Sur Alter Histoire (M. Desgranges)
Après l' Histoire-qui-aurait-pu-être, revenons à l' Histoire-qui-a-été, mais traitée autrement, une Histoire qui "par un dérèglement systématique (l'"estrangement"), cherche à déplacer, défamiliariser l'objet historique."
Création de deux historiens de l'E.H.E.S.S., Alain Boureau et Daniel S. Milo (tous deux sont devenus pour moi des amis proches et précieux, je les nomme donc selon l'impartial ordre alphabétique), cette Histoire novatrice a été baptisée "Histoire expérimentale" et, pour préciser son objet, voici une citation (encadrée par des préceptes de Nietzsche et d'Aristote) :
"Groucho Marx, devenu directeur d'un hôtel, ordonne le changement de numérotation des chambres. L'adjoint : But think of the confusion ! – Groucho : But think of the fun ! (Une nuit à Casablanca)."
L'ordre donné par Groucho modifie et la perspective et l'objet, et telle a été l'ambition du groupe de chercheurs intrépides qu'avaient réunis Alain Boureau et Daniel Milo ; leurs premiers (et derniers) travaux ont été publiés dans Alter Histoire, essais d'histoire expérimentale.
Le recueil s'ouvre sur un avant-manifeste ironique et historique (sur le groupe de complices) dû à Alain Boureau ; suit un manifeste absolument radical de Daniel Milo (qui contient en germe plusieurs éléments de la philosophie de rupture que développera Daniel dans Clefs, texte essentiel qui mérite que je lui consacre une Chronique, mais je suis retenu par la crainte de ne pas être à sa hauteur...) ; ce manifeste – volontairement provocant – contient un intéressant paradoxe : l'Histoire, contrairement à la physique, n'est pas une science expérimentale (on ne peut pas modifier son objet, mettre Louis XIV au XIXe siècle...), c'est donc une bonne raison pour la traiter expérimentalement. Et faire de l'Histoire, science passive puisque condamnée à la seule observation, une science active.
Impossible ?
"On s'engage et on voit", répond Daniel Milo, d'où les textes de ce recueil, donnés par des historiens qui ont accepté de s'engager (Hervé Le Bras, Aline Rousselle ou encore Christian Jouhaud) ; le pari donne d'intéressants résultats, et permet de comprendre pourquoi les habitants d'un certain canton breton ont majoritairement voté communiste en 1986, ou d'éclairer les rapports entre les Juifs et l'argent (et leur perception par les Gentils) par une relecture du Journal de Glückel Hameln, banquière du XVIIIe siècle.
Ou de se faire une autre idée d'Ignace de Loyola quand sa biographie est narrée par un disciple de Confucius (contribution lumineuse du Coréen Min Soo Kang)...
L'aventure d'Alter Histoire oscillait entre l'orgueil et l'humilité, l'orgueil de rejeter toutes les méthodes éprouvées et admises (des plus traditionnelles au structuralisme), l'humilité du refus de la gratuité (il ne s'agissait pas de se faire plaisir, mais de trouver un sens), l'aventure s'est éteinte, pour des raisons communes aux entreprises humaines, mais je soupçonne que les voies qu'elle a ouvertes ne sont pas restées sans explorateurs discrets.
La séparation entre disciplines (et tout ce que cette séparation contient de mépris, d'hostilité, en fait : d'ignorance) est l'une de mes bêtes noires ; en invoquant dans son manifeste Claude Bernard, Thomas Kuhn ou Paul Feyerabend aux côtés de Huizinga ou Marc Bloch, et de Chesterton et Georges Pérec, Daniel Milo pose les bases d'une méthode cohérente de l'approche de l'objet historique (en notant que c'est l'historien qui est le seul "sujet plein"), et elle demeure absolument actuelle.
En toutes sciences, les routines (le paradigme de Kuhn) assèchent et tuent ; à cette vérité n'échappe pas l'Histoire – Alain Boureau et Daniel Milo l'avaient irriguée d'un sang nouveau, et si le poids des académismes en bloqua la circulation, c'est là une bonne raison pour aller aujourd'hui s'y baigner.