La géologie des verbes
Avant que la lumière ne soit, et les odeurs, et les bruits et les fureurs, le cerveau est déjà le théâtre d'une activité frénétique.
L'embryon va sur ses dix semaines. Sans rétines ni tympans, sans nul autre organe d'enregistrement, il baigne dans le néant quand, soudain, les neurones se mettent d'eux-mêmes à émettre des signaux et à en capter. Les synapses se nouent à un rythme vertigineux; à la naissance, chacun des cent milliards de neurones que compte le cerveau en a contracté 2500. Le nouveau-né dispose ainsi d'un réseau de communication monstrueusement riche, lui qui n'a personne à appeler. Jeté dans le monde, il se met à coller des têtes aux numéros, et passe sa vie au téléphone.
Le gros de l'infra-structure de nos faits et affects est donc déposé spontanément, sans autre commanditaire que l'ADN. Il n'y a pas lieu de s'en étonner, vu qu'une bonne moitié du génome humain programme le génie verbal.
Certes, les soubresauts subis par l'utérus participent eux aussi du foisonnement neuronal; et en six mois à l'air libre, le nombre moyen de synapses grimpe à 18000. Mais les tenants du don et contre-don célèbrent à tort. Car si le va-et-vient entre le cortex et le contexte contribue à notre développement, ses agents pénètrent sur le terrain bien après le coup d'envoi et chez le foetus, leur poste est négligeable.
Au commencement était le Verbe, le ciel et la terre entrent en scène bien après. Quand des phénomènes sont dans ses parages, le cerveau prospère. Font-ils défaut? Il mouline quand même. Le français a trouvé le mot juste en traitant les stimuli de vulgaires compléments - et pourquoi pas de parasites?
Les grammaires tolèrent
Le verbe solitaire,
Mais l'objet orphelin
Ne rime à rien.
*
La géologie des verbes se propose de les classer par ordre d'ancienneté. Leur strate dépend en premier lieu de la date de leur émergence dans l'évolution de l'espèce: abaisser, le premier verbe retenu par Emile Littré, remonte à la nuit des temps, zinguer, le tout dernier, à avant-hier.
L'ontogenèse décide aussi de la datation: boire précède picoler dans un curriculum vitae, même dans les pays fortement alcoolisés. Cette antécédence est logique, la consommation de H2O étant inscrite dans celle de tout liquide.
La stratigraphie verbale repose sur les lois élémentaires de la grammaire. Plus intransitif est le verbe, plus il est ancien; plus il est récent, plus il tire vers les compléments (et autres moyens de le qualifier: adjectifs, adverbes, intonation). On appellera le penchant autarcique Verb-Oriented (VO) et celui de la complémentarité, Object-Oriented (OO).
Le tréfonds du Bescherelle est donc habité par les verbes intransitifs tels dormir, formellement interdits de compléments directs. Le sondeur consciencieux leur adjoindra le sens originel de verbes tels veiller et pleurer, dont seuls les avatars récents sont autorisés à en fréquenter.
Les compléments indirects y sont aussi de nouveaux venus, voire des corps étrangers. Prenons rire. Combien de fois ai-je interrogé, non, ai-je grondé ma fille: mais pourquoi est-ce que tu ris? qu'est-ce qui est si drôle? - pour encaisser un "je ris parce que je suis bien", quand ce n'est pas "je ris parce que je ris", et depuis peu, "je ris, point". Pour moi, le rire n'a d'excuse que s'il réagit à un mot d'esprit; pour elle il agit, étant sa propre justification. Et Nietzsche rit jaune.
Dans une strate à peine plus récente se terrent les faux transitifs. Respirer de l'oxygène en est le prototype, le O étant couché (embedded) dans la définition même de respirer. Dans des propositions où le complément relève du pléonasme, on parlera d'intransitivité de fait.
Suivent les verbes transitifs - les verbes transitifs dans leur totalité. C'est en effet la dernière couche de la syntaxe, car ces verbes ont tous en commun deux traits décisifs: le nombre de leurs compléments potentiels est infini, ceux-ci sont a priori interchangeables.
Ce tas hétéroclite est une sorte de Tour de Babel verbale. Afin de distinguer les vrais voisins de palier des faux, les uns venant d'un temps immémorial, les autres, du dernier numéro du journal, on restituera leurs âges successifs selon deux critères:
- la quantité d'objets à même d'en satisfaire l'avidité. Car si les infinis se ressemblent, ils ne se valent point. L'infini des innombrables compléments du verbe tondre: couper la laine ou le poil de certaines bêtes - est infiniment plus petit que celui du verbe griller: quand le Turc manque de brebis, ses brochettes ne chôment pas pour autant.
- l'aisance avec laquelle les objets s'émancipent de leur interchangeabilité (équivalence paradigmatique, l'appelle Jakobson). Le sujet s'y attelle sans compter, tant l'idée lui est insupportable qu'aux yeux du verbe, les compléments sont tous pareils, ils sont lésions. Il les classe, il les trie, il en élimine à la pelle. Les verbes récents se rangent volontiers à ses désirs, mais les anciens font de la résistance. Pas de traitement de faveur chez bouffer, la suffragette: une calorie, une voix; alors que déguster, le censitaire, n'absorbe que les happy few.
Pour démêler les verbes intransitifs, le sondeur dispose de deux lois infaillibles:
- plus grand est l'infini des compléments, moins le verbe en dépend, donc plus ancienne est sa souche.
- mieux les compléments se prêtent à la hiérarchie et au tri, plus le verbe est Object-Oriented, donc plus jeune est sa souche.
Prenons rêver. Le contenu de nos rêves est loin d'être indifférent; mais il suffit d'empêcher un homme d'en avoir pour s'apercevoir que ce n'est ni de ce cauchemar-ci, ni de ce songe-là, mais de la fonction en général que dépendent sa raison puis sa vie. L'infini des compléments oniriques est infini. Quant à s'astreindre à un régime spécifique: à partir de cette nuit je n'y admets plus ma mère ni mon père - il ne faut pas rêver.
Le foetus rêve! Cette découverte décapante prouve que les traumatismes et les complexes ne sont pas indispensables à la fonction. Le fait qu'ils en soient proclamés l'essence, dans les deux acceptions du terme, est à la fois le symptôme de notre pire souffrance: le daltonisme des verbes qui nous tiennent à coeur - et son remède.
Rêver est donc un des plus refoulés de la strate, c'est à se demander s'il ne serait pas mieux chez les verbes autarciques. Manger, en revanche, s'y sentirait dépaysé. L'infini de ses compléments pâlit à côté de celui des stimuli qui nourrissent nos nuits. Et en aucun cas ne se contente-t-il de la beauté du geste. Ce n'est qu'approvisionné en quantité et en qualité vitales que le sujet mastique, avale, digère dans un plus ou moins grand souci du quoi et du comment. Est-ce pour cela que la grève de la faim est l'arme des faibles et la grève du rêve est l'arme des bourreaux?
Collectionner est un universel humain, ses manifestations se rencontrent dans les cinq continents. Or si on collectionne tout, de nos jours, "tout" est une façon de parler, mais tout ne l'est pas. Que l'éventail se soit beaucoup déployé, on le veut bien - même si les cabinets de curiosités du dix-huitième siècle n'avaient rien à envier aux nôtres. Mais l'infini des candidats à la collection est minuscule, dérisoire comparé aux infinis oniriques et alimentaires.
La facilité avec laquelle le verbe se spécialise trahit lui aussi son jeune âge. Un enfant s'y lance en ratissant large, tout y passe: porte-clés, photos de footballeurs, pièces de monnaie, abeilles - liste abrégée de mes collections entre cinq et neuf ans. A dix ans le anything goes offense ma soif objectale, je décide de me focaliser sur les timbres. Choix trop vague? Il me fallait resserrer le jeu, un long séjour à Paris m'en donne l'occasion, et le dilettante devient pro. Une fois par semaine je me présente dans des ambassades bien ciblées et déclame: "Bonjour. Je suis un collectionneur de timbres, et plus particulièrement des timbres de votre pays." Flattés par ma préférence nationale, les diplomates - ils ignorent mon passeport comme mes parents, mon esprit d'entreprise - ne me laissent jamais partir les mains vides. Tel Aviv, 1965: je possède un des albums les plus garnis en timbres arabes en ville. Paris, 1997: je me demande où il a bien pu s'égarer.
Sur la face de la terre devraient s'étaler, fiers, les verbes de petit infini et qui ne se consomment que dans l'objet unique. De tels verbes existent-ils? Pas sans une ruse socio-grammaticale. Il faudra que civilisation passe pour qu'on assiste à l'éclosion des verbes électifs. Or il s'agit toujours, le paradoxe n'est qu'apparent, d'euphémismes et autres aseptisations des affects primitifs.
Thèse: toutes les facultés et les activités qui comptent gisent en profondeurs. Elles sont autarciques, faussement transitives, ou foncièrement interchangeables. Soit le verbe aimer.
Saint Augustin: "Je vins à Carthage. Je n'aimais pas encore, mais j'aimais l'amour. Aimant l'amour, je cherchais un objet à mon amour". Ringo Starr:
"Do you need anybody?
I need somebody to love.
Could it be anybody?
I want somebody to love!"
Au commencement était la libido, le nier serait indigne de celui qui refuse de se raconter des histoires à dormir debout. C'est le genre "confessions" qui le commande, et la grandeur de l'auteur, Augustin n'hésite pas à localiser aimer - le verbe chrétien par excellence - au fin fond de la terre. Quel travail sur soi il lui faudra accomplir pour l'en extraire, quelle haute technologie il lui faudra employer pour le distiller. Le tour de passe-passe lexical s'achève dans l'apothéose: l'hédoniste se mue en monomaniaque. Car le chrétien le devient avec la révélation qu'aimer, c'est aimer Dieu. De même que l'oxygène est inséparable de la respiration, son Dieu est impensable hors de l'amour; mieux, Il est amour. Dans le jargon des compagnies aériennes cela s'appelle upgrading: le passager pistonné paie le tarif économique et l'hôtesse l'installe en classe "affaires". Quant aux autres faits et gestes qui se réclament du verbe des verbes, ce ne sont que contrefaçons, chimères, ou piètres ersatzs.
Curieusement, la libido freudienne est gouvernée par le même principe: "Nous disons que l'être humain a deux objets sexuels originaires: lui-même et la femme qui lui donne ses soins." Moi et maman sommes préalablement incrustés (built in) dans le désir, ses objets futurs ne sont que succédanés et pis-aller.
Mais la similitude s'arrête là. Car l'amour freudien commence là où l'amour augustinien s'achève: au septième ciel. Chez Freud, la Chute de l'individu coïncide avec la dégringolade du Verbe. A force de déceptions, à force surtout de programmation - s'aimer, aimer maman sont néfastes pour la continuité de l'espèce - il s'ouvre sur le monde, dans une plus ou moins grande indifférence à la question du qui? Avant et pendant la puberté, la libido connaît un regain d'idéalisme, quand elle se braque spontanément sur des objets méritants; c'est l'âge d'or de l'objectivité. Puis sonne l'heure de l'érotiquement correct, et à quarante ans, l'équité est définitivement refoulée.
L'utopie objectale
La mécanique quantique l'étouffe dans l'oeuf, le sens commun la sait pathétique, la syntaxe la déclare incorrecte - soit autant d'arguments, et bien d'autres encore, qui me la rendent si chère. L'utopie objectale existe en trois modèles, classés ici dans l'ordre du réalisable, de l'humilité à l'hubris.
1) Entre l'objet, le verbe est réactivé. L'objet adéquat, s'entend, faute duquel le verbe reste dans son état latent.
Fille: Papa, qu'est-ce que je voulais dire?
Père: Avant tout, tu voulais dire.
Brave fille, qui veut croire qu'on ne parle que si on a quelque chose à dire: en l'absence du bon quoi on est réduit au couacoua. Le meilleur en nous vote en faveur de la fonction référentielle de la langue (OO); mais, lucides, nous admettons la primauté statistique de sa fonction phatique (VO). L'homme est un animal parlant, point.
2) Exit l'objet, le verbe s'éteint. Depuis que la Garbo s'est retirée du monde, il n'y a plus rien à voir, les fans se crèvent les yeux en masse...
Vienne, 1828. Schubert, agonisant, à son frère: transporte-moi dans ma chambre! Le frère: mais c'est ta chambre. Schubert: ce n'est pas ma chambre, car Beethoven n'y est pas (Ludvig van Beethoven est mort en 1827). Schubert meurt.
3) Entre l'objet, naît le verbe. Tu m'as fait découvrir ce qu'est l'amour véritable, lui chuchote-t-il; celles qui t'ont précédée n'étaient qu'attirance physique et ignorance du lexique. Au commencement était le complément direct... Saint Augustin, Don Juan à la retraite précoce, ne déroge pas à la règle: "Au fond de moi j'avais faim: je manquais de la nourriture intérieure, de toi-même, mon Dieu." L'utopie objectale aspire à la fusion des verbes nobles et des verbes basiques. Hélas, l'amoureux moyen jouit de neuf vies au moins... Qu'il fasse attention de ne pas vivre une vie de trop.
Intensité versus ipséité
"Rabbi Abba dit au nom de Rabbi Hya fils d'Abba: On urine en public, mais on ne boit pas de l'eau en public.
Ailleurs il est dit: On connaît l'histoire de celui qui voulut uriner mais ne l'a pas fait [par pudeur] et son ventre enfla.
Shmuel eut besoin d'uriner un Shabbat. Il cacha son corps derrière son manteau et urina. Il raconta cela à son père, qui lui dit: Je te donnerai quatre cents zuz pour que tu changes cette habitude; car toi, tu avais la possibilité de te cacher, mais les autres qui n'en ont pas, doivent-ils encourir un danger en se retenant?
Mar fils de Rav Ashi urina à un carrefour. On lui dit: Votre belle-mère arrive. Il leur répondit: J'urinerais même dans son oreille".
Axiome 1: plus primitif est le verbe, moins il dépend de l'objet.
En associant uriner et boire, le Talmud reste dans le truisme géologique: ce sont deux verbes faussement transitifs, car leurs compléments respectifs font partie de leur définition. "L'homme a beau faire, a beau s'élever au-dessus de lui-même, il y a toujours deux fatals instants dans la journée qui le rappellent malgré lui à la triste condition des bêtes [...], celui où il faut qu'il se remplisse et celui où il faut qu'il se vide".
Axiome 2: plus primitif est le verbe, plus il procure des sensations fortes.
Hya, le père de Shmuel et Mar sont à ranger parmi les précurseurs de la nouvelle science, car ils mobilisent la pathologie pour affiner la datation. Etant donné que boire et uriner sont des besoins naturels, il n'y a que dans la privation qu'ils trahissent leurs âges exacts: comparée à la rétention urinaire, la soif est une partie de plaisir.
Car le seuil de souffrance des deux verbes n'est pas le même. Une fois prononcé le fatidique "je n'en peux plus", un homme bien entraîné peut encore tenir longtemps sans H2O; mais empêché d'uriner il se désintègre. Le songe est peut-être l'urine de la cervelle, la pisse est à coup sûr le rêve de la vessie.
Axiome 3: plus primitif est le verbe, moins il dépend du sujet.
Le pouvoir de différentiation de boire est incomparablement plus riche que celui d'uriner. Le marché abonde en boissons et les dictionnaires analogiques, en façons de boire (celui de Larousse en recense une trentaine); mais il n'y a que les urologues qui s'obstinent à nous en faire voir de toutes les couleurs. Le profane pisse, point à la ligne.
De même, la gamme du non-boire va de vingt-quatre heures chez le nourrisson à des semaines chez les champions. Mais passées quelques heures sans faire pipi, Gargantua et Gandhi seraient blanc-bonnet et bonnet-blanc; ils ne penseraient qu'à ça et sous peu, ils ne seraient que ça.
Les trois axiomes peuvent se dire en un: plus je vais au fond de moi-même, moins je suis seul. Les verbes antiques exacerbent les tripes, les verbes modernes, le nombril, et l'homme de bien est écartelé entre ces deux pôles.
La loterie de la langue vient de sortir le bon numéro. En hébreu, intensité (ozma ) et ipséité (azmiuot ) poussent de la même racine: E.Z.M. . (Le mot ezem désigne os, soit l'animal poussé dans ses derniers retranchements.)
Grâce à la ruse de l'évolution, l'individu doit se croire fin pour épouser son rôle de moyen. Mais on ne peut pas duper tout le monde tout le temps. Dans ses accès d'intégrité, il se rend compte que les plus à même d'assouvir sa volonté de puissance sont les verbes alimentaires, qui président à sa survie privée, et les verbes reproductifs, qui gèrent la continuité de l'espèce. Ce sont ces verbes qui le font accéder au pire et aux cimes, dans la satisfaction et encore plus dans la privation. Quand il se sent le plus atteint dans ce qui lui est propre - dans l'orgasme, dans la rétention urinaire -, son état de spécimen, chaînon interchangeable de l'homo sapiens sapiens, est le plus flagrant. Je ou on? au moindre doute je dit on - mais comment dire on alors que c'est le mien estomac qui est malade à n'en plus pouvoir au simple goût de l'avocat.
Au paroxysme de ce qui lui est le plus intime, l'homme n'est qu'un semi-conducteur. Le Malaise dans la civilisation, le malaise, point, naît du fait que là où ça fait le plus mal, ça fait mal deux fois, à moi personnellement et à l'échantillon de l'homme en général. Là où ça fait le plus de bien aussi.
Apposer sa griffe sur le verbe
(Branding the verb)
Les verbes primaires sont polyvalents, ils vont au plus offrant; mais les émotions fortes qu'ils procurent laissent un goût amer: est-ce moi personnellement qui les éprouve, ou est-ce moi en tant que délégué de l'espèce?
Les verbes inscrits au patrimoine génétique ne se prêtent pas au je, ce sont pourtant eux qui attirent les meilleurs joueurs. Poètes, philosophes, hommes de bien se déchirent tous pour se les approprier.
Apposer sa marque sur les verbes primitifs s'assimile à la quadrature du cercle, pourtant ne pas relever ce défi serait faire le deuil de l'intensité.
Quelques-uns nous montrent la voie, on en présentera quatre. Sade et Cordélia se sont illustrés dans les deux verbes reproductifs de base; l'artiste de la faim, en un verbe de survivance s'il en est; et Narcisse, en un verbe à cheval sur les deux états. Chacun est allé à rebours de la fonction originelle du verbe pour le faire sien.
Au sortir de la puberté, Donatien de Sade lança une OPA sur le verbe foutre. Il n'est pas le premier à s'y être essayé ni le dernier, mais il est le seul à avoir en partie réussi: auprès du public cultivé, dans ses heures recherchées, foutre porte sa patte.
La condition sine qua non d'un tel succès est de ne pas céder aux sirènes objectales. L'homme normalement civilisé souffre dans sa chair de la multitude des compléments sexuels. Pour se soulager, à l'instar de saint Augustin il affabule Eros d'un objet unique. Le mâle n'est pas rare qui investit un trou de tant de charmes que, celui-ci bouché, il perd la tête. Dans l'autre camp, la loyauté est même une figure imposée. C'est en s'abonnant à un seul phallus que la femelle parvient à responsabiliser un père toujours soupçonneux (Strindberg); aurait-elle été versatile qu'on aurait retrouvé sa progéniture sur le carreau. Hommes et femmes raffinent le verbe en le ciblant, et Sade ne le chérit qu'à l'état brut; ils se veulent tireurs d'élite, et lui asperge tout ce qui bouge.
Ringo Starr est sur la même longueur d'onde:
"Would you believe in a love at first sight?
Yes I'm certain that it happens all the time.
What do you see when you turn out the light?
I can't tell you but I know it's mine."
L'attaque contre la pudeur débouche sur une révolution de palais, la dénégation de l'objet mène à l'abolition du sujet. Le verbe est le véritable commanditaire de la phrase sadique. L'autre quel qu'il soit en est le réceptacle, l'émetteur, un véhicule de circonstance, et foutre finit dans l'intransitivité de fait.
L'entreprise est osée, mais elle est loin d'être exclusive. D'autres ont dessiné la seconde parousie comme une fusion syntactique. Le célèbre "devenir, non, être Dieu" de Plotin en est l'exemple achevé. Car comment devient-on Dieu? En aimant, suggère saint Augustin, et Plotin corrige: en étant. Le croyant aspire à fondre dans l'Etre, ce verbe qui était avant même que le Verbe ne soit.
L'entreprise exige surtout de la haute stratégie. Sade a eu le meilleur sur ses concurrents grâce à une campagne en deux offensives. Il a déclenché les hostilités dans la praxis, et les a conclues dans la syntaxe. Jouant de ses deux vocations, il a tiré le tapis sous le verbe. Le libertin a pratiqué foutre et consorts en dehors du "plein mécanisme de la population" (La Philosophie dans le boudoir). A partir de 1777 et jusqu'à sa mort (avec des plages de liberté de plus en plus exiguës), la société, en l'exilant au château de Vincennes, à la Bastille, à Bicêtre, à Charenton, l'a condamné à la licence poétique. Débarrassé ainsi de ses derniers scrupules, le divin raider pouvait porter l'estocade finale.
Pour se nicher dans un verbe qui est tombé dans le domaine public avec Adam, le Marquis de Sade devait passer par la lettre de cachet de sa belle-famille, qui l'embastilla, il devait surtout se plier au français châtié, classique des Lumières, qui l'enchaîna. Le style est l'homme même - en particulier; l'orgasme est l'homme même - en général; et Sade, "dans un accès de rage et de rime" (Byron, Don Juan) l'a breveté pour l'éternité.
Lear: "Dites-moi, mes filles, laquelle de vous, dirions-nous, nous aime le plus, pour que nous épandions notre bonté là où le mérite le dispute à la nature." Que vous m'aimiez comme les filles aiment leur père va de soi, vous êtes programmées pour cela. De l'aînée comme de la puînée je n'attends ni ne désire plus. Mais de toi, Cordélia, j'exige la surenchère, et tu toucheras une part "plus opulente que celle de tes soeurs". L'inné n'est jamais acquis ni l'acquis, conquis; pour rentrer dans ton dû, aime-moi comme si tu m'avais élu!
Faisant la fière, Cordélia refuse de relever le défi: "J'aime sa Majesté selon mon lien, ni plus ni moins." Mais il n'y a que les causes perdues d'avance qui accouchent de la grandeur. Contre vents et marées, et bien malgré elle, Cordélia se fera un nom dans l'amour filial. Elle le paiera au prix fort, car la raison d'espèce réclame l'anonymat de cet affect. La nature traite celui qui s'y destine en mutant malin, et l'élimine de l'ADN: Cordélia n'aura pas de descendance, Lear non plus. Darwin et Shakespeare le voient du même oeil, le héros tragique constitue une dead end.
A chaque génération se dressent des individus qui n'acceptent pas d'abdiquer ces verbes qui élèvent et qui écrasent. Le grand homme privatise un verbe primaire - le groupe adopte sa griffe comme sa raison sociale.
Couche après couche, rêver, boire, s'habiller, flirter développent leurs géologies particulières. Celles-ci sont gouvernées par les lois de la géologie générale: plus antique est la couche, plus est orientée vers l'énergie (VO); plus récente elle est, plus elle dépend de ses compléments (OO). Au ras du sol, le verbe se prête à l'ipséité, le sujet la paie en intensité. Entre délice et délire il y a tout un monde. Les palais des Gault et Millau se régalent dans un discernement rare; mais affamez-les quatre jours - au cinquième ils seront dans un état second. Pour paraphraser la première phrase d'Anna Karénine, chaque repu est différent, mais les morts-de-faim sont tous pareils...
Le procès de civilisation enrichit la gamme et baisse la flamme. Les verbes primitifs le sont toujours moins, positivement, s'entend. Pour éprouver leur puissance originelle, il faudra se mettre au régime.
"L'Artiste de la faim" (Kafka, 1922) gagne sa vie - façon de parler - en s'affamant en public. Paré d'un impresario, enfermé dans une cage, il est à lui seul un théâtre ambulant de la privation. Longtemps ses affaires prospères, à ceci près que son impresario l'oblige à ne jamais dépasser les quarante jours. L'artiste affirme qu'il pourrait pulvériser ce record, détenu conjointement avec Moïse, qui passa quarante jours et quarante nuits sur le Mont Sinaï et "ne mangea pas de pain et ne but pas d'eau" (Exode XXXIV, 28), et avec Jésus, qui l'imita au jour près (Matthieu IV, 2). Mais il restera sur sa faim, car au-delà de cette durée, le monde se lasse de tout, les deux antécédents bibliques l'illustrent. Profitant de l'absence prolongée de Moïse, les enfants d'Israël ont construit le veau d'or - oeil pour oeil et an pour jour, ils erreront quarante années dans le désert; au terme de sa quarantaine, le Christ "eut faim" - Dieu lui envoya le grand Expérimentateur. Pour ne pas tenter le diable - l'ennui - l'artiste est convié à un festin tous les quarante jours.
Au temps de sa gloire, son spectacle voyage de ville en ville et attire une foule considérable, les enfants en étant les plus friands. Mais l'intérêt du public se tasse, et l'artiste loue ses services à un cirque. Sa cage est installée à proximité de celles des fauves, ce qui le rend incontournable, mais de ce fait accessoire, pour qui désire visiter les tigres et les lions pendant les entractes.
Le passage obligé devient transparent, l'artiste est oublié de tous. Il a enfin l'occasion de tester ses limites - il n'en a pas. Mais par une juste ironie du sort, jamais il n'ira au-delà du chiffre fatidique, car l'indifférence qui l'enterre vif fait qu'on néglige de compter les jours...
L'homme qui fait fi de la survie a un ancêtre en la personne d'Hippolyte, "il a pour tout le sexe une haine fatale" (Racine, Phèdre). Il fait voeu de chasteté par réaction à son père, l'hédoniste Thésée, "volage adorateur de mille objets divers." Mais que ce fût pour la bonne cause ne l'excuse pas aux yeux de Vénus, car il y a des verbes qui ne se refusent pas. Son châtiment ne se fait pas attendre: Hippolyte tombe amoureux d'Aricie, la seule femme prohibée par son père (parti vers de nouvelles conquêtes).
Hippolyte et l'artiste de la faim se sont fait un nom sur le dos de verbes de base. Mais là s'arrête la ressemblance. Quelle déesse offense l'affamé? Pas celle de la bouffe, car il n'a rien contre le verbe manger. Son outrage frappe plus haut, car c'est au pis-aller qu'il dit non: "je suis forcé d'avoir faim, je ne peux pas autrement, parce que je n'ai pas pu trouver l'aliment qui me plaise. Si j'en avais trouvé, crois-moi, je n'aurais pas fait tant de façons et je m'en serais repu comme toi et les autres." Ce furent ses derniers mots, mais dans ses yeux mourants demeurait encore la conviction toujours assurée, mais maintenant dénuée de fierté, qu'il continuait à s'affamer. Quel locataire de l'Olympe ne se sentirait pas complexé devant l'éphémère qui proclame: nectar ou rien!
Est-ce bien de l'art dont il s'agit? A coup sûr pas du sport, n'en déplaise aux traducteurs français qui, se croyant à l'écrit du bac, pour éviter la redite le nomment parfois champion du jeûne, parfois champion tout court. Un champion est une bête de compétition qui se bat contre des concurrents, contre un record, ou contre ses propres limites. Or notre héros ne remplit aucun de ces critères; dans son cas on ne peut pas parler d'exploit, car il ne pouvait pas autrement.
Qu'est-ce qu'un artiste? La doxa relativiste veut que ce soient les spectateurs et ses pairs qui l'oignent. Mais selon Kafka, être artiste est une affaire éminemment privée. Quand on l'abandonne aux autres, cela donne "Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris" (Kafka, 1924).
Qu'est-ce que l'art? L'avant-garde de la civilisation dans son combat contre la nature des verbes. Pour se démarquer de ses semblables, une tribu, une religion, une grande toque abattent leur créativité sur la surface du verbe primitif. Plus stylisé il est, plus il s'éloigne de sa fonction première; mais Joël Robuchon et al. se gardent de perdre le contact avec "le plaisir simple de la bonne baguette". Que votre langage soit oui, oui, non, non; mais parfois nécessité fait loi, et l'estomac impose le régime du pourquoi pas.
Qui boudera son plaisir au nom de la jouissance? L'artiste de la faim. Il fait la fine bouche, et ne l'ouvrira que pour le mets parfait; l'ouvrira pour manger, s'entend, car le cerveau se sert tout seul, la preuve, l'artiste expire en s'expliquant.
Le renversement grammatical est consommé. Ne pas manger est facile pour l'artiste de la faim, parce qu'il n'a pas faim. Le besoin ne jaillira que de l'aliment adéquat; faute d'ambroisie, il ne l'éprouvera pas. Au commencement sera l'objet, et tant que celui-ci fera défaut, le verbe ne verra pas le jour.
L'artiste est mort convaincu du travail bien fait. La cage nettoyée et aménagée, on y installait une panthère, elle ne faisait pas la difficile: "Les gardiens n'avaient pas longtemps à réfléchir pour trouver la nourriture qui lui plaisait; elle ne semblait même pas regretter sa liberté. Ce corps noble, doué de tout le nécessaire jusqu'à en éclater, paraissait transporter la liberté avec lui; on eût dit qu'elle était logée quelque part dans sa mâchoire; et la joie de vivre jaillissait avec tant de flamme du fond de son gosier que les spectateurs avaient peine à y faire face."
La tautologie - faire corps avec ce qu'on est - est la donne animale (et divine), les plus vernis des humains ne font qu'y passer. Le fauve aimante notre regard parce qu'il est égal à lui-même sans efforts, alors que pour "accéder à sa forme véritable", un homme doit rompre avec sa famille, sa maison, son confort (Kafka, "Promende inopinée). La route intellectuelle vers la bête est longue - une fois arrivé, on fait demi-tour, cet état ne durant que "ce soir-là" et encore. Et l'artiste de la faim trépasse aussitôt atteinte la lumière: il n'est que ça.
Au commencement est la libido, au monde de l'approvisionner en objets de désir. "If you can't be with the one you love, love the one you're with", chantent The Rolling Stones, Charles Darwin et Siegmund Freud en choeur.
Etre à part, Narcisse démarre sa carrière en n'aimant pas, et en n'en éprouvant point le besoin. Paradoxalement, Ovide lui donne raison. Comme nul de ses innombrables soupirants ne lui vaut en beauté, céder aux avances d'un mortel ou d'une nymphe serait un crime de second best...
Au rythme où Narcisse allait, il était parti pour vivre vieux, heureux, frigide. Mais les dieux, rancuniers, le font buter sur son reflet qu'il ignore être le sien - le voici qui aime à en crever. Fait unique dans les annales de la libido, c'est l'objet de désir qui déclenche en lui le désir - non, qui le crée ex nihilo. Fait unique dans les annales de la syntaxe, le verbe naît du complément direct.
Celui qui subit la primauté du verbe ne mérite pas d'appellation contrôlée; l'homme de table s'y résigne, le grand homme se rebelle. Poursuivre l'utopie objectale est tout à son honneur, mais prendre ses quartiers dans l'objet fera son malheur, la tragédie y veille. Narcisse et ses compagnons de postérité aiment la perfection, ils aiment à la perfection, ils se consument dans la perfection de l'Un; c'est cela, l'hubris.
. Les Beatles, "With a Little Help from My Friends", 1967.
. Pour Narcisse. Traité de l'amour impartial.
Roman Jakobson, "Linguistique et littérature".
. Marquis de Sade, lettre à Marie-Dorothée de Rousset du 17 avril 1782 (écrite du château de Vincennes).
. En "jeûnant", écrivent Alexandre Vialatte et Claude David, les traducteurs français, qui se permettent de corriger le choix de Kafka d'éviter le mot fasten au profit du seul hunger, qu'il répète à satiété. Or il s'agit d'une abstinence à forte charge lexicale et symbolique, Yom Kippour étant le jour le plus saint du calendrier hébraïque (Lévitique XXIII, 27-32).