EXPERIMENTER: LACHER LE SIMPLE SUR LE COMPLIQUE
Einstein disait qu'aux questions du scientifique, parfois la nature répond oui, parfois elle répond non, parfois elle se tait. A cause du caractère télégraphique du genre bon mot, il n'a pas détaillé le combien ni le comment.
Combien? Dans l'écrasante majorité de ses interviews, la nature garde le silence, hausse les épaules, ou émet des bruits bizarres. Quand c'est non, le journaliste a l'article dans Nature assuré. Oui? Un incendie est déclaré dans le royaume de la vérité.
Et comment faire parler la grande muette? Par la force. Car spontanément, un objet ne crachera jamais le morceau, si morceau il a.
La science soumet l'objet à des épreuves que la nature lui épargne, pour qu'il trahisse sa vraie nature. Pas d'essence sans violence, l'industrie pétrolière en témoigne, qui brutalise le brut pour obtenir le net (et pas la brute, comme Freud le fait accroire: feignant d'insulter ses semblables, il nous caresse dans le sens du poil); mais toute violence n'en produit pas, il s'en faut.
La violence est le genus proximum de la science; quelle est sa differentia specifica? La simplicité. Expérimenter: lâcher un stimulus simple sur un système compliqué, espérant qu'il en attrape le virus et se simplifie à son tour.
Or ce dénouement est contredit par la deuxième loi de la thermodynamique: toute intervention sur X en accroît le désordre. Que l'agresseur soit armé des meilleures intentions n'y change rien: en cherchant à simplifier il complique, irrémédiablement. En tablant sur l'effet de contagion de la simplicité, l'homme de science se lance un pari fou et hérétique, il siffle un temps mort (time out of joint) dans un sport défendu par ses propres lois. Qu'on se le dise: la science est de la science-fiction, et le laboratoire est une machine à remonter le temps, du désordre à l'ordre.
Seul le dépouillé est bon à piller
Mais tout acte de violence n'est-il pas par définition plus simple que son destinataire? Il s'ensuivrait que toute manifestation de violence est expérimentale. Or la violence ne simplifie que très rarement. Le coup de poing de Mohamed Ali fut infiniment plus pur que la mâchoire de George Foreman. Mais après le knock-out, au milieu du huitième round de leur combat du siècle, un 30 octobre 1974, à Kinshasa, Foreman sombra dans la dépression nerveuse et Ali, dans le n'importe quoi...
Pour que les ravages perpétrés par le scientifique produisent de l'ordre, il lui faut préparer le terrain par une triple simplification:
- créer un environnement où toutes choses sont égales par ailleurs - ce sont les fameuses conditions de laboratoire.
- épurer le stimulus qu'il entend infliger au cobaye.
- débarrasser celui-ci de ses traits non pertinents - de son excédent pondéral.
Le triptyque pré-opératoire: stériliser le lieu du crime, affiner l'arme, caricaturer la victime.
Tous les règnes se prêtent gracieusement au troisième traitement, tous sauf l'humain. Il est en effet plus facile de désinfecter un lieu que d'alléger un semi-dieu. La Loi interdit de lui imposer des cures d'amaigrissement drastiques; et quand l'Etat se tient coi, c'est l'Evolution qui oppose son veto: l'organisme supérieur ne se laisse pas faire, tant ses attributs sont difficiles à démêler de ses accidents.
Faute d'homme raréfié, la science se rabat sur ses sosies primaires. Elle prélève ses victimes chez les espèces ni trop simples ni trop complexes, leurs cris et chuchotements étant alors transportables à l'étage au-dessus. En pâtissent la souris, le lapin, le cochon d'Inde, en pâtit surtout la drosophile, qui assiste impuissante à l'holocauste quotidien de ses spécimens: cette terrible élection a déjà coûté la vie à des milliards d'innocentes mouches (le Annual Fly Meeting draine bon-an mal-an un millier de tortionnaires triés sur le volet). L'état médian de l'insecte, pressenti dès le début du siècle, est corroboré par la génétique:
- le génome humain compte quelques 50000 gènes, le génome drosophile, 10000.
- les espaces codants - séquences qui portent les gènes - occupent 10% de l'ADN humain, pratiquement 100% de l'ADN drosophile. L'absence de junk ADN signifie que la mouche tourne à plein régime, elle est arrivée au terme de son évolution, alors que leur présence nous annonce de beaux jours.
- plusieurs gènes humains peuvent compter sur des remplaçants qui, en cas de défaillance, se lèvent du banc et jouent à leur poste; les gènes drosophiles n'ont pas ce luxe, la destruction de l'un d'entre eux sonne le glas de sa fonction. Or l'absence de doublures facilite beaucoup la lecture des résultats des manipulations génétiques: what you see is what you get.
Martyriser les passagers de l'arche de Noë pour décrypter le capitaine tout en l'en dispensant est beau et charitable, mais "on ne pourra arriver à connaître les propriétés de la matière vivante qu'en disloquant les organismes" (Claude Bernard, "De la vivisection"). Et quand bien même les sacrifices humains seraient légalisés, le scientifique ne serait pas au bout de ses peines. Afin d'être jugé apte à la question, un homme doit présenter certaines garanties de simplicité. Il ne suffit pas, "pour apprendre comment l'homme et les animaux vivent, d'en voir mourir un grand nombre (ibidem)" - encore faut-il que les victimes soient certifiées conformes.
Le portrait d'Attale III, Philométor, roi de Pergame, figure dans la galerie des précurseurs de la médecine expérimentale, rassemblée par Claude Bernard. En 137 avant JC, l'apprenti- savant essaya des poisons et contre-poisons sur les condamnés à mort. Mais ceux-ci manquaient de spécificité, si ce n'est d'être disponibles et sans défense, et leur supplice n'a pas fait progresser la toxicologie ni la physiologie d'un pouce.
La science n'est pas un institut de sondage, elle n'a que faire des échantillons représentatifs de ceci ou de cela. Fallope, professeur d'anatomie à Pise, un autre précurseur, l'a très bien saisi. Vers 1550, le grand-duc de Toscane lui remit un criminel et l'autorisa à en disposer à sa guise. Par chance, celui-ci accusait alors la fièvre quarte (fièvre intermittente qui, laissant au malade deux jours d'intervalle, revient tous les quatre jours). Fallope cibla ses expériences dessus, essayant l'influence de l'opium sur les paroxysmes; la mort survint à la deuxième dose.
De tous temps, les chercheurs s'acharnent sur les pathologies provisoires, et davantage encore sur les freaks constitutifs, engendrés par une nature capricieuse. Cette sordide prédilection se justifie pleinement. Une tare prégnante est un atout expérimental, car elle opère un raccourci de l'organisme, le malheur de l'estropié faisant le bonheur du chercheur. Il arrive que celui-ci touche le gros lot. La naissance, en 1980, de la souris SCID (Severe Combined Immunity Deficiency) dans le laboratoire de Melvin J. Bosma, au Fox Chase Cancer de Philadelphie, est depuis fêtée comme il se doit en immunologie. C'est évidemment le sida qui a tout de suite valu au SCID la ferveur des blouses blanches. Sa progéniture, distribuée de par le monde par une société spécialisée, se chiffre aujourd'hui par dizaines de milliers d'exemplaires, ils sont mis à mal dans les meilleurs instituts.
Outre les mutants, les anomalies acquises sont elles aussi choyées par la science. Les aphasiques, par exemple, en particulier ceux qui ont contracté leur affliction sur le front de la guerre ou de la route, sont très recherchés en neurolinguistique depuis les travaux de Roman Jakobson.
Mais jouer la vérité à la roulette est frustrant; de nos jours, surtout, où l'on étudie des phénomènes microscopiques, le chercheur qui se contentera de ready made perdra face et poste. L'ingénierie génétique vient à son secours, qui lui permet de retoucher ses victimes, elle va même jusqu'à en confectionner de toutes pièces. En 1988, le U.S. Patent and Trademark Office accorde enfin un brevet à Philip Leder pour Myc Mice, la souris qu'un gène démoli en laboratoire - oui, un gène sur cinquante mille (ER) - rend extrêmement prédisposée au cancer.
Un cobaye ne sera admis en laboratoire que modélisé; son consentement ni celui de la Loi ne suffiront. Mais où dénicher des hominidés sommaires? J'ai longtemps préconisé de jeter notre dévolu sur le passé. Car l'historien, le paradoxe n'est qu'apparent, est le chercheur qui a affaire aux êtres les plus malléables. Chez ses collègues, on n'entend que râles et scandales. Les acteurs sociaux au sociologue: il ne faut pas généraliser! Les native speakers au linguiste: ne soyez pas réducteur! Les sauvages à l'anthropologue: nous sommes plus compliqués que ça! S'y greffe le malaise de l'étudiant du présent, conscient du décalage entre son vécu, fécond en déchets et fausses pistes, et celui, forcément aride, de ses semblables vus de loin. En respectant l'infinie richesse de leurs patients, les laboratoires en sciences sociales ne sont que façon de parler. Il n'y aurait donc que les morts, croyais-je, pour se laisser appauvrir puis torturer sans broncher.
Déchantons. Nos ancêtres s'avèrent aussi récalcitrants à la diététique que nos contemporains. Est-ce les historiens qui rechignent à la tâche, ou est-ce que l'allergie à la caricature est le lot de tout mortel, fut-il enterré depuis des lustres? Quelle qu'en soit la cause, l'effet est un et dévastateur. L'histoire est la discipline de toutes la moins disciplinée, sa gourmandise de détails est insatiable. Or chaque descente aux archives, vers ce qui s'est réellement passé, l'éloigne de la vérité, ce qui pourrait avoir lieu dans l'ordre du vraisemblable ou du nécessaire. Et Aristote d'enfoncer le clou: "C'est pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que l'histoire: la poésie traite du général, la chronique, du particulier" (Poétique, § 9).
La science est friande de simulacres, à la table de la littérature elle est servie. L'ingénierie romanesque produit des boucs émissaires homologués en quantité industrielle. C'est une évidence rarement énoncée: Ivan Karamazov, le narrateur de la Recherche, Léopold Bloom sont incommensurablement plus simples que vous et moi. Une journée, une heure du plus banal parmi nous constitue une nébuleuse que l'écrivain n'épuisera pas sa vie durant, voir Tolstoï et sa "caméra cachée", voir Tristram Shandy.
Vie et mort entre les mains de la synecdoque. Le cobaye idéal est ramassé autour d'un trait distinctif, forcément pathogène: le gène mutant du SCID, l'hémisphère gauche de l'aphasique, le gène sonné du Myc Mice, la littéralité du héros tragique. Oui, la fiction est à la pointe des sciences dures, car elle torture des créatures taillées sur mesure.
. "Pour une histoire expérimentale, ou le gai savoir", in Alter histoire.