Drowning By Numbers
Transfuge des départements littéraires, c'est en assoiffé de certitudes, fussent-elles fragmentaires, que j'ai débarqué en sciences sociales. Il me fallait ramener mes inquiétudes, voire une seule, sur terre positiviste. Or qu'y a-t-il de plus positif que le "un et un font deux"?
Les chiffres ne trompent pas? Que si, mais moins que les lettres. Les statistiques de feue l'Union Soviétique ont été tronquées; mais Sergueï Bubka, dit le Tzar, a battu trente-quatre fois le record du monde de saut à la perche. Les bilans cubains sont louches, mais Javier Sotomayor le bien-nommé saute 2.45 mètres; personne, Dédalus compris, n'a volé plus haut de ses propres ailes. De nos jours, le sport est l'ultime refuge contre le relativisme rampant.
Lecteur de L'Equipe, j'ai décidé de mener une enquête exclusivement quantitative sur un thème de l'histoire de la culture, et pas n'importe lequel: la course à la postérité.
"La littérature n'est qu'un fragment de fragments. De ce qui a été fait ou dit, une infime partie fut écrite; de ce qui fut écrit, une infime partie a été retenue" (Goethe) - mais faut-il se complaire dans le name-dropping pour le dire? Le succès posthume est un sujet de conversation répandu dans les salons, un sujet de recherche rare dans les universités.
De la sélection culturelle, seule la survie nominale - de Cervantès, de Hamlet, de la Vénus de Milo - se laisse quantifier, c'est elle qui m'occupait.
Survie, sélection, ce travail était d'inspiration darwiniste. Mais contrairement aux Origines des espèces, mon attention était réservée aux figures de proue de la culture, et reléguait le commun des artistes à l'arrière-fond.
La quantification des hauts lieux de l'humanité marqua mon entrée en histoire expérimentale (la sortie suivit d'assez près...). Le chiffre est extérieur à la réalité, il simplifie, il agresse. Calculer la grandeur de Mozart? Mesurer la gloire de Hugo?! C'est aller à rebours et de l'objet et de la méthode.
Définition I: un artiste survit si ses oeuvres sont lues, écoutées, regardées et/ou si son nom est connu et reconnu.
Lues où? Reconnu par qui? Afin de ne pas tomber dans la tautologie - si l'on parle d'un artiste, c'est qu'il est connu de celui qui en parle - il fallait postuler l'existence d'une zone de grande fréquence des objets culturels.
Définition II: un artiste survit si son oeuvre et/ou son nom figurent en bonne place dans le bagage de l'homme cultivé moyen.
Afin d'obtenir une série d'images arrêtées des vade-mecum, j'ai scruté quelques niches de survie: manuels scolaires, noms de rues, l'affiche de la Comédie-Française, traductions, adaptations cinématographiques, dictionnaires et encyclopédies de peintres. En est sortie une thèse de doctorat, Aspects de la survie culturelle (1986); loin de me valoir la postérité, je lui dois un postérieur en guise de poste et quelques postulats.
Première loi de la survie culturelle: le destin collectif prime sur le destin individuel. Faire partie d'un groupe ou d'une période prisés accroît les chances d'intégrer le canon. Question gloire, il vaut mieux être à la queue des lions qu'à la tête des renards - a fortiori l'unique membre, fût-il génial, de sa harde.
Quant au génie méconnu, celui qui mise sur une immortalité posthume, il déchantera outre-tombe. Pratiquement tous les artistes célèbres de nos jours étaient au moins connus de leur vivant. En témoigne la destinée des frères Le Nain et de Georges de La Tour, souvent cités pour prouver le bien-fondé du mythe. Quoique leur vogue ait été lancée respectivement vers 1850 et 1915, ils avaient déjà joui d'une clientèle conséquente au XVIIe siècle, le leur; ce n'est qu'après leur mort qu'ils se sont éclipsés deux siècles durant.
Deuxième loi de la survie culturelle: le verdict des contemporains conditionne le verdict de la postérité. Pour ne pas sombrer dans l'oubli, il vaut mieux avoir été à la mode, ou à défaut admis, de son vivant, It's Now or Never (Elvis Presley).
Il y a un charme indéniable, fait de subversion et de quiétude, à réduire l'histoire de la culture à des Jeux olympiques. Mais pour revenir à la parabole, dans mon cas l'éclairage me fit oublier la pièce perdue, la méthode étouffa l'enjeu dans l'oeuf.
Improvisation 1: l'homme qui cherche sous le réverbère répond: je n'ai rien perdu, mais la lumière m'aidera à trouver quelque chose.
Improvisation 2: l'agent lui suggère de revenir le lendemain ou d'aller quérir une lampe de poche, mais lui rétorque: sans le noir, que m'est un dollar?
Improvisation 3: l'homme répond: je n'ai rien perdu, mais comme personne n'ira fouiller dans l'obscurité, j'ai bon espoir d'y trouver quelque chose, des frayeurs, par exemple.
Dans CQFD, ce n'est pas le D qui devrait décider de la valeur de la perte, mais le F. A défaut d'urgence, le choix de C s'effectuera en fonction de la qualité des fréquentations qu'il induit. Une question qui m'impose la compagnie d'un charpentier graphomane du XVIe siècle s'éclipse devant une autre qui me convie en bas de la Croix. Je trouve le Nouveau Testament mal écrit? Je me rabats sur l'Ancien et sauve les meubles.
Queue aux lions plutôt que tête aux renards? Samson eut affaire aux deux bêtes, il les prit par l'autre bout: le lion fut terrassé par la gueule, les renards furent lâchés par la queue. Gare au mauvais ou bien... ou bien.
Défier le champion ennoblit, qu'on en sorte vainqueur ou sur une civière. Se frotter aux amateurs rouille, celui qui va dormir avec les chiens se réveille avec des puces. Faire le figurant dans le jardin des grands plutôt que le malin dans la cour des nains.
Think of the fun! commande Groucho Marx. Pense à la grandeur! assène le NIET (Nouvel Institut d'Ingénierie Ethique). Pas à la tienne, bidon jusqu'à preuve du contraire, mais à celle qui, en t'écrasant, t'élève d'un cran. Va en littérature!
. Juges XIV, 5-6, XV, 4-5.