UN LABORATOIRE A TIROIRS:
Le Roi Lear
Aimé et être aimé sont les deux revers de la médaille, mais pas de la même.
Qui est-ce que tu préfères, ma fille très chère, ton père ou ta mère? Et vous, vénéré père, qui, de nous trois, l'emporte dans votre coeur? - est un dialogue qui sourd des familles nucléaires. Mais chez les Lear, la mère fait étrangement défaut, le doute sur les sentiments du père, aussi. C'est donc à lui, enfant gâteux, d'en assurer le relais:
"Dites-moi, mes filles, laquelle de vous, dirions-nous, nous aime le plus, afin que nous épandions notre bonté là où le mérite le dispute à la nature."
Quel testateur n'aimerait pas léguer ses biens à la tête du client? Même les parents de l'enfant unique en rêvent, éveillés. Créature royale et fictive, Lear a le pouvoir de transformer une lubie commune en rampe de lancement d'une tragédie classique. Est-ce là que gît sa faute, est-ce d'avoir soumis l'amour à l'épreuve qui causa sa chute, comme le ressasse une postérité trop crédule?
Certes, un concours d'amour met le Roi Lear en marche, de même qu'un concours de beauté sert de casus belli à l'Illiade. Mais de là à qualifier l'un et l'autre d'hubris, la folie des grandeurs que le héros paie de la peine capitale... Les inscrire au code pénal recyclerait la terre entière en cimetière sentimental.
Qu'est-ce qui a alors valu à Lear son terrible sort? Sa littéralité, peut-être. Tous, nous cherchons à quantifier l'amour de ceux qui nous sont chers, mais Lear seul tient parole, à la recalée, il lègue la vérité pour seule dot. Les personnages littéraires se prennent au mot, ils vivent et trépassent au pied de la lettre. Nous désirons tous tuer le père et coucher avec la mère, et Oedipe seul passe à l'acte. Tout le monde s'aime bien, et Narcisse seul s'aime à en crever.
La littérature est la place forte du mot à mot. Pour qu'elle serve de laboratoire à nos utopies, jauger l'amour en est une, ses expériences doivent être menées jusqu'à leur terme. Lear répond à ce profil, car il ne ménage personne, encore moins se ménage-t-il lui-même. Au pavillon des littéraux (voir Héros & cobayes II), il a une concession à perpétuité. Mais contrairement à ses compagnons de gloire, ce n'est pas la lettre qui l'a perdu, ni, a fortiori, son esprit. Thèse: Lear n'a pas payé l'épreuve en tant que telle, il a payé d'en avoir été le piètre organisateur.
Convier ses bien-aimées à une compétition d'affection est humain. Mais comment en dégager une hiérarchie objective, un classement où le meilleur termine premier et le nul, bon dernier? En s'érigeant juge et partie, Lear se complique beaucoup la tâche, il ne se la rend pas impossible pour autant; des exemples, certes rares, existent. Mais pour surmonter un tel handicap, il aurait dû coller à un règlement strict et ne jamais s'en écarter. Le sport auquel il s'engage ne peut être pratiqué qu'entre pros, alors que Lear fait preuve d'un amateurisme criminel.
Pire, Lear pipe les dés, la preuve, les résultats sont connus dès le lever de rideau:
"Kent: Je croyais que le roi affectionnait plus le duc d'Albany que Cornwall.
Gloucester: C'est ce qui nous a toujours semblé; mais à présent, dans le partage du royaume, rien n'indique lequel des ducs il valorise le plus, car les égalités sont ainsi pesées que l'examen poussé par l'un ne l'aurait pas fait choisir la moitié de l'autre" (I,i, 1-5).
La suite le confirme. Lear arrive sur scène, définit les termes du match, en nomme les enjeux, et donne le coup d'envoi. Goneril, l'aînée, dégaine la première, elle cause bien et touche une belle tranche. Régane, la puînée, fait dans la surenchère, mais cela ne l'avance guère, son éloquence étant pareillement récompensée:
"Lear: A toi et aux tiens, en apanage héréditaire, revient cet ample tiers de notre beau royaume, pas moindre en espace, en valeur et en agrément que celui attribué à Goneril."
L'héritage a encore de beaux restes, Lear, sans vergogne, les déclare les meilleurs:
"A présent, notre joie, quoique la dernière et la plus petite, que pouvez-vous dire pour vous attirer un tiers plus opulent que celui de vos soeurs? Parlez."
N'est-ce pas ce que Lear entend par "notre plus sombre projet (our darker purpose)"? Celui-ci fut bel et bien entaché d'irrégularités. Citons deux entraves flagrantes aux lois du marché, elles auraient justifié le pourvoi en cassation: 1) chaque concurrente parle en présence des deux autres, ce qui désavantage les premières à passer. 2) Lear distribue un prix après chaque discours, au lieu de les écouter tous avant de se prononcer.
Pour dédouaner un peu Lear, soulignons que ses préférences étaient connues de tous, personne, surtout pas Goneril et Régane, n'en fut dupe: "Il a toujours aimé notre soeur le plus" (I, i, 292), s'alarment-elles, pourtant il l'a déshéritée sur un coup de sang; son prochain caprice nous vaudra un traitement pire, neutralisons tout de suite son potentiel de nuisance. Plutôt que de tricherie, qualifions donc le concours de simple formalité. Lear comme la cour s'attendaient à ce que Cordélia répète ce qu'elle a dû dire et prouver en des circonstances moins solennelles, remporte le trophée, et permette de passer au deuxième concours inscrit au programme: ses fiançailles -, dont le nom du vainqueur n'était pas connu d'avance.
"Lear: Parlez.
Cordélia: Rien, mon seigneur.
Lear: Rien?
Cordélia: Rien."
Aux yeux du public compatissant, de leur tragédie, Lear seul est coupable. Moins complaisants, les critiques reprochent à Cordélia son opiniâtreté. Les uns l'attribuent à l'hérédité: tel père, telle fille; d'autres, à l'histoire: le thème apparaît dans l'Historia Regum Britanniae de Goeffrey of Monmouth (XIIe siècle), pour ne plus quitter les annales. Une troisième école, plus perspicace, incrimine la raison dramatique: sans l'entêtement de Cordélia, pas d'action.
Mais les responsabilités ne sont pas également engagées. Pour employer le langage des enfants, c'est Lear qui a commencé, Cordélia n'a fait que réagir. Elle aurait donc pu bénéficier de la mansuétude de l'auteur, pourtant père et fille connaissent le même destin. Pour réparer l'injustice, pour laver leur idole d'un carnage superflu, surtout, Nahum Tate (1681) puis Dr Samuel Johnson (1752) se sont permis de substituer à la pièce un happy end: "Si mes sentiments pouvaient contribuer au suffrage universel, je conterais qu'il y a bien des années, je fus choqué par la mort de Cordélia; je doute que j'aurais enduré la lecture des dernières scènes sans les avoir révisées" (Johnson, "Préface au Roi Lear"). Pendant un siècle et demi, les deux versions édulcorées régnaient sur les planches de Londres, celle de Tate épargnant le père et la fille, celle de Johnson, la fille.
Mais du point de vue de l'histoire de la vérité, elle n'en a pas, les rôles sont inversés. Lear n'est coupable que d'un mensonge blanc, rhétorique, alors que Cordélia ment sciemment. "Rien"? Comment ose-t-elle, alors qu'elle vient d'y opposer un démenti en forme d'aparté: "Que dira Cordélia? Aime et tais-toi!", puis un deuxième: "Alors pauvre Cordélia. Et cependant non, car je suis sûre que mon amour pèse plus que ma langue"; langue qu'elle a pourtant bien pendue, on en aura un aperçu sous peu, c'est dire. Commis à haute voix, ces soupirs si bien frappés auraient comblé la vanité de Lear. Mais Cordélia, dont le véritable élément est la grandiloquence, se fait soudainement trappiste.
Même fidèle à son voeu, elle aurait pu ménager les sentiments de son père - et sa part du royaume - en s'abritant derrière le grand écart entre les mots et les choses. Sa soeur aînée vient d'en fournir un cynique échantillon: "Sire, je vous aime plus que le mot puisse manier la matière, d'un amour qui rend le souffle pauvre et la parole, incapable." Ce qui ne peut pas être dit ne vaut pas d'être vécu - pourtant Lear s'en serait à coup sûr rassasié. Mais quand Cordélia se réclame des carences du verbe, elle trahit davantage son éloquence: "Infortunée que je suis, je ne puis soulever (heave) mon coeur jusqu'à ma bouche." Quel poète ne lui aurait pas envié son art de la métaphore? Son amour, vient-elle de souffler, est si lourd qu'il pèse plus que sa langue, comment le soulever? Nul n'aurait mieux chanté l'indicible, si ce n'est Shakespeare...
La gamme de Cordélia ne se limite pas à la philosophie de la langue. Ayant recouvré sa faconde, elle administre à son père un cours magistral sur les devoirs respectifs de l'amour filial et conjugal. Lear n'en croit pas ses oreilles: "Si jeune, et si peu tendre?" Cordélia: "Si jeune, Sire, et vraie." Vraie mon oeil.
Connais-toi toi même! Eût-elle été grecque, son crime aurait été tout désigné: Cordélia s'est perdue par méconnaissance de soi. Si elle avait eu la lucidité de répondre: Papa, je m'en vais me marier, c'est la coutume, mais c'est toi que j'aime... les dieux l'auraient épargnée.
En football, l'échec est souvent orphelin; enfant gâté, le fiasco a ici père et mère (le lapsus n'en est pas un). Si le tournoi tourne court, c'est qu'arbitre et concurrente ne sont pas à la hauteur. Il n'y a en effet que Goneril et Régane pour jouer réglo. Ceci s'explique aisément. Les sportifs ne peuvent que pâtir d'une compétition bâclée, le favori infiniment plus que les outsiders. Un champion a besoin d'un étalon d'or pour qu'éclate son génie, pas de Carl Lewis sans 100 mètres et sans Seiko.
Mais est-ce que Mohamed Ali se serait couché devant George Foreman s'il avait appris que leur combat du siècle avait été arrangé? Or c'est précisément ce que fait Cordélia. Elle joue en deçà, baisse les pieds, ne montre pas ce qu'elle a dans le ventre, bref, elle abandonne la partie à plus faibles qu'elle.
Hubris
Toute expérimentation implique une violence, mais toute violence n'est pas de la science, il s'en faut. Pour la faire fructifier, celui qui la prodigue doit en être le maître, or de la sienne, Lear perd promptement le contrôle. Mais la violence, la vraie, n'est-elle pas, par définition, l'apanage de l'auteur?
Qu'est-ce qu'une expérience scientifique? Inoculer le simple au compliqué, avec le fol espoir que l'électrochoc contamine le système - qu'il le simplifie. Seul le dépouillé est bon à piller - or Lear arrive sur scène encombré. L'ordalie exige de la simplicité et l'arbitre, de l'arbitraire, des deux facultés Lear est salement dépourvu.
Les critiques s'égarent, qui voient dans les enfantillages de Lear la marque de l'arbitraire. L'arbitraire, en science et ailleurs, est un coup qui tombe sans crier gare, il semble venir de nulle part et mener hors jeu. Qu'il sorte de la cuisine d'une grande toque, qu'il serve un but machiavélique, qu'importe; du point de vue du cobaye, le stimulus ne doit avoir ni épaisseur ni motivation, il doit être tout de surface vêtu. Le bon choc est un mutant, alors que la généalogie de ce concours est d'une pathétique lisibilité.
Pour que la violence fasse mouche, son auteur doit cacher son je, celui de Lear pue la triste vanité. Pour acculer l'objet à révéler sa vraie nature, l'expérimentateur se désolidarisera par avance de sa psychologie, et Lear a l'ego hypertrophié. C'est à lui plutôt qu'à Narcisse que Freud devait songer en écrivant "Pour introduire le 'narcissisme'"; il aurait rendu justice à l'un et à l'autre en qualifiant ce penchant de "learisme" peu lyrique.
Causer du tort sur un mouvement d'humeur n'est admirable que si son auteur l'érige en loi immuable, c'est cela, le caprice des dieux. Nobody is perfect. Si Dieu se propose de négocier Sa propre parole, s'Il aboie mais ne mord pas, arguant que ce n'était que façon de parler, il revient au fidèle de Le ramener à la raison, à Sa raison d'être. C'est à ce prix que s'engagera le dialogue entre ciel et terre.
Qu'est-ce qu'une expérience? Un acte de pure unilatéralité. Or même le slogan: mon amour pour toi n'est pas ton affaire, quand proféré par Cordélia, il sonne comme une balle de ping-pong: l'orgueil est la continuation de l'épicerie par d'autres moyens. Au berger répond la bergère et au narcisse vulgaire, le mauvais joueur. L'amour-propre du père salit l'amour de la fille: expérience capotée.
Le stimulus lâché par Lear provoque réciprocité, projection, spéculation. Il ne pouvait en être autrement, vu que la simplicité, l'arbitraire et l'unilatéralité sont du ressort de l'auteur. L'hubris de Lear est de se prendre pour Shakespeare, à celui-ci de jouer.
La propagande par les actes
Le Roi Lear est le paradis de la mise en abîme, son paradigme indépassable. Chaque personnage central y a un doppelganger, voire plus: Cordélia est dédoublée par Kent et par Edgar, Goneril et Régane par Edmond, alors que Lear est parfois singé par Gloucester, le fou et Edgar, parfois il les singe. De même, chaque scène axiale est rejouée au moins une fois, et celle du concours, par la pièce toute entière. Du premier au dernier acte, les trois soeurs sont soumises à la question prétendument honnie: qui, de vous, aime Lear le plus?
Ainsi, aux yeux de Shakespeare, la quête des poids et mesures de l'amour est légitime. Mais comment évitera-t-il les pièges et biais qui ont eu raison du concours? En analysant l'échec de son délégué fictif. Parmi les erreurs de Lear, une, en particulier, ne pouvait que lui être fatale: proclamer qu'il n'y a pas d'amour, juste des paroles d'amour. Or la tragédie n'est pas un bac de français, ni l'oral ni l'écrit n'y décident du destin des héros. Ce n'est qu'après avoir commis l'irréparable qu'il revient au proverbe original: "Et puissent vos actions confirmer vos larges discours, / Pour que de bons effets jaillissent des mots d'amour" (I,i, 177-178) - il n'est jamais trop tard, et on en voit la queue.
Quand le laboratoire échoit à Shakespeare, sa première mesure, et déjà décisive, est de supplanter "dites-moi" par "montrez-moi". C'est alors qu'il organise une compétition typiquement tragique, où le meilleur gagne et meurt. Les concurrentes subissent et donnent des coups plus terribles, plus bas les uns que les autres; la météo s'y mêle aussi, les forces mineures et majeures s'allient pour monter l'épreuve cruciale.
Les résultats viennent de tomber. Entre les trois filles il n'y a pas photo, c'est Cordélia qui l'emporte d'un coeur. Grâce au détachement du commissaire, l'arrivée ne souffre d'aucune contestation.
C'est tout? a-t-on envie de dire. Le jeu en vaut-il la chandelle? Certes, en laboratoire, les moyens déployés par la question sont toujours disproportionnés par rapport à la réponse; mais il y a une limite que même les tortionnaires des drosophiles hésitent à franchir. Ici, le ratio violence-vérité est lamentable. S'il n'y avait que ce tiercé au bout, donné à un contre un par tous les parieurs de la cour, la boucherie qu'est le Roi Lear serait d'une terrible gratuité, et la réécriture de Tate & Johnson, poétiquement juste.
Crie, craque, crève
Pire. S'il n'y avait que cet article à en tirer, Shakespeare ne lui aurait pas trouvé demandeur, car son expérience ne décolle pas du ras du sol didactique: confirmer in vivo ce que le professeur savait déjà et les élèves, suspectaient - soit le parent pauvre de la gent expérimentale.
Pour rentrer dans ses frais, il doit viser plus haut, au moins à ce que Claude Bernard appelle expérience pour voir: "Ces sortes d'expériences de tâtonnement sont extrêmement fréquentes en physiologie, en pathologie et en thérapeutique, à cause de l'état arriéré de ces sciences." Sa solution est toute trouvée: le Roi Lear sera le énième laboratoire à poser la question du seuil.
Le spécialiste de la puce lui arrache une patte et lui ordonne: "Puce, saute!" - elle saute. Une deuxième patte, elle saute toujours. Et ainsi de suite. L'ultime patte est arrachée, "Puce, saute!", elle ne saute pas. Le bottom line de son docte article: "une puce sans pattes est sourde."
L'anecdote est célèbre, celle-ci aussi: un cocher cherche à habituer son cheval à consommer le moins de nourriture possible. Au bout d'un long entraînement, le cheval trépasse. Le cocher soupire: encore quelques jours, et il s'en serait définitivement passé...
Que c'est drôle, que c'est bien visé, pourtant pas de science qui puisse en faire l'économie. Darwin: "Dans le cours de mes observations sur le Drosera rotundifora se présentait un point intéressant à élucider: à quel degré de température la vie s'éteint-elle? Le Drosera, en effet, offre des facilités extraordinaires pour des recherches de cette nature".
En littérature, le seuil est testé à travers deux grands standards, "je n'en peux plus" et "trop c'est trop". Lear interroge le coeur de ses filles; Shakespeare éprouve Lear et son "organe conoïde, creux et musculaire, qui, renfermé dans la poitrine, est le principal agent de la circulation du sang"; la pièce écoeure le lecteur.
Chez nous autres, habitants des contrées tempérées, "je n'en peux plus" est la preuve du contraire - plus enchaînée est la formule, moins elle enchaîne le locuteur. L'atout majeur du laboratoire littéraire est de mettre le paquet au besoin, il se fait cruellement sentir pour que l'on puisse cerner l'instant où des clichés sont suivis d'effet. Dans la littérature, plus une formule est enchaînée, plus elle déchaîne l'auteur.
Lucien de Rubempré, alias Chardon, vient de se pendre dans sa cellule de la Conciergerie. Son mécène et adorateur, l'abbé Carlos Herrera, mieux connu sous le nom de Vautrin, apprend la nouvelle. "Qu'était devenue cette nature de bronze [...]? Le fer cède à certains degrés de battage ou de pression réitérée; ses impénétrables molécules, purifiées par l'homme et rendues homogènes, se désagrègent; et, sans être en fusion, le métal n'a plus la même vertu de résistance. Les maréchaux, les serruriers, les taillandiers, tous les ouvriers qui travaillent constamment ce métal en expriment alors l'état par un mot de leur technologie: 'Le fer est roui!'."
Vautrin est sonné, sa vie ne vaut plus un clou. Un homme se mesure par sa ténacité à terre. Après avoir été compté jusqu'à neuf, il se relève avec un punch plus dévastateur que jamais, c'est "la dernière incarnation de Vautrin". L'effondrement humain est d'autant plus effroyable qu'il est éphémère.
"Je n'en puis plus" est la dernière phrase de Créon, il vient d'apprendre les suicides successifs de son fils, qui "s'est frappé lui-même, révolté contre un père assassin", et de sa femme, elle lui "a imputé la mort de ses deux fils" (Antigone). Est-ce aussi son dernier souffle? Sophocle lui décoche le coup de grâce, sous la ceinture, celui-ci, en laissant la question en suspens. Il n'y a qu'un K.-O. par vie, on ne saura jamais si c'était le bon.
A quel moment un homme lâche prise? Lear "offre des facilités extraordinaires pour des recherches de cette nature." Pour découvrir la pierre philosophale qui change un hoquet en speech act et une façon de parler, en faits et gestes, Shakespeare ne pouvait pas faire l'économie d'une bonne dose d'hémoglobine, l'en voici excusé.
Une succession de chocs savamment administrés permet au cobaye de franchir trois paliers:
- crie: le souverain perd patience deux fois, avec Cordélia (et Kent) puis avec Goneril et Régane.
- craque: l'enragé perd la raison au contact des forces de la nature.
- crève: le joyeux convalescent perd la vie au contact de la mort de Cordélia.
(Notons que la qualité de ses vers évolue au fil de son calvaire. En colère, Lear fait pâle figure à côté de sa lyrique fille. Fou, il se surpasse, jamais il n'a été meilleur poète. Le recouvrement de ses esprits voit son oeuvre s'affadir considérablement, mais il se rattrape lors de la tirade finale.)
Chaque changement d'état de Lear est marqué par un moins, le dernier le réduit à néant. Cela dit, il ne faut pas confondre perdre et égarer. Tant que le stimulus souffrait de la complexité, Lear avait des réactions polaires, et la perte se révélait égarement. Sa colère et sa déraison l'étaient, car réversibles, la preuve, les retrouvailles avec sa bien-aimée l'en ramenèrent indemne (et kitsch). A question simple, réponse simple: la mort de Cordélia le catapulta dans la binarité du 1/0. (La pertinence de cette antinomie apparaît dès leur premier échange. "Lear: Si jeune et si peu tendre (untender). Cordélia: Si jeune, mon seigneur, et vraie" - soit l'opposition des adjectifs relatifs, jeune et tendre, et l'adjectif absolu, vraie. La vérité, comme la mort, se démarque des autres états par son allergie au si, dont la prosodie crée l'attente et la déçoit aussitôt.)
Le protocole de cette expérimentation mérite à coup sûr élaboration et publication. Mais s'en contenter serait d'un matériau copieux faire maigre usage et du dédoublement matriciel, peu de cas. Ce serait surtout se résigner à cantonner le dossier parmi les expériences pour voir, alors que ce sont les expériences pour savoir qui font la pluie et le mauvais temps dans le royaume de la vérité.
L'homme de bien fait souvent relâche, mais ne lâche jamais les siens. En quête de théorie forte, je fais demi-tour et reviens au concours. On ne peut plus retarder l'échéance, c'est maintenant ou jamais, et autres clichés: le Roi Lear sera une expérimentation de l'amour ou retournera au canon. Et Cordélia me sauve la mise.
Le gâteau amoureux
"J'aime votre Majesté selon mon lien, ni plus ni moins. Mon bon seigneur, vous m'avez engendrée, élevée, aimée; je retourne ces devoirs comme il est convenable et juste (as are right fit), je vous obéis, vous aime, et surtout vous respecte. Pourquoi mes soeurs ont-elles des maris, si elles disent n'aimer que vous (they love you all)? Il se peut qu'une fois mariée, ce seigneur dont la main engagera ma foi emportera la moitié de mon amour avec lui, la moitié de ma sollicitude et de mon devoir. Assurément je ne me marierai jamais comme mes soeurs, pour n'aimer que mon père (to love my father all)."
Thèse: Le Roi Lear est un test grandeur nature de la théorie de l'amour de Cordélia. Car c'en est une, économe et cohérente, telle qu'en préconisent les sciences de la nature.
Axiome 1: l'amour est une énergie à quantité invariable (Freud & Helmholtz).
Axiome 2: cette énergie est mécaniquement investie dans les ayants droit: le père d'abord, l'époux ensuite (le narcissisme freudien accorde l'antécédence au moi).
Axiome 3: le mariage scinde l'énergie amoureuse, toujours la même, en deux moitiés égales.
Ma fille s'interroge si la naissance d'un enfant divise l'énergie en trois tiers égaux? Et le deuxième enfant, produit-il des quarts, ou la progéniture partage-t-elle le tiers enfantin?
Trêve de sophismes. C'est un bel édifice, mais qui s'effondre en laboratoire comme un château de cartes. Le verdict de la science expérimentale est sans appel: dans le Roi Lear, l'amour est un et indivisible.
Les quatre principaux cobayes sont logés à la même enseigne: leur raison d'être est l'amour, ils n'aiment qu'un être. Goneril et Régane font des déclarations fracassantes à leur père, modérées à leurs maris, et finissent par n'aimer qu'Edmond. La loi naturelle appellerait Lear à également aimer ses trois filles, il finit par n'aimer que Cordélia.
Et Cordélia, c'est le comble, n'aime que son père. Le roi de France, qui n'a pas démérité, bien au contraire, disparaît de son coeur comme de la pièce une fois le concours terminé. C'est au détour d'un dialogue, comme en passant, qu'on explique son absence à Kent, qui, seul, a le tact de s'enquérir de son sort (IV, iii). Et quand son épouse cite son nom, on ne peut pas savoir s'il s'agit de l'homme ou du royaume:
"Oh! cher père, ce sont tes affaires que j'entreprends; aussi la grande France (great France) a eu pitié de mon deuil et de mes larmes suppliantes" (IV, iv).
Evaporé, le mari, à qui sa théorie a pourtant prédit la moitié de son amour, de sa sollicitude et de son devoir. A l'heure de vérité, Cordélia entonne avec Marylin Monroe: "Moi? Mon coeur est à papa. You know: la propriétaire" (My heart belongs to Daddy).
L'expérience est menée de main de maître, comment se fait-il que nous ne nous reconnaissons pas dans ses conclusions si probantes? Car aimer, nos intuitions sont formelles, est un verbe extensible et divisible. A bien les décortiquer, elles se révèlent plus précises encore: l'amour est malthusien. Ses ressources croissent en proportion arithmétique, tandis que le nombre de demandeurs de sympathie, d'amitié, de désir croît en proportion géométrique, voire exponentielle. La masse libidinale a beau gonfler, chaque acteur en consommera une tranche de plus en plus réduite, le moi du narcisse secondaire étant la principale victime de cette pénurie rampante. L'offre court après la demande et tarit l'amour.
Le gâteau amoureux
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Sens commun extensible multiples
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âge
La tragédie est un genre expérimental
Dans la fonction qu'il s'arroge, Lear commet une faute professionnelle grave: il se trompe de genre. Son concours aurait sa place, la première, dans un conte populaire, où pullulent les rois qui marient leurs filles à coups de défis ardus et farfelus. Il ne serait pas dépaysé dans la Morphologie du conte de Propp, entre la fonction M: "on propose au héros une tâche difficile", et la fonction W: "le héros se marie et monte sur le trône." (Dans la version que Shakespeare a en priorité pillée, The True Chronicle History of King Leir (1594), les trois filles doivent déclarer leur amour pour leur père afin d'obtenir un bon parti, mais Cordélia refuse de s'y plier.) Son sosie folklorique accorde la main de sa fille au soupirant victorieux, alors que lui promet sa propre main à la lauréate...
S'il s'agissait d'une comédie, passe encore, dont les jeunes amoureux décrochent le gros lot après une loufoque course d'obstacles. Mais Lear n'a rien de son voisin d'oeuvres complètes, Baptista Minola, le père de la Mégère apprivoisée, ni d'un Géronte, le père récalcitrant des Fourberies de Scapin. Tout, en lui, respire le tragique. Et en tragédie, le prix qui guette le héros n'est pas en espèces mais en nature: la sienne.
En laboratoire aussi. Au terme de son supplice le bon cobaye émerge muni d'une essence. Dans la comédie, en revanche, dont celle de Molière est le prototype, la nature du héros est la donne.
La tragédie est un genre expérimental, la comédie est un genre axiomatique. La première appelle le personnage principal à se forger un caractère pour ne pas passer figurant, la deuxième l'invite à assouplir son caractère afin de s'entendre avec les personnages secondaires. Sentant la ligne d'arrivée approcher, Harpagon met un peu d'eau dans son avarice et Argan, dans son hypocondrie.
Trois ne font, trois ne sont que ça: Dieu, il ne fait qu'être, le mort, il ne fait que ne pas être, le héros, il le paie de sa personne. Pousser l'imitatio Dei jusqu'au baisser de rideau se paie comptant. Le personnage comique qui n'accepte pas de revoir sa monomanie à la baisse - Tartuffe, Alceste, Dom Juan - basculera dans le tragique, sans que sa pièce ne gagne le titre de tragédie pour autant. L'idée fixe, en comédie, est le point de départ, en tragédie elle est le point de chute.
Othello est porteur du virus de la jalousie dès la naissance, qui ne l'est pas? Mais il faudra cinq actes et le travail de sape d'Iago pour que lui et son mal ne fassent plus qu'un. S'il avait survécu, il aurait pu enchaîner une comédie de Marivaux intitulée Le Jaloux. Mais n'en déplaise aux écologistes, le héros tragique n'est pas de matière recyclable, son espérance de vie ne dépasse jamais l'éclosion de son essence. En tragédie, la raison d'être du héros est celle par laquelle il périt; malheur aux survivants. Le héros tragique meurt d'un coup, alors que nous autres, acteurs sociaux, mourrons en détail.
En tragédie, les héros ont une raison d'être et les autres, un prétexte. Et en laboratoire, le cobaye qui se disloque en chemin, ou qui en surgit aussi hétéroclite qu'avant, passe par profits et pertes. Cela dit, bon nombre de sans-essence, en littérature et en science, doivent leur amalgame à des metteurs en scène incompétents. Soit Lear. Ni lui ni ses filles ne gagnent en simplicité de son test, alors que les quatre ont du moi à revendre. Le papier de tournesol tragique ne trompe pas: Cordélia périt pour son père, Lear, par la mort de sa fille, et les deux soeurs s'empoisonnent mutuellement par amour d'Edmond. Oui, ils ont chacun leur propre raison d'être et de ne pas être, et d'excellentes. Mais pour les forcer à se trahir, il a fallu louer les services d'un maître ès torture, William Shakespeare.
Entre autres manquements à l'ethos expérimental, Lear pèche par mauvais timing. Celui qu'il choisit ne manque pas de sel. Avant de marier sa fille, il tient à graver ses prérogatives dans tous les esprits. Je veux bien lui fournir un époux, semble-t-il dire à une cour médusée, mais à condition qu'elle déclare au préalable: l'homme de ma vie, c'est mon père! Le principe de mon droit de cuissage admis, je vous la prête.
A l'intérieur de sa trajectoire, Lear frappe au seul moment propice. Mais en tant que chercheur, à son agenda il aurait dû préférer celui du cobaye. En raffinerie, on extrait l'essentiel du contingent, mais chez Cordélia il n'y a encore rien à séparer. Pour trier il faut un amas - à l'heure du concours elle n'est qu'une fille à papa. Avant de s'affirmer comme la Fille, elle devait se jeter dans la mêlée, ici représentée par le lit nuptial. Connais-toi toi-même? Qu'elle soit d'abord connue.
La fille modèle marche sur les traces de la mère universelle. Une nonne qui n'a jamais connu d'homme n'est qu'une vierge; mais une mère de famille nombreuse qui se refait une virginité sur le dos de Dieu est la Vierge. Par une totale incompréhension du miracle marial, et en contradiction éhontée avec les Evangiles (Matthieu XII, 46-47, XIII, 55,56, etc.), l'Eglise catholique, apostolique et romaine proclame Marie vierge perpétuelle - et les frères et soeurs du Christ, dont Jacques, nommément cité, lointains cousins... - alors que c'est l'intervention du Saint-Esprit qui la consacra immaculée d'un jour.
Que vaut l'ordalie quand le faux fait défaut? La connaissance de soi est certes recommandable, encore faut-il qu'il y ait quoi connaître. Or en tragédie, le moi n'arrive qu'à la fin, en prix de consolation du héros.
Même si Lear n'avait pas bâclé le concours et Cordélia n'avait pas joué en dedans, ils auraient buté sur les deux genres dont ils se réclament. La science lâche le simple sur le compliqué, la tragédie distribue la simplicité en fin de carrière, au premier acte le père est loin d'être simple et la fille n'est pas encore compliquée. Avant d'expirer dans un oui franc et massif, l'un et l'autre devaient tremper dans un pourquoi pas? poussif.
"Là où le mérite le dispute à la nature"
Mais ne les disculpons pas à si bon escient. Aux causes génériques de leur désastre, qui ne leur sont pas imputables, s'ajoute une clause syntactique, ils en sont seuls responsables.
Selon Cordélia, on l'a vu, l'amour est indépendant de l'objet. Les parents sont programmés à aimer leur enfant, quel qu'il soit; celui-ci leur rend la monnaie de la pièce: papa, maman, je vous aime tant, mais ne le prenez pas personnellement, je vous aime d'un amour préfabriqué. Cette mère désirée, ce père adulé, détesté, s'ils étaient mes voisins de palier, je les aurais à peine salués.
Dans l'écrasante majorité des familles, l'amour ne décolle jamais de l'ex officio, dans l'écrasante majorité des couples, aussi. Mais tous les amoureux tendent vers le ad hominem, tous ne désirent qu'une chose: faire accroire que c'est l'objet d'amour qui décide de leur amour. Un amant qui se respecte se doit de dire: une autre femme qu'elle, j'aurais aimé moins, voire point.
L'homme de chair et de sang a les deux pieds plantés dans le verbe (Verb-Oriented) et l'esprit tourné vers l'objet (Object-Oriented). L'homme de noir sur blanc aussi. En littérature, l'objectal pur est représenté par un seul spécimen. Narcisse était la frigidité même, en lui point de libido. Il fallait qu'il rencontre l'être parfait pour que de l'objet jaillisse le verbe...
Que veut l'homme? vouloir, mais ne peut, que fait l'homme? il veut bien. La chose en soi étant utopique, nous oscillons entre le OO et le VO. Tout baigne aussi longtemps que l'on reste dans le oriented. Mais gare à l'arrivée: le père qui aimera sa fille comme Adèle H. aima son fantomatique officier en voudra à ses autres enfants d'exister, a fortiori à leur mère. Heureusement, le cerveau veille, et l'objet exclusif ne le sera qu'à condition de se faire rare. Et le reste du temps? L'amoureux retrempera dans le verbe.
En pratique l'inné et l'acquis font bon ménage, mais en logique, tout les oppose. Soit le standard amoureux: X est l'homme/la femme de ma vie (l'anglais pousse le contrat jusqu'à X is the love of my life) - il n'y en a par définition qu'un par tête, et le plus souvent, aucun. Certes, la pratique est moins pointilleuse, qui reconnaît le toujours provisoire. Amputé de mon élue, ou quand celle-ci me dit va-t-en d'emblée, ma libido, un certain temps en latence, se braque comme d'elle-même sur le pool des aimables, objectivement aimables, et y pêche une nouvelle dame de ma vie. Mais cela ne devrait pas cacher la vérité, elle pousse sur les bords des lieux communs et des sentiers battus: la femme de ma vie doit être une et indivisible.
La théorie de Cordélia repose sur une terrible confusion: elle pense VO, qui est mécanique et démocratique, mais agit en OO, qui est foudroyant et despotique. Le concours aussi: Lear parle au nom du verbe mais exige le monopole de l'objet. Tout père jure que, bien sûr, je l'aurais aimée en tout état de cause, mais ma fille est quand même spéciale. Pousse-t-il le vice jusqu'à clamer: Cordélia est la fille de ma vie? S'attend-il à ce qu'elle lui renvoie l'ascenseur? On les interne tous deux au pavillon des littéraux et on procède à la vivisection.
La scène initiale est enfin lisible, le plus sombre projet de Lear est l'objectivation des deux règnes. Il aime Goneril et Régane selon son lien, ni plus ni moins. Très sportivement, les deux aimées par devoir exécutent les figures imposées par leur géniteur. Elles ont beau se défoncer, elles ne toucheront que deux tiers égaux. La chute de la favorite leur vaudra la même parité. Lear ne transfère pas sa passion à l'une des deux autres, chacune aura l'exacte moitié des beaux restes.
"Je l'ai aimée le plus", confesse Lear, il se trompe pourtant de mode: ce n'est pas le plus, mais autrement qu'il l'a aimée. Aimant Cordélia d'un amour OO, il lui réserve un traitement à part. L'arroseur est de nouveau arrosé, Cordélia lui sert la même logique qu'il venait d'appliquer à ses soeurs, en affirmant ne l'aimer que d'un amour prêt-à-porter.
Thèse: pour que Cordélia aime Lear comme il l'exige, il devait se dépouiller du "nous" et devenir "je".
Qu'est-ce qu'une expérience scientifique? Forcer l'objet à devenir sujet. Rude programme pour un roi qui a l'habitude d'avoir des sujets et de dire "nous".
La célèbre question, "dites-moi, mes filles, qui, de vous, dirions-nous, nous aime le plus", par son mélange du singulier et du pluriel lui aurait à coup sûr valu un zéro pointé en rédaction. Sa rééducation grammaticale commence de suite. Lear s'adresse à sa fille et sujet du haut du pluralis majestatis, Cordélia, "notre joie", renvoie à son père et suzerain un pluralis parentalis cinglant.
L'imbroglio pronominal est le meilleur symptôme du désarroi de Lear. Dans le premier temps il est clairement nous (we, us, our), employé 26, fois contre 3 je (I, me, my). Cordélia frappe, c'est en son nom propre qu'il encaisse le coup: après le "Si jeune, Sire, et vraie", il se conjugue au singulier 15 fois et pas une seule au pluriel. Le monarque se ressaisit, l'opulent tiers de Cordélia est partagé par 3 nous et 0 je. Mais c'est personnellement qu'il réagit à l'indignation de Kent: "Hors de ma vue!" Il s'emporte contre son fidèle vassal par 3 je intimes, mais proclame son bannissement par 11 nous officiels.
Je ou on? Au moindre doute je dit on - au moindre doute on dit je et Lear, n'importe quoi: caser sa bien-aimée lui fait perdre sa syntaxe, il s'embrouille entre le nous (7 fois) et le je (7 fois). La fin du concours approche, sa sortie de scène est célébrée par trois ultimes nous. A sa prochaine entrée (I, iv), le doute n'est plus permis: Lear s'est converti à la première personne du singulier, 64 fois, contre 2 nous balbutiants, résidus d'une ère résolument révolue. Il ne s'en départira plus, même pas au zénith de la déraison: "Non, ils ne peuvent pas m'arrêter pour monnayage; je suis le roi lui-même" (IV, vi).
Le droit de dire je se gagne par l'amour OO. Bourgogne, en perdant son intérêt dans une Cordélia reniée perd la face, alors que France qui la désire telle qu'elle sort grandi: "La plus ravissante Cordélia, qui es la plus riche en étant pauvre, le meilleur choix délaissé, la plus aimée méprisée, de toi et de tes vertus je m'empare." (L'amour unilatéral, gratuit ne manque pas d'attrait. Mais si Cordélia dit non à Bourgogne, elle suit France faute de mieux, sans jamais prononcer un oui.)
Et Kent, homme lige de naissance, bascule dans la vassalité objectale. Rentré incognito au royaume, le banni découvre un Lear spolié de ses marques extérieures de pouvoir.
"Lear: Me connais-tu, mon gars?
Kent: Non, Sire, mais vous avez ceci dans votre maintien que j'aimerais appeler maître.
Lear: Qu'est-ce donc?
Kent: L'autorité" (I, iv).
Le roi est nu, vive le maître! A bas les droits innés! Lear a conquis les siens en les abdiquant.
La palme pronominale revient à ceux qui éprouvent l'amour OO et en provoquent: Lear et Cordélia. Edmond suit de près, qui fait naître des vocations amoureuses mais n'en souffre d'aucune. Follement aimé, Edmond n'aime que... L'index hésite, non sans balayer d'abord la version usitée: Edmond n'aime que lui-même. Disons plutôt qu'il n'aime personne, en lui point d'amour. Edmond jure allégeance à une cause toute autre: "Toi, Nature, tu es ma déesse; à ta loi sont liés mes services" (I,i). Il est de ce fait l'ennemi de la civilisation, qui "raffine la cruauté en compassion, pour pouvoir la nier. Il en va de même de la sexualité devenue amour, de la servitude devenue obéissance chrétienne et du misérabilisme devenu humilité." Edmond incarne la volonté de puissance, une énergie pure, donc indifférente à son champ d'application. Il est un trou noir qui aimante pour le broyer tout ce qui rode dans ses parages.
Quant à ses deux victimes très princières, elles auraient gagné à n'être qu'une. Parce qu'interchangeables, leurs exploits, guère moins monstrueux que ceux d'une Lady Macbeth, par exemple, ne leur rapportent que des miettes. Le style est l'homme même, mais Goneril et Régane ayant le même style, celui-ci ne leur permet pas de se faire un nom meilleur que "les deux autres soeurs".
Chez Shakespeare, l'amour sans espoir de retour n'assure que de seconds rôles. D'autres inversent l'adage d'André Breton: dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es (Nadja), j'en suis, qui mettent l'amour unilatéral en haut de l'affiche. Mais les deux écoles sont d'accord pour botter hors-je ceux qui ne connaissent que l'amour VO: Gloucester, Edgar, Albany, Cornwall, Bourgogne, vous, moi.
Du pronom au nom
Exclusif, l'amour OO finit par exclure les ayants droit de l'amour VO. Il dissout les liens naturels, mieux, il les rend nuls et non avenus. En aimant comme aiment Cordélia, Lear, Goneril, Régane, on est ipso facto interdit de tout autre affect.
Pour l'homme de sa vie, Cordélia déclare la guerre à ses soeurs, envahit sa patrie, sacrifie (les armées de) son mari. Pour assouvir sa passion, Lear s'aliène ses deux autres filles, qui de leur côté ne sont pas à un tabou près. Lequel, d'ailleurs, est plus contre-nature, l'inceste céleste ou l'adultère sanguinaire?
N'est-ce pas l'enseignement du plus énorme des ego, du je le plus hypertrophié, dont les paroles sonnent comme le synopsis du Roi Lear:
"Je suis venu mettre la discorde entre l'homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère, et l'homme aura pour ennemis les gens de sa maison. Celui qui aime père et mère plus que moi n'est pas digne de moi, et celui qui aime fils ou fille plus que moi n'est pas digne de moi" (Matthieu X, 34-37).
Le Christ est fin prêt à parachever son oeuvre oedipienne. Plus sournois que son précurseur, au lieu de tuer Joseph, il dénie sa paternité (Strindberg aurait apprécié). Puritain, il couche avec sa mère par procuration. En l'intronisant Vierge, il sectionne le cordon ombilical qui l'a liée à ses autres enfants. Une table rase n'est pas écrite en un jour. Après avoir assommé les siens à tour de rôle, quand ils cherchent à lui parler il les renie tous en bloc: "Qui est ma mère, qui sont mes frères?" (Matthieu XII, 47).
Une postérité molle se complaît à lui attribuer le tout-terrain, alors que le Fils de l'Homme ne se reconnaît que dans la terre brûlée. A qui aime le Christ ne reste qu'aimer bien ses semblables.
Au dernier acte, Lear est amour de Cordélia, Cordélia est amour de Lear. A l'intérieur de leur bulle biplace, tout autre trait de caractère est réduit au statut d'accident. Le final ne se joue plus entre père et fille, mais entre deux êtres.
Etres, c'est-à-dire sans avoir, et a fortiori sans rien faire. Celui qui aime ne peut pas servir deux maîtres, celui qui s'est fait un nom voit le reste transformé en paraître.
Etres, c'est-à-dire sans avenir, parce que la rencontre entre deux noms est forcément un dialogue de sourds.
En faisant bloc avec sa passion, l'homme se renferme dans un vase clos, rien ne déborde. Plus fermé sur lui-même est l'objet, plus il est inaccessible, et plus unilatéral est l'amour qu'il suscite. L'Un est simple, l'Un est parfait, on ne peut donc pas Lui faire l'amour, tout au plus peut-on Le violer. Et l'amour de Lear et de Cordélia, un temps manifeste de l'inceste, est impossible à consommer. Coupez.
. "The Culinary Character of Cinematic language", Semiotica, 1986.
. "Effets de la chaleur sur les feuilles", in Les Plantes insectivores.
. Balzac, Grandeurs et misères des courtisanes.
. Un os: Oedipe à Colone. A moins que le bannissement du père signe l'entrée en laboratoire de la fille, Antigone.
. Au fou: "Nous vous ferons fouetter"; à Goneril: "Etes-vous notre fille".
. Nietzsche, La Volonté de puissance, § 312.
. Cf. mon analyse dans Clefs du célèbre "on devient, ou plutôt l'on est Dieu" de Plotin. Hésiter entre ces deux verbes, en parlant de Dieu, c'est comme si l'on écrivait "on est blanc, ou plutôt l'on est noir"...