acolyte, demeure comme toujours dans l'abstraction: "Tout crime est vulgaire, de même que toute vulgarité est crime. Le crime appartient exclusivement aux ordres inférieurs. Ce que le crime est pour eux, l'art est pour nous, simplement une méthode à procurer des sensations extraordinaires."

  Jouant le rouge et le noir, Henry a raison une fois sur deux. Car si le crime est extraordinaire (même Jack l'Eventreur ne l'a pratiqué qu'une partie infinitésimale de son temps), les sensations qu'il procure sont plutôt prévisibles. Au lieu d'être le terminus du libertinage lyrique, il renvoie son auteur à la nuit des temps. A partir de l'acte fatal, le langage du roman passe dans le camp sémantique ennemi, celui de la nature abhorrée. Et le roman s'enfonce dans les verbes primaires.

  Exit l'homme sophistiqué, entre la bête traquée. La nouveauté s'éclipse devant la répétition: "on dit que la passion nous fait penser en cercle", et la beauté, devant la vulgarité: "la laideur, pour laquelle il avait autrefois de la haine, parce qu'elle rendait les choses vraies, lui est devenue chère à présent pour la même raison. La laideur est l'unique réalité." Le touriste tous risques se met à vivre dangereusement. Il ne poursuit plus des plaisirs affectés, mais des besoins ô! combien urgents. N'ayant rien désiré, il s'est permis tout; vouloir, c'est ne pas pouvoir autrement? Dorian perd son libre arbitre, il n'a plus le choix. Et quelle force gouverne l'ensemble de ses faits et gestes? "Le désir sauvage de vivre, la plus terrible des appétences."

  De la romance darwino-freudienne, Dorian Gray fait le tour guidé quoique désordonné. Il démarre amoureux, c'est donc l'instinct de reproduction qui inspire son rôle de jeune premier. Dégoûté de la banalité de sa trajectoire, il se met en quête de son je unique et solitaire; elle le mène au narcissisme, l'état que la nature combat ou vomit. Nécessité faisant loi, son acte l'assujettit à l'instinct de conservation.

  Son destin se déploie en trois temps clairement distincts: nature (nous deux), culture (je), nature (on). Or la culture se passe en surface, les passions, basses comme sublimes, nous en éloignent.

  Quand on fait sa connaissance, Dorian Gray est un quidam doté de beauté. Son crédit auprès de Basil et de Henry repose uniquement sur sa  belle gueule. Le peintre et le philosophe ne cherchent pas ce qu'il pourrait y avoir derrière, le premier, parce que l'écorce reflète l'âme, le second, parce qu'elle est le seul contenu qui vaille. Dorian prend la voie médiane. Il vend son âme pour préserver sa beauté, mais pas la même. Henry et Basil adorent la beauté d'un être en chair et en os, alors que "c'est le portrait qui lui a appris à aimer sa beauté." Ce n'est même pas une sculpture, mais un tableau, un objet en deux dimensions, qui le met devant sa vraie valeur. Henry et Basil sont réducteurs, pourtant la beauté qu'ils vénèrent est infiniment plus complexe que celle que chérit son propriétaire. "L'apprécier? Mais j'en suis amoureux, Basil. C'est une part de moi." Le peintre: "Je resterai avec le vrai Dorian."

  Le Portrait de Dorian Gray est une fable hybride, entre Narcisse et Faust. Comme Narcisse, Dorian est épris de la dimension unique en deux dimensions; mais contrairement à Narcisse, qui a la ruse d'en crever vite fait, Dorian vit trop longtemps pour ne faire que ça. De même, entre les deux marchands d'âme, c'est Faust qui a de loin fait le meilleur pacte. Le sien est une assurance-vie, et longue, car qu'est-ce qui ne tombe pas sous la coupe de la connaissance? Le contrat de Dorian Gray, par contre, lui laisse la marge la plus étroite: peut-on meubler une vie avec de la beauté? Il est du coup condamné à des activités en 3D - mais sans céder à la tentation des profondeurs pour autant.

  Et le portrait encaisse. Est-il plus sensible aux artifices qu'aux vices? Non, il enregistre les jours qui passent, point. J'en veux pour indice le fait que le meurtre ne l'a pas affecté outre mesure, si ce n'est une tache rouge sur l'une des mains, en hommage à Lady Macbeth. Même si Dorian avait mené une vie de saint, ses traits peints auraient pris de la bouteille, c'est dans le contrat.

  Au long de sa carrière d'agent double, tout, chez Dorian Gray, est affaire de texture. Face à l'énigme qu'il représente, les autres sont réduits aux spéculations et au commérage, mais ce qui est caché pour le monde s'étale devant ses yeux nus. Les oppositions classiques - paraître / être, dehors / dedans, corps / âme - sont objectivées sur le tableau.

  Dans un accès de colère et de rime? On ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre, à moins de s'appeler Mohamed Ali: "Je danse comme un papillon et pique comme une abeille." Pourtant Dorian Gray se permet de parler d'"expériences passionnées", au onzième chapitre, de surcroît, soit celui qui se lit comme le manuel du blasé. Expérience passionnée... et pourquoi pas orgasme maniéré? Le douzième chapitre le ramène à la déraison, c'est-à-dire au n'importe quoi.

  Sa vie se jouait dans la partie émergée de l'iceberg. A la première alerte, il fait naufrage, une crise de démence et le dandy plonge, il ne refera plus surface. Plus je vais au fond de moi-même moins je suis seul, en s'enfonçant Dorian rejoint la canaille. Affolé, il a les mêmes réflexes qu'Edward Hyde, dont l'amour pour la vie est merveilleux.

  La civilisation élargit la gamme mais baisse la flamme. Ou vice versa: c'est la coupe à moitié vide ou à moitié pleine. Certes, les pôles pulsionnels mènent en abîmes et aux cimes, les tropiques, à des monts et vallées. Mais ce qu'on perd sur les extrêmes, on le retrouve au centre, multiplié par mille. Nos ancêtres les primates n'ont connu qu'euphorie et abattement, alors que notre journée est si riche en nuances.

  Intensité ou ipséité, on ne peut pas danser dans deux noces (dicton hébreu). La volonté de puissance nous oblige à descendre au fin fond de la langue, chez les verbes précambriens. Le sondage est souvent couronné de succès; mais en plein boom, le déjà-vu nous guette, la suspicion: ce n'est pas moi!, et l'anonymat, par-dessus le marché. A celui qui cherche à se faire un nom sous le soleil, la palette culturelle offre d'innombrables verbes de la dernière pluie. Les plaisirs qu'ils procurent n'écrasent ni n'encensent, mais il n'y a qu'eux qui donnent accès au quart d'heure de gloire. L'art seul est à même d'offrir à la copulation un répit bien mérité de sa facture de génial banal, voir Sade & al.

  Pour qu'une passion dure ne serait-ce que deux heures par jour - la monomanie est une activité à temps partiel - il faut la puiser dans le fonds commun: amour, jalousie, honte, haine, peur... Narcisse s'évertua à calquer sa longévité sur son idée fixe; pour nous autres, fonds commun signifie, dix fois sur dix, se faire scaphandrier. A l'individu l'authenticité, à la personne le masque.

  La lutte folle de Dorian pour sa vie ne rime à rien, si ce n'est à son maintien. Y ayant investi tout son capital du moi, Dorian émerge de l'épreuve platement profond. Assassin, il perd son goût du beau jeu, pire, il devient spontané. Dans la galerie des scélérats poétiques et des bouchers maniérés, il occupe un strapontin à peine. Dorian fut d'or et grec, Gray est gris et victorien.

 

 

In vivo

 

En pleurant il

me fait chanter

 

 

  J'ai déclenché la guerre des clichés. Buffon: le style est l'homme même. Sagesse des nations: c'est dans la crise que se révèle la véritable nature de l'homme.

  Parlent-ils du même homme? Oui, mais Buffon vise l'homme au singulier, on, l'homme en général. Dorian Gray, héros & cobaye, eut le privilège de tester la première thèse puis la seconde. Avançant sur la voie frayée par sa créature, Oscar Wilde vit sa vie se transformer en laboratoire sauvage, il finit par sanctionner les deux thèses de son calvaire.

  Le Portrait de Dorian Gray est un mélange insolite de self fulfilling prophecy et de voeux pieux. Pendant une quinzaine d'années, la vie de Wilde était l'épitomé de la fin-de-siècle, pas un de ses aspects n'en fut absent. Pour ses contemporains il était le décadent par excellence, et le dandy, et l'efféminé. On l'accusait de tous les maux, depuis le manque de sérieux jusqu'à l'outrage aux valeurs. Selon le docteur Max Nordau, Oscar Wilde représentait le symptôme le plus alarmant de la Dégénérescence (1895) de l'Occident.

  Comme pour fêter la parution du pamphlet de Nordau, les Victoriens réglèrent enfin ses comptes à leur bête rose. Au début de cette année, Wilde fut traîné en justice par le père de Douglas, son insignifiant amant, à grands coups de publicité. Et le 25 mai 1895, la cour le trouva coupable de comportement indécent avec un mâle et le condamna à deux ans de travaux forcés. La presse salua le verdict: "Le culte esthète, dans sa forme nasty, est fini", titra The News of the World, et le Daily Telegraph: "Ouvrez les fenêtres! Laissez l'air frais entrer!"

  Un mois plus tôt, écrivant à son frère William, Henry James ouvrit les paris sur Wilde dans son style inimitable, et si souvent plagié: "Sa chute est hideusement tragique - et sa violence malsaine lui donnent un intérêt (de misère) qu'il n'a jamais eu pour moi - d'aucun degré - auparavant. Curieusement, je crois qu'il pourrait avoir un 'avenir' - en quelque sorte - par réaction - quand il sortira de prison - s'il survit à l'horrible sentence de travaux forcés qui sera probablement prononcée." Dit en prose: Wilde sera sauvé par l'expérience carcérale. Sauvé de quoi? De la superficialité, état selon James déplorable chez tout un chacun, terminal chez un écrivain.

  Bien vu, et mal. Oui, la prison transforma Wilde, oui, elle l'enfonça, dans le sens plein du verbe. Mais il n'en revint intéressant que pour la psychologie, pour une de ses branches qui n'a jamais attiré James, la traumatologie, qui plus est. Jusqu'au procès, Wilde garda sa superbe intacte, de même il y eut de la grandeur dans son refus de fuir à l'étranger. Mais  celles-ci s'évanouirent une fois le verdict prononcé et la peine appliquée. Au fond du trou, il ne fut plus question de pyrotechnique et de mise-en-scène. Singeant son personnage, il devint l'esclave de ses instincts. Mais là où Dorian Gray livra bataille, Oscar Wilde offrit sa démission. Le héros aux abois révéla son merveilleux égoïsme et son inscription dans l'instant, il se fit maître-chanteur. Dans sa détresse, l'humain ne sut que gémir, il ne s'en priva pas.

  Comment continuer la mascarade quand le temps se fait gros? La crise, en nous pelant, dénivelle les valeurs, sous l'eau tous les icebergs sont mouillés. Hors de la surface, Oscar Wilde perdit la face. Les situations extrêmes ne lui portèrent pas honneur, si ce n'est celui de la martyrologie. C'est une loque qui resta tapie dans la cellule à Pentonville, à Wandsworth, à Reading, c'est un zombi qui hanta les rues et les cafés de Paris jusqu'à sa mort clinique, constatée le 30 novembre 1900.

  L'homme qui se fia aux apparences nous épate. De Profundis, il nous touche. Ecrasons une larme, et lisons son épitaphe:

Ci-gît Oscar Wilde. Il mit

Son talent dans son oeuvre,

Son  génie  dans  sa  vie,

Le pathos dans son agonie.

  L'épitaphe réellement gravée sur sa pharaonique tombe, au Père-Lachaise, ne manque pas de sel sur ses plaies: "Auteur de Salomé et d'autres belles oeuvres [other beautiful works]. Il naquit à Dublin, le 16 octobre 1854 [suivent six lignes qui détaillent les médailles et les prix que Wilde remporta durant sa scolarité, jusqu'à sa sortie d'Oxford en 1878]. Il mourra fortifié par les sacrements de l'Eglise, le 30 novembre 1900, à l'Hôtel d'Alsace, 13, rue des Beaux-Arts, Paris." Le texte s'achève par une citation de Job (en latin, pour faire authentique), et un poème larmoyant.

  Que justice lui soit rendu. Le poète prémonitoire d'avant 1895 aurait pu avoir le mot de sa fin sans que sa mémoire n'en prenne un sale coup et bas: "Il arrive souvent que les véritables tragédies de la vie aient lieu d'une manière si inarticulée qu'elles offensent par leur violence crue, leur incohérence absolue, leur absurde absence de sens et leur total manque de style."

  La véritable tragédie de la vie d'Oscar Wilde est de n'en point avoir été une. Ce n'est pas son drame qui est en cause, mais sa trame. L'écrasement de nos semblables nous pince le coeur, leur embrasement nous fait cligner de l'oeil, mais l'humaine condition n'est exportable qu'en vers. Sans Shakespeare, Othello le Maure serait enseveli dans la rubrique des faits divers, le Prince Hamlet, dans les manuels de psychiatrie et Richard III, dans les livres d'histoire. Ou vice versa. Les passions d'autrui sont à consommer avec modération, noir sur blanc, ou à l'écran.

 




[1]. Louis-Ferdinand Céline, cité en exergue par Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers.

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