All About Eve

  "Et Dieu ordonna à Adam: De tous les arbres fruitiers du jardin tu pourras manger. Et de l'arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu mourras." Plus grave sera la Chute: le péché originel est d'avoir subi l'entropie.

  Adam et Eve sont les premiers qui ont obtenu une chance d'attraper la simplicité et n'ont pas su la saisir. Cela dit, il y a lieu de s'interroger si les deux, nus comme des vers, sont suffisamment compliqués pour qu'on lâche sur eux un stimulus si percutant? Pour trier il faut un amas, nous enseignera le concours d'amour lancé par le roi Lear.

  Même si le protocole s'achevait par leur désobéissance, Adam et Eve avaient déjà leur place dans la galerie des cobayes illustres, aux côtés de Joseph Meister (Pasteur) et du petit Hans (Freud). Mais notre éminent collègue ne se contente pas de constater leur faillite thermodynamique, il en décortique aussi les ressorts.

  "Et la femme dit au serpent: Nous mangerons du fruit de l'arbre du jardin. Mais du fruit de l'arbre qui est à l'intérieur du jardin, Dieu a dit: Vous n'en mangerez pas et ne le toucherez pas, sinon vous mourrez"[1] - aussitôt après elle en mangea, puis en donna à manger à Adam.

  Comment expliquer ce saut logiquement mortel? Faire porter le chapeau au serpent n'est convaincant qu'en psychanalyse, rabbi Hizkyia propose un chef d'accusation alternatif: la Faute est au cerveau.[2] Eve feint de citer Dieu, dit-il, mais en réalité elle emploie le discours indirect libre, car à l'interdiction divine du manger elle ajoute le toucher. Certes, sa version est plus contraignante que l'originale. Mais en entourant l'arbre de la connaissance d'une protection supplémentaire, Eve s'érige en sa gardienne, voire sa co-horticultrice.

  Une fois n'est pas coutume, la Bible verse malgré elle dans le féminisme, en consacrant en Eve la première exégète: "Moïse a reçu la Torah de Sinaï, l'a transmise à Josué, Josué aux anciens, les anciens aux prophètes, et les prophètes l'ont transmise à la Grande Knesset. Et ceux-ci ont dit trois choses: Soyez modérés au jugement, ayez beaucoup d'élèves et dressez une haie à la Loi [syiag la-Torah]."[3] Comment concilier la clémence du tribunal et la sévérité du législateur? En ayant un maximum d'élèves. Chaque lecture accroît l'appropriation humaine de la parole divine, en la modérant ou en la durcissant qu'importe.

  Refusant de se reconnaître dans une telle aïeule, quelques rabbins sont allés jusqu'à attribuer à Adam l'ajout fatal.[4] Fatal, car une loi dont on détient en partie les droits devient une règle, puis une recommandation, ensuite un standard à improviser, et sous peu, à transgresser. En intervenant sur un choc simple pour en aiguiser l'effet, on le complique, irrémédiablement, et le cobaye ne peut qu'aller vers une plus grande complication encore. R. Hizkyia condense cette spirale dans une formule proverbiale: "qui ajoute amoindrit" (kol ha-mossif goréa); là où l'hébreu est abstrait, le français est plastique: qui trop embrasse mal étreint.

  Sage recommandation, mais le système cognitif n'en a cure. "Aime, et tais-toi"[5], se dit Cordélia, et se met aussitôt à disserter. Et Prométhée: "En parler, déjà, m'est douloureux; mais me taire aussi m'est une douleur: de tous côtés, rien que misères" - il choisit le moindre mal, il cause et cause encore. Dégoûté de lui-même il jure: "Je viens de clore pour toujours ma plainte sur mes maux." Que faire? Se taire, et le cerveau commère, il ne peut entendre raison, se disant tout ce qui me passe par la tête, entre intimes on ne pèse pas ses mots. Prométhée tient bon cent cinquante vers puis se remet à gémir car, dit-il, "J'ai loisir ici, plus que je n'en souhaite"[6].

  Les rabbins n'en sont que trop conscients: "Shimeon ben Gamliel disait: J'ai grandi toute ma vie parmi les sages et je n'ai pas trouvé meilleur pour le corps que le silence. Celui qui multiplie les paroles amène le péché."[7] Et R. Akiva, pourtant une grande gueule devant l'Eternel, y ajoute son grain de sel: "La tradition est la haie de la Torah, la dîme est la haie de la richesse, le serment est la haie de l'ascèse et la haie de la sagesse est le silence."[8] Et le reste du temps? On fait des belles phrases, on glose, on calomnie Job.

  Appeler un chat un chat n'est pas humain - ni divin. Certes, Dieu ne s'abaissa pas jusqu'à motiver son oukase; mais même Lui ne put pas se passer du cervical "car": "Et de l'arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu mourras." Un malheur cognitif n'arrive jamais seul: Adam en mangea, et loin d'être foudroyé sur le champ, il vécut neuf cent trente ans.[9] Dire, point, n'est même pas de l'autre monde...

  Parce que est l'homonyme oxymorique par excellence. Seul, il désigne l'arbitraire; en avant-première, il désigne son contraire. Parce que, point, illustre la chose en soi, parce que ceci ou cela s'en défend.

  Quand l'homonyme choisit son camp je fous le mien. Pourquoi, papa? Le père qui répond à son enfant "c'est comme ça" est une espèce en voie d'extinction. Pourquoi, Pasteur? Le chercheur qui s'explique devant son cobaye devrait changer de ligne. L'Expérimentateur, bénit soit-Il, a un devoir de silence, il y va de Son efficacité heuristique. En causant, Il enfreint la règle d'or de l'expérimentation: l'unilatéralité.

  Quand Il joua bien le jeu, les fils d'Israël élevèrent le leur. En passe de recevoir la Loi ils claironnèrent: "Tout ce qu'a dit Dieu nous ferons et écouterons."[10] Cause toujours, mais sache que notre décision est arrêtée, elle est indépendante du contenu de Tes commandements. Tu nous a élu Tes esclaves, mais nous, nous T'avons élu maître. On peut toujours s'entendre, soyons sourds.