"Tu n'éprouveras pas ton Dieu"[1]

  Le chèque en blanc que les Israélites venaient de signer se révéla en bois: "Ils éprouvèrent Dieu dans leur coeur en demandant du pain pour leur âme... Ils recommencèrent à éprouver Dieu, à provoquer le saint d'Israël... Ils éprouvèrent le Dieu Très-Haut et Lui désobéirent."[2] Lourde fut l'addition, et salée: quarante ans de traversée du désert. Car si tester marque Son amour, être testé fait naître en Lui la pire des ires.

  Gloire et rétribution à celui qui refuse de L'éprouver. "Et Jéhovah parla à Ahaz: Demande en ta faveur un autre signe de Jéhovah ton dieu, demande en profondeurs ou aspire là-haut. Ahaz répondit: Je ne demanderai pas et n'éprouverai pas Jéhovah." Dieu offrit le signe de lui-même: "Voici que la jeune fille est enceinte et enfante un fils et tu l'appelleras Immanuel [Dieu est avec nous]."[3]

  Surfant sur les antécédents bibliques, Jésus, alias Immanuel, eut à coeur de rejouer aussi le rôle d'Ahaz. Ayant déjà fait essuyer à Satan deux échecs cinglants, quand celui-ci le défia de se jeter du précipice il cita Deutéronome.[4] Résister à la tentation de mettre Dieu à l'épreuve est l'épreuve cruciale, le Christ seul la passa avec les honneurs[5].

  Tester Dieu est un non-sens, non pas pour des raisons bassement spirituelles, mais parce que cela offense l'ethos expérimental. Tester YHVH, qui est, qui fut, qui sera, c'est présupposer qu'Il puisse progresser du complexe au simple, c'est prétendre épurer l'Un.

Dieu se pique au jeu, Moïse trinque

  En laboratoire comme en laboratoire. L'éprouver est une hérésie, mais s'Il s'y plie, Il le fait dans le respect des règles, quitte à le faire chèrement payer une fois la séance terminée.

  A peine sorti d'Egypte, le peuple assoiffé exigea de l'eau. Moïse le réprimanda, mais Dieu accepta de relever le défi et mit en scène un miracle: Moïse frappa le rocher avec son bâton et l'eau en jaillit devant une foule de nouveau conquise. Dieu nomma ce lieu Massah (épreuve) et Meribah (contestation)[6].

  Quelques péripéties et quelques pénuries plus tard, le peuple revint à la charge. La suite mérite d'être citée in extenso:

"Dieu parla à Moïse et dit: Prends le bâton et assemble la communauté, toi et ton frère Aaron. Vous parlerez au rocher devant leurs yeux, tu feras sortir l'eau du rocher et tu abreuveras la communauté et son bétail. Moïse et Aaron rassemblèrent l'assemblée face au rocher et dirent: Ecoutez, les rebelles! Est-ce de ce rocher que nous vous ferons sortir de l'eau? Moïse leva sa main et frappa deux fois le rocher avec son bâton. Il sortit de l'eau en abondance, la communauté but ainsi que son bétail. Alors Dieu dit à Moïse et Aaron: Parce que vous n'avez pas cru en moi, pour me sanctifier devant les yeux d'Israël, vous ne ferez pas entrer cette assemblée dans le pays que je lui donne.[7]"

  Jéhovah est dieu de parole, Moïse vit la terre promise mais n'y entra pas[8]. Qu'est-ce qui lui attira ce châtiment atroce? D'avoir mal négocié son rôle de laborantin, et ainsi d'avoir fait capoté l'expérience divine.

  Quoique du genre expérience pour croire, soit le service minimum en science, Dieu l'a excellemment orchestrée, dans la graduation qui en est la condition nécessaire. Il tabla sur l'effet que ne manqueraient pas d'avoir les préparatifs de Moïse sur les spectateurs exaspérés. Partout il devait se murmurer: mais ce tour de magie, on le connaît déjà. Ce qui était concluant la première fois ne suffit plus, il nous faut une nouvelle preuve, et flagrante de l'existence d'un dieu parmi nous. Ils allaient être servis, mais Moïse, qui devait faire parler le Verbe, utilisa de nouveau la force, il frappa même deux fois, soit un coup de plus qu'à Massah. La partition marquait diminuendo et le chef la joua crescendo... Couperet.

Le silence est d'or

  La course à distance entre Avraham et Job entre dans sa dernière ligne droite. Nous disposons du mètre-étalon qui les départagera, assurant à l'un le triomphe modeste et à l'autre, une place d'honneur souillée:

- le meilleur cobaye n'est pas celui qui subit les pires exactions, mais celui qui, grâce à l'expérience, va du complexe au simple.

- se simplifiera à outrance celui qui saura la boucler autant que faire se peut.

  Que le Talmud enterre la hache de guerre et le couteau dans le dos. Son favori, Avraham, l'emporte à la régulière, en y ajoutant la manière. Contrairement au football du résultat roi qui infeste nos terrains, en éthique expérimentale la victoire consacre le virtuose - du silence.

  Si Job avait raccroché après le dixième verset du deuxième chapitre: "Nous recevons le bien de Dieu mais refuserions le mal? Et malgré tout Job n'a pas péché de ses lèvres" -, il aurait été imbattable. Au verset 13 il mène toujours aux points: "Et ils [les amis] s'assirent par terre avec lui sept jours et sept nuits et nul ne lui adressa la parole, car ils virent que la douleur grandit beaucoup" - chaque fois que la simplicité est contagieuse, les affaires de la vérité prospèrent.

  Au verset suivant le match est plié: "Après ceci Job ouvrit sa bouche et maudit son jour"; suivent trente-six chapitres d'éloquence, parfois de haute volée, toujours de trop pour ce qui est du combat contre l'entropie.

  Un cobaye fait le bien pour le bien, entre en laboratoire et en sort métaphysicien. On peut difficilement faire moins simple, et Job y parvient, qui entraîne dans son sillage ses amis, ils se mettent à causer à tort et à travers, puis son créateur, qui profite de l'occasion pour faire lui aussi des vers.

  Le dernier ami, Elihou, clôt son discours par le dogme de l'inaccessibilité de Dieu: "Nous ne saurions parvenir jusqu'au tout-puissant. Grand par la force, par le droit et par une souveraine justice, Il ne répond pas."[9] Que fait-Il? "Et Dieu répondit à Job de la tempête"[10].

  Sortie précieuse: jamais, ni avant ni après, Dieu ne crut bon de détailler Sa raison d'être, jamais Il ne prit la peine de s'expliquer. Explication spécieuse: c'est une improvisation, en quatre chapitres et cent dix-neuf versets, sur le thème: qui es-tu pour me demander des comptes? Cela ne pourrait masquer l'essentiel: l'Expérimentateur, béni soit-Il, finit par contracter la complexité du cobaye - Job aurait mieux fait de Le maudire...

  Comble de paradoxe. C'est en se proclamant Autre que Dieu nous ressemble le plus. Comme nous Il se veut chose en soi mais ne peut, comme nous Il va du Big Bang vers le supermarché, comme nous Il chérit le non-dit mais ne peut s'empêcher de l'interpréter - J'ouvre la bouche Je suis en soldes.

  Pendant ce temps, Avraham se tait. Dieu lui ordonne de sacrifier son fils, il se tait. Les deux marchent soixante-douze heures vers le lieu du sacrifice, il se tait. Dieu l'interpelle, puis son fils, Dieu de nouveau, son vocabulaire se réduit à un mot: "hineni [me voici]." Et le silence d'Avraham fait couler plus d'encre que les palabres de Job, des quatre amis et de Dieu réunies.

  Le silence d'Avraham est d'autant plus remarquable qu'il n'a pas été son fort jusque-là, il s'est même fait la réputation de celui qui n'a pas sa langue dans sa poche. Dieu déclare son intention de détruire Sodome et Gomorrhe? Il négocie. Le Pharaon a des greniers pleins en temps de disette? Il le berne[11]. Dieu lui promet une descendance aussi nombreuse que les étoiles et le sable? A quatre-vingts ans il demande des preuves[12], à cent ans il en rit.[13] Mais à l'heure de l'épreuve cruciale, de loin la plus difficile, Avraham répond hineni. Qui ajoute amoindrit: à partir du troisième "me voici", il ne s'adresse plus à Dieu, se contentant de gérer les affaires courantes: acquérir le caveau familial, enterrer Sarah, marier Isaac, mourir.

  Qu'est-ce qu'une expérience biblique? Mettre le cobaye au contact de l'Un, de l'Un dans tous ses états. Les Evangélistes croient magnifier Jésus en le soumettant à trois épreuves, en réalité ils le déprécient. Idem les rabbins, qui vont jusqu'à corriger la Bible en attribuant à Avraham dix épreuves, "pour montrer jusqu'où va son affection".[14] En décuplant l'exploit, ils cherchent aussi à le démarquer de ses descendants, "dix fois M'ont-ils mis à l'épreuve dans le désert".[15] Mais leur Avraham ressemble étrangement à son concurrent intime, dont la cascade d'épreuves est une variation morbide sur le chiffre dix - il n'y a que la peau qui n'est pas soumise au système métrique, d'où son statut à part.

  Le cumul des tests embrouille un Job et un Jésus précédemment limpides; le challenge à répétition accélère la complexité des Hébreux d'emblée alambiqués. Avant leur installation en Canaan, Dieu avait prévu d'y exterminer tous les autochtones, pour ne pas tenter le diable: "Ils n'habiteront pas dans ton pays, de peur qu'ils ne te fassent pécher contre moi; car tu servirais ses dieux, et ce serait un piège pour toi."[16] Mais la fibre expérimentale étant trop forte, Il finit par en laisser vivoter quelques-uns: "Ces nations serviront à les mettre à l'épreuve, pour que l'on sache s'ils obéissent aux commandements de Dieu." Les cobayes furent exacts au rendez-vous: "Ils prirent leurs filles pour femmes, donnèrent à leurs fils leurs propres filles et rendirent un culte à leurs dieux."[17] Furieux, Dieu délégua une de ces nations, les Philistins de préférence, pour les réduire en esclavage; repenti, Il envoya un héros, disons Samson, les délivrer; persévérant, Il renouvela l'expérience huit fois. Mêmes causes, mêmes méfaits, le livre des Juges en est le protocole minutieux, ressassé.

  Trop est l'ennemi du bien, deux est le négatif du un, jamais deux sans trois... La trinité expérimentale pousse Job à devenir casuiste et le jeune Jésus, poète et prophète; grâce à l'épreuve unique, un Avraham plutôt loquace se fait ascète verbal.

  L'Etre Suprême n'est pas en devenir, mais l'être supérieur qu'est Avraham l'était encore au début du vingt-deuxième chapitre de la Bible: en raffinerie! Neuf versets plus tard, il tient son essence pour l'éternité: il est le Croyant, le Père de la Nation qui n'a pas épargné son fils unique. Enfin fait-il un avec son nom: av signifie père, ram signifie élevé, h est la sigle de YHVH.[18]

  Se faire un nom est une chose, le garder en est une autre. Job et le Christ démarrent leur carrière par une série d'épreuves; l'épreuve cruciale, en scellant la carrière d'Avraham, sera son sceau.

 Feu follet chez le commun des cobayes, la simplicité réchauffera l'Elu à la table de la postérité. C'est dans la ligature d'Isaac, pourtant le chapitre le plus atypique de la vie d'Avraham, que l'on reconnaît sa griffe. Cas exemplaire parce qu'unique, il lui confère sa stature idéaltypique.

  Un homme écrit sa légende, et les autres lui courent après. C'est ainsi que les trois religions monothéistes se disputent le presque infanticide comme leur mythe fondateur. Le christianisme, comme toujours, fait dans l'hyperbole: il assigne à Jésus le rôle d'Avraham (X 3) et au Christ, celui d'Isaac et du bélier devenu agneau...