POUR UNE HISTOIRE EXPERIMENTALE ou
LA GAIE HISTOIRE
"Le connu, c'est l'habituel, et l'habituel est ce qu'il y a de plus difficile à connaître, c'est-à-dire à considérer en tant que problème, donc en tant qu'étranger, que lointain, que ... La grande assurance dont les sciences naturelles font preuve [...] tient au fait qu'elles prennent la réalité étrangère pour objet: tandis qu'il y a quelque chose de presque contradictoire et d'absurde à vouloir prendre pour objet ce qui n'est pas étranger" Nietzsche, Le gai savoir, § 355
"Le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l'ordre du vraisemblable ou du nécessaire. Car la différence entre le chroniqueur [l'historien] et le poète ne vient pas de ce que l'un s'exprime en vers et l'autre en prose [...]; mais la différence est que l'un dit ce qui a lieu, l'autre ce qui pourrait avoir lieu, c'est à dire le possible; c'est pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique: la poésie traite plutôt du général, la chronique, du particulier" Aristote, Poétique, 51b, chapitre 9
Entre science et art, l'histoire est constamment tiraillée. Parfois, on essaie de résoudre cette tension en tirant l'art, et en particulier la fiction, vers le scientifique, parfois, en insistant sur le côté "artistique" de la science, parfois, en la qualifiant de "faux débat". Mais comment éviter une tension inscrite dans l'ambiguïté de la notion-même d'"histoire": "enquête"/"récit". Pourquoi l'éviter, d'ailleurs, alors qu'elle s'est maintes fois révélée féconde dans la définition de la discipline, à commencer par Aristote?
On l'affrontera à travers l'EXPERIMENTAL. L'expérimental participe de la définition même de la science moderne, et ce depuis Bacon et Galilée. L'art expérimental est en revanche un phénomène très "vingtième siècle". Et l'histoire expérimentale? est-elle possible, souhaitable? pencherait-elle vers l'expérimental littéral, scientifique, ou vers l'expérimental métaphorique, artistique? Au lieu de trancher dans le vif, on propose ici de puiser dans ces deux sources, en assumant les contradictions qu'un tel choix implique([1]).
I. LES LECONS DE LA SCIENCE ET DE L'ART EXPERIMENTAUX
Au laboratoire(I): Faire violence à l'objet
Au XIXe siècle, ce siècle de la science et de l'histoire, (et du roman), les historiens cherchaient obstinément à situer leur discipline à l'intérieur du champ scientifique([2]). Science, certes, mais de quel type? Une des solutions communément admises suivait le principe de classification proposé par Claude Bernard: "Sur cette possibilité d'agir ou non sur le corps reposera exclusivement la distinction des sciences dites d'observation et des sciences dites expérimentales"([3]) L'histoire est donc à ranger avec les sciences condamnées à ne pratiquer que l'observation - les sciences "passives" -, au même titre que l'astronomie, par exemple (observation "passive", cela va sans dire, ne signifie nullement "neutre", ou "objective"). En face se trouvent les sciences expérimentales, "actives", qui manipulent directement leur objet: la chimie, la physique, la médecine expérimentale. La passivité de l'histoire est définitive, car le matériau à manipuler - le passé - est irrémédiablement absent: l'homme peut atteindre la lune, mais pas le XIIIe siècle.
Mais qu'est-ce qu'une expérience scientifique? Claude Bernard: "On donne le nom d'expérimentateur à celui qui emploie les procédés d'investigation simples ou complexes pour varier ou modifier, dans un but quelconque, les phénomènes naturels et les faire apparaître dans des circonstances ou des conditions dans lesquelles la nature ne les lui présentait pas"([4]). Expérimenter, c'est faire violence à l'objet. C'est un procédé qui soumet l'objet étudié à des épreuves que la nature lui a épargnées ou qui lui sont a priori étrangères, et ce, pour mieux, ou autrement connaître objet et épreuve (pour la simplicité du raisonnement, suspendons la question de la préexistence de l'"objet" à l'expérimentation).
"L'expérience n'est au fond qu'une observation provoquée": la définition est de Claude Bernard([5]). On peut distinguer six archétypes de provocation (liste ouverte):
- Injection: ajouter à X un élément a qui lui est étranger;
- Arrachement: enlever à X un élément X1 qui en fait, d'habitude, partie ("expériences par destruction", selon Claude Bernard);
- Dépaysement: déplacer X hors de son environnement naturel;
_ Changement d'échelle: promener X dans une succession de niveaux d'observation, du plus micro au plus macro
- Dé-nomination/ré-nomination:refuser à X son milieu conceptuel habituel, en parler à travers des catégories inhabituelles
- Juxtaposition: mettre ensemble ce qui d'habitude n'est pas ensemble, X à côté de Y
L'enjeu de ce texte est d'en trouver des équivalences vraisemblables en histoire. Certes, l'historien ne parviendra jamais à soumettre un village breton du XVIIe siècle à des épreuves qui ressemblent, même de loin, à celles subies en laboratoire par un cobaye moyen. Mais ceci n'implique pas qu'il se cantonne dans l'observation de cet objet (d'ailleurs absent). Je tâcherai de démontrer que l'historien dispose de toute une panoplie de procédés qui relève directement de la science "violente"; mais qu'à chaque fois, des réticences, des résistances, des demi-mesures font que l'expérimentation, en histoire, est rarement consommée([6]).
Au laboratoire (II): L'Expérimentateur sujet et objet
"Naturel", "habituel", "étranger" - pour un regard humain! Ces termes disent clairement que l'expérimental est une méta-activité, une pratique de second ordre([7]). L'expérimentation est "un défi d'imagination lancé aux faits et aux images naïves ou savantes des faits"([8]). Elle interroge l'objet et le scientifique observant l'objet.
Dans la même année, 1927, Werner Heisenberg formula le principe de l'incertitude, et Niels Bohr, la règle de la complémentarité, une règle qui introduit le sujet-physicien dans l'expérience scientifique: "A la question il nous faut répondre: l'observateur, ses divers appareils et types d'instruments, ses expériences, ses théories et ses modèles d'interprétation, plus ce qui peut bien remplir une salle qui sinon resterait vide, lorsque nous laissons l'éclairage allumé. La lumière, c'est tout cela à la fois"([9]).
Le XXe siècle a vu l'abandon (partiel) de l'utopie reconstitutive de l'histoire, selon les uns, parce qu'impossible, selon les autres, parce que non-souhaitable. A cette évolution s'ajoute l'évacuation, ou du moins la neutralisation du sujet/acteur. Elle mène, dans la pratique, à une indifférence accrue envers la conscience des protagonistes. Qu'ils soient conscients ou non des structures par le chercheur découvertes ne saurait en aucun cas confirmer ou infirmer celles-ci (tout au plus cette conscience pourrait les corroborer, jamais les invalider). Le centre de gravité de la vérification a être ainsi déplacé du sujet historique au sujet historien, l'historien étant celui qui en fixe les règles.
Emerge alors le personnage de l'historien, qui s'affirme comme le seul vouloir plein sur la scène histori(ographi)que. Certes, le glissement du sujet Philippe II au sujet Fernand Braudel est philosophiquement impossible, qui relève de ce qu'on appelle "erreur catégorielle". L'intellect ne supporte pourtant pas le vide du sujet; et l'espace jadis occupé par le sujet historique est investi par le sujet historien. Sinon omnipotent, il est du moins omniprésent, qui n'a plus le droit de se cacher, le mot n'est pas trop fort, derrière une prétendue "reconstitution" du passé. A lui de se constituer ses sources, à lui d'imaginer leurs modes de traitement. Et c'est l'historien qui est le seul à effectuer, constamment et systématiquement, l'aller-retour entre la surface et la structure, entre le désordre et l'ordre, entre la contingence et la cohérence; et d'en faire sa raison d'être - on ne fait plus l'Histoire, on fait de l'histoire...
A l'atelier: L'estrangement
En science, l'expérimentation est la norme - parler de nos jours de biologie ou de chimie non-expérimentales releverait du non-sens-, en art, elle est l'exception: extrêmement rares sont les oeuvres artistes, groupes, expérimentaux: Schönberg, Berg, Vertov, Godard, Warhol, Dada, Cubisme, Tristram Shandy, Finnegans Wake..., la liste est courte et sélective([10]). Faut-il insister sur le fait que l'histoire de l'art ne répond pas à ces définitions, ni se réduit à ce premier tiers, ô combien agité, du XXe siècle (et encore: même en ces temps, les artistes d'avant-garde ne formaient qu'une toute petite minorité).
Or la science s'apparente bel et bien à l'art d'avant-garde tel que l'ont théorisé - et idéologisé - les Formalistes russes([11]). Dans les deux champs on joue avec, on joue surtout contre le "contexte normal": l'expérimentation est décontextualisante par définition. Suivons Viktor Chklovski dans son article fondateur de 1917, "L'art comme procédé"([12]): "L'automatisation de la perception avale les objets, les habits, les meubles, la femme et la peur de la guerre". Tout y passe, car "les objets perçus plusieurs fois commencent à être perçus par une reconnaissance: l'objet se trouve devant nous, nous le savons mais nous ne le voyons plus". Le but de l'art est donc "de donner une sensation de l'objet comme vision et non pas une reconnaissance". Pour employer une image connue, l'homme qui habite près de la mer n'entend plus les vagues; à l'artiste de l'obliger à les réécouter (ailleurs, les Formalistes parlent même de retrouver la "pierreté" de la pierre...). Pour ce faire, l'artiste emploie toute une gamme de techniques désautomatisantes. La première, la plus connue, est l'ostranenie, l'"estrangement", rendre étrange l'objet devenu si familier qu'on ne le voit plus. Les Formalistes reprennent ainsi, en la théorisant, une idée dont l'origine remonte au Romantisme([13]). Wordsworth: "To give the charm of novelty to things of every day, and to excite a feeling analogous to the supernatural, by awakening the mind's attention from the lethargy of custom, and directing it to the loveliness and the wonders of the world before us; an inexhaustible treasure, but for which in consequence of the film of familiarity and selfish solicitude we have eyes, yet see not, ears that hear not, and hearts that neither feel nor understand"([14]). Brecht([15]):
"Pendant mon précédent séjour à Moscou, j'ai eu l'occasion de parler avec le camarade Tretiakov et ses amis critiques littéraires. J'ai appris alors que les chercheurs soviétiques ont trouvé une notion possible à appliquer dans la nouvelle esthétique qui doit remplacer l'esthétique dépassée d'Aristote. Cette notion s'appelle en russe, excusez de la prononciation, . Nous avons, dans le nouveau théâtre allemand, essayé le terme ou en changeant ainsi un peu le contenu de la notion russe". Or même chez Brecht l'attrait de l'"estrangement" renvoie avant tout au culte moderniste de la nouveauté: "Les chercheurs russes ont surtout mis l'accent sur la capacité de l'art à créer le sentiment de liberté par le renversement des habitudes et de l'automatisme de la perception qui, d'ailleurs, très vite se sclérose à nouveau, et, à nouveau, demande une nouvelle ".
La "dé-familiarisation" - autre notion formaliste - est obtenue par le "procédé de singularisation des objets et par le procédé qui consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de la perception" (zatrudnenie: rendre difficile). Autre procédé de dé-familiarisation: laisser la parole à un témoin insolite - un Persan chez Montesquieu, un cheval chez Tolstoï, un débile chez Faulkner, un nain chez Grass - ce qui oblige le lecteur à voir autrement un monde pour lui naturel.
Le processus d'automatisation marque aussi nos rapports avec le passé. Toute représentation devenue autorisée d'un événement, d'un groupe, d'une époque constitue une sorte de Gestalt à travers laquelle nous les voyons. Le 10 août 1792, les Franciscains, l'"Automne du Moyen-Age" deviennent ainsi des objets "perçus par une reconnaissance", pour reprendre le langage de Chklovski.
Citons deux exemples où le familier devient dans le premier, troublant, dans le second, méconnaissable. Dans son dernier ouvrage, Moïse et le monothéisme (1939), Freud part d'une hypothèse d'école: Et si Moïse était Egyptien? Il s'ensuit une cascade de conséquences qui contredisent le si sécurisant scénario évolutif de l'histoire de l'Occident, celui qui mène du polythéisme à Moïse au Christ à nous. Le jeu proposé par Freud est doublement troublant, car il injecte dans la recherche historique des principes d'explication a-historiques par définition, le meurtre du Père, en l'occurrence.
Dans Les microbes, Guerre et Paix([16]), et comme son titre l'indique, Bruno Latour pense la micro-biologie de la fin du XIXe siècle comme Tolstoï, les guerres napoléoniennes. Pasteur n'y est plus le "Pasteur" de l'hagiographie, génie solitaire qui impose ses découvertes à une société récalcitrante; mais un fin stratège qui est porté par les acteurs dont il capte les actions tout en en effaçant les traces. Afin de ne pas retomber dans le piège, Latour observe le monde sans définir par avance les contours des phénomènes qui le composent: "Nous ne savons pas qui sont les acteurs qui composent notre monde. C'est de cette incertitude qu'il faut partir pour comprendre, de proche en proche, les acteurs s'entredéfinissent, en convoquant d'autres acteurs et en leur attribuant des volontés et des stratégies". Ainsi sont réhabilités les hygiénistes - et les microbes. Dans Guerre et Paix, justement, Tolstoï emploie aussi la dé-nomination (la mise à nu): à l'opéra, Natacha ne voit que la materrialité de la représentation:
"Des planches garnissaient le milieu de la scène, sur les côtés étaient plantés des décors représentant des arbres, au fond une toile tendue sur les panneaux formait l'arrière-plan. Des jeunes filles en corsages rouges et jupes blanches étaient assises au centre. L'une ds'elle, très forte, en robe de soie blanche, était installée à l'écart sur une petit tabouret derrière lequel était collé un carton vert. Elles chantaient en choeur; lorsqu'elles eurent fini, la jeune fille en bolanc s'avança vers le trou du souffleur; un homme en culotte de soie collante qui moulait ses grosses cuisses, une plume aéu chapeau et un poignard à la ceinture, s'approcha d'elle et se mit à chanter en gesticulant" (II, V, 9).
S'il faut à tout prix s'appuyer sur une autorité, mon choix va à l'idéaltype de Max Weber, qui conjugue violence envers le réel et étrangeté: "On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vues et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l'on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu'on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle: il est une utopie"([17]); "Plus le type idéal est net et univoque, plus il est en ce sens étranger à l'univers concret, et plus il rend de services à la terminologie, à la classification et à l'heuristique"([18]). L'idéaltype n'est donc ni normatif, ni descriptif, ni la moyenne ou la médiane, mais une construction logique dont la seule justification est heuristique: "De fait, on ne peut jamais décider a priori s'il s'agit d'un pur jeu de la pensée ou d'une construction de concepts féconde pour la science"([19]).
On s'engage (radicalement) - et on voit!
Groucho Marx, devenu directeur d'un hôtel, ordonne le changement de numérotation des chambres. L'adjoint, médusé: "Mais songez à la confusion!"-. Groucho: "Mais songez à l'amusement (think of the fun)!" (Une Nuit à Casablanca, 1946).
Nous nous faisons une idée trop "héroïque" de l'expérimentation scientifique,selon laquelle l'expérimentateur ne procède qu'avec des hypothèses bien formulées, des critères de validation et de réfutation univoques. Certes, l'expérience à but de preuve - "observation provoquée/invoquée dans un but de contrôle" (Claude Bernard) - est primordiale: "C'est là une entreprise systématique qui revient à provoquer la nature, à lui faire dire de manière non ambiguë si elle obéit ou non à une théorie"([20]). Il existe pourtant une tout autre forme d'expérimentation: l'expérience à but de recherche - "observation provoquée dans le but de faire naître une idée". Claude Bernard:
"le physiologiste de devra pas craindre d'agir même un peu au hasard afin d'essayer, qu'on me permette cette expression vulgaire, de pêcher en eau trouble. Ce qui veut dire qu'il peut espérer, au milieu des perturbations fonctionnelles qu'il produira, voir surgir quelque phénomène imprévu qui lui donnera une idée sur la direction à imprimer à ses recherches. Ces sortes d'expériences de tâtonnement, qui sont extrêmement fréquentes en physiologie, en pathologie et en thérapeutique, à cause de l'état arriéré de ces sciences, pourraient être appelés des expériences pour voir, parce qu'elles sont destinées à faire surgir une première observation imprévue et indéterminée d'avance, mais dont l'apparition pourra suggérer une idée expérimentale et ouvrir une voie de recherche"([21]).
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Pour parler de l'histoire expérimentale d'une façon à la fois non-triviale et démarquée d'autres lectures possibles, il faut inclure dans sa définition, à côté de la violence qu'on fait sciemment subir à l'objet, l'esprit "ludique" qui commande les pratiques vraiment expérimentales. Car expérimenter, c'est jouer, dans le sens le plus sérieux du terme - Johan Huizinga, dans son célèbre Homo ludens, a en effet écarté, une fois pour toute, l'opposition entre jeu et sérieux([22]) -, pour deux raisons essentielles:
--- L'état d'esprit expérimental - l'"expérimentalisme" - constitue un mélange, à première vue contradictoire, de "jusqu'au-boutisme" et de "relativisme"; ou, dans le langage de Feyerabend, une dialectique entre le principe de ténacité et le principe de prolifération([23]). On explore à fond une piste (hypothèse, modèle, genre littéraire), afin de connaître, pour les exploiter, ses limites (on aura reconnu le "paradigme scientifique" selon Thomas S. Kuhn). Mais en même temps on est cruellement conscient qu'il ne s'agit que d'un jeu parmi tant d'autres possibles - Huizinga: "la notion de jeu comporte en soi la meilleure synthèse de croyance et de non croyance"([24]).
En histoire, rien qui s'apparenterait à la théorie dadaïste de la science que propose Paul Feyerabend dans Contre la méthode: "A Dadaïste is prepared to initiate joyful experiments even in those domains where change and experimentation seem to be out of the question"([25]). "Anything goes" est la devise feyerabendienne. Et si la croissance du savoir n'est pas toujours assurée par cette stratégie - en cela elle ne diffère guère des autres alternatives -, la gaieté libératrice compensera cet handicap. Et si on pratiquait la gaya historia?
--- Pour rendre utile une expérience, il est d'urgence de commencer par en fixer, par en expliciter surtout les règles du jeu; c'est, pour ainsi dire, la codification de l'arbitraire([26]). Or qui dit jouer, dit gagner ou perdre (dit aussi une prime à l'innovation; mais je préfère ne pas m'hasarder sur ce terrain miné). Autrement dit, l'expérience n'a de sens que si elle peut échouer. On perçoit la différence d'avec l'histoire "reconstitutive", où l'historien est plus ou moins condamné à réussir, car toute incursion dans le passé en ramène forcément un morceau "reconstitué". L'histoire expérimentale n'offre pas de telles garanties - "Einstein faisait remarquer que la nature, aux questions qu'on lui pose, répond le plus souvent non, et, parfois, peut-être"([27]). Qui a pratiqué l'histoire quantitative sait la rareté des grilles qui produisent du savoir. Cela dit, il ne faut pas chercher des règles générales de l'histoire expérimentale; comme en sport, tout jeu sera régit par son propre règlement.
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Comme tout rapprochement, celui du scientifique, de l'artiste et de l'historien a ses limites de pertinence:
-- La définition de "réalité" diverge d'une activité à l'autre. Leurs contrats respectifs sont, en ce domaine, fort différents: l'historien, tout comme le scientifique, sont contraints à traiter les "choses" telles qu'elles "se sont réellement passées" ("wie es eigentlich gewesen"), alors que l'artiste a le droit de parler de "ce qui pourrait avoir lieu dans l'ordre du vraisemblable ou du nécessaire".
-- L'historien, on l'a dit, ne dispose pas de son matériau comme le biologiste des microbes, l'écrivain des mots. Jamais il ne pourra "injecter" Frédéric II au XVIIe siècle, pour vérifier l'applicabilité du modèle Elias dans La Dynamique de l'Occident au livre de Kantorowicz; jamais il ne pourra "arracher" les chemins de fer de l'histoire américaine du XIXe siècle; jamais il n'aura entre ses mains une étude d'urbanisme du Paris de 1987 écrite par le baron Haussmann. Ces réserves, importantes, certes, ne devraient pourtant pas cacher l'homologie qui existe entre la science et l'histoire expérimentales d'un côté, l'art d'avant-garde de l'autre, qui reposent tous sur la décontextualisation comme procédé de découverte: refuser à l'objet son contexte "normal" pour mieux, ou autrement le connaître.
II.UNE RESSEMBLANCE FAMILIALE: QUELQUES PRATIQUES D'HISTOIRE EXPERIMENTALE
Phase préliminaire: nouveaux rapports aux sources
Fait banal, mais lourd de conséquences: l'historien ne dispose pas du passé, mais de ses traces. Pour schématiser beaucoup, au XXe siècle, l'accent a être déplacé du caractère partiel des sources, survivances infimes du passé, à leur altérité, leur partialité; de l'authentification, la datation et l'attribution des documents, à leur interprétation. Un texte, dans l'acceptation large du terme, est doublement conditionné. Il l'est par ce que Lucien Febvre a appelé "l'outillage mental" d'une époque, d'un milieu; il l'est par les effets qu'il cherche à produire sur ses destinataires.
Afin de surmonter le double écran de l'altérité et de la partialité,l'historien adopte trois tactiques complémentaires, toutes trois ayant, comme dénominateur commun, la neutralisation de l'intentionnalité des producteurs des sources, donc le rôle accru de l'historien lecteur/ manipulateur. Les deux premières sont les produits directs, la troisième, indirect et autrement plus radical, de notre ère du soupçon.
--- L'analyse de la périphérie du discours. "D'abord, le soupçon que le langage ne dit pas exactement ce qu'il dit. Le sens qu'on saisit, et qui est immédiatement manifesté, n'est peut-être en réalité qu'un moindre sens, qui protège, resserre, et malgré tout transmet un autre sens"([28]). Plus que son témoignage direct et conscient, on privilégie ce que le "témoin" dit malgré lui. Tics de langage, rapprochements pour nous peu-évidents, répétitions, lacunes, classifications, bref, tout ce qui lui était semble-t-il "naturel" mais pour nous si "conventionnel" sert à construire (et non pas à reconstruire) la logique qui commandait cette surface textuelle([29]). Dans "Souvenir d'enfance de Léonard de Vinci"(1910), Sigmund FREUD établit un parallèle entre les écrans qui séparent l'analyste de l'enfance du patient et ceux qui séparent l'historien de l'"enfance", c'est-à-dire du passé de la société qu'il étudie. Aux deux de partir des indices présents, les seuls disponibles, pour reconstituer le passé. Or s'il insiste sur le devoir, le pouvoir de reconstituer le vrai passé, FREUD exclue que patient ou société puissent le faire soi-même.
--- L'élargissement de la notion de "source" : "D'autre part le langage fait naître cet autre soupçon: qu'il déborde en quelque sorte sa forme proprement verbale, et qu'il y a bien d'autres choses au monde qui parlent, et qui ne sont pas langage([30])". Images, folie, nature, corps, mort, rites, rixes, tout "parle", tout est à déchiffrer.
--- La manipulation des sources. En s'éloignant de l'herméneutique dont parle Foucault, on s'aproche - des uns diraient dangereusement - de la violence qui, selon lui, distingue les grands noms du soupçon. L'histoire quantitative est paradigmatique de cette attitude: soumettre des sources à la rude épreuve du chiffre est indifférent, par définition, à ce que leurs producteurs pouvaient savoir et comprendre, il aboutit même à une sorte d'"anonymation" des acteurs sociaux.
Le poids du sujet/historien dans l'entreprise historiographique devait s'accroître en corrélation directe avec le recul de l'"internalisme". Est-il pour autant abandonné? Pas le moins du monde. Il demeure, pour beaucoup, l'horizon auquel il faut toujours aspirer. Car si tout le monde admet le principe de l'extériorité de l'historien, dans la pratique cette position est extrêmement difficile à vivre. Ce qui ne manque pas de produire un discours ambigu, l'historien avouant son extériorité tout en essayant de se positionner "à l'intérieur" de la réalité étudiée - comme s'il s'efforçait de disparaître, de se dissoudre derrière/dans l'objet.
A ce glissement permanent et peu contrôlé - mais est-il vraiment contrôlable? - il existe tout une gamme de remèdes. L'un consiste à repenser l'horizon reconstitutif en histoire sans en nier les principes, à savoir que, pour reprendre une formule célèbre de Clifford Geertz, "The trick is to find out what the devil they think they are up to": comment penser, comment surtout pratiquer le va-et-vient entre l"expérience-proche" et l'expérience-lointaine"([31]). Il est significatif que dans cet effort de réhabilitation, l'histoire voit en l'anthropologie son modèle.
Mais toute légitime qu'est cette solution, toute féconde surtout, ce n'est pas celle qu'on défend ici. Il en existe en effet une de bien plus radicale, qui consiste à aller jusqu'au bout de la logique "externaliste", avec toute la violence qu'une telle attitude implique. Assumer pleinement la position extérieure de l'historien signifie qu'on ne "se laisse pas intimider" par le passe qu'on étudie, qu'on ne cherche pas obstinément, à tout prix d'ancrer les questions qu'on lui pose dans ce passé, qu'on ne lui cherche pas, a tout prix, une motivation réaliste([32]) et ce, le paradoxe n'est qu'apparent, pour mieux le cerner.
Le comparatisme
Une démarche décontextualisante par définition, qui met côte à côte, dans ce lieu idéal et abstrait qu'est l'étude (historique), ce qui ne l'est pas, ou pas forcément dans la réalité. Etant possible grâce à l'extériorité du "comparateur", illustrant son omnipotence de principe, la démarche comparative est la matrice de toute expérimentation - en d'autres termes, toute expérimentation implique la comparaison. Or c'est précisément cette "omnipotence de principe" qui est à l'origine des débats qui entourent le comparatisme. Tout le monde reconnaît le rôle éminent de l'analogie dans le progrès du savoir, dès la science grecque, "où elle fonctionne à la fois comme méthode d'invention et comme système d'explication"([33]); et on admet, avec Michel Foucault, que "son pouvoir est immense, car les similitudes qu'elle traite ne sont pas celles, visibles, massives des choses elles-mêmes"([34]). Mais on reconnaît aussi les gros risques de dérapage tautologisant et esthétisant qu'implique l'arbitraire comparatif: "Ce jeu des allusions lettrées et des analogies renvoyant sans fin à d'autres analogies qui [...] n'ont jamais à se justifier en explicitant le fondement de la mise en relation qu'elles opèrent, tisse autour des oeuvres un réseau serré d'expériences factices se répondant et se renforçant mutuellement qui fait l'enchantement de la contemplation artistique"([35]).
La solution la plus courante à cette inquiétude n'est pourtant guère satisfaisante. Au nom d'une maxime floue, voire vide, "Comparons les choses comparables", nombreux sont les historiens qui voudraient limiter le comparatisme aux seules "sociétés à la fois voisines et contemporaines, sans cesse influencées les unes par les autres, soumises dans leur développement, en raison précisément de leur proximité et de leur synchronisme, à l'action des mêmes grandes causes, et remontant, partiellement du moins, à une origine commune" - on aura reconnu l'histoire comparée préconisée par Marc Bloch dans son article fondateur de 1928, "Pour une histoire comparée des sociétés européennes"([36]). Mais pourquoi restreindre la comparaison aux seuls voisins de surface? On voit en effet mal Charles Darwin développer la Théorie de l'Evolution avec cette devise comme guide... Bloch reconnaît lui-même la légitimité d'une autre histoire comparative: "On choisit des sociétés séparées dans le temps et dans l'espace par des distances telles que les analogies, observées de part et d'autre, entre tel ou tel phénomène, ne peuvent, de toute évidence, s'expliquer ni par des influences mutuelles, ni par aucune communauté d'origine"([37]); ce qui permet de découvrir "la tendance de l'esprit humain à réagir, dans des circonstances analogues, de façon à peu près semblable"([38]). Il s'agit de l'approche universaliste ou morphologique, dont Carlo Ginzburg vient de publier une illustration éclatante et vertigineuse([39]).
Ces deux versions du comparatisme sont fondamentalement "réalistes" - l'une l'est dès le départ, l'autre escompte le devenir à l'arrivée. Il existe pourtant une troisième qui est, a priori, indifférente à l'existence de quelconques rapports "réels" entre les phénomènes comparés; l'objectif déclaré de ce type de comparatisme est de mieux comprendre A en l'observant à côté de B, et vice versa (et si on découvre, après coup, un rapport "réel" entre A et B, tant mieux). Dans cette optique, toute comparaison est légitime - tout est comparable -, à condition, toutefois, qu'on ne lui fasse pas dire plus qu'elle ne le permet: induire, par exemple, d'une façon mécanique des contacts réels ou des origines communes de similitudes formelles ou structurelles. C'est la position de Claude Lévi-Strauss:
"Comme les tableaux et les collages de Max Ernst, mon entreprise consacrée à la mythologie s'est élaborée au moyen de prélèvements opérés au dehors: en l'occurrence, les mythes eux-mêmes, découpés comme autant d'images dans les vieux livres où je les ai trouvés, puis laissés libres de se disposer au long des pages, selon des arrangements que la manière dont ils se pensent en moi commande, bien plus que je ne les détermine consciemment et de propos délibéré. La méthode structuraliste [...] n'éprouve nulle gêne à se reconnaître dans la formule énoncée par Max Ernst en 1934, et où il préconise ..."([40]).
Le quantitatif
En histoire, le quantitatif est devenu la pratique expérimentale par excellence([41]). Dans aucune autre pratique, la structuralisation, la formalisation, la modélisation et la neutralisation de l'intentionnalité ne vont aussi loin. L'histoire quantitative est surtout paradigmatique dans la manipulation des sources (qu'elle se fabrique d'ailleurs le plus souvent). L'arbitraire historien est omniprésent dans toutes les étapes de la méthode. D'abord l'historien définit les critères de la constitution de la série. "Constitution", non pas "re-constitution"; on la voudrait l'équivalent du groupe mathématique ou de l'espèce zoologique, or la série historique ne pré-existe jamais à sa constitution; car "où pourraient-ils jamais se rencontrer [les éléments qui la composent], sauf dans la voix immatérielle qui prononce leur énumération, sauf sur la page qui la transcrit"([42]). Ensuite, l'historien applique à la série une grille de variables; la grille produisant, à son tour, des séries historiques - enfants morts en août, conscrits français aux yeux bleus, - illustration parfaite du pouvoir créateur de l'arbitraire historien. Enfin, l'historien procède à une juxtaposition des variables pour établir, éventuellement, des corrélations significatives: entre stature et alphabétisation, par exemple, ou entre vote et couleur d'yeux([43]).
Il est difficile à exagérer la rupture épistémologique qu'implique le quantitatif. En sérialisant le passé, celui-ci devient une sorte de matière première. Car même si on retourne au singulier, à l'individu, pour mesurer les écarts, par exemple, l'objectivation, je dirais même la déshumanisation du passé est, à un degré certain, irrémédiable. Dans la phase sérielle, pour les uns provisoire, pour les autres définitive, la société humaine n'a rien qui la différencie d'autres objets que la science observe statistiquement. Donc expérimentalement.
Tout invite l'historien quantitatif à une grande liberté créatrice. Et pourtant, dans sa pratique, il se veut trop souvent "réaliste", pour échapper à l'arbitraire qui lui est constitutif. Cette constatation ne concerne que très partiellement les disciplines quantitatives traditionnelles, telles la démographie historique ou l'économétrie. On est même allé jusqu'à distinguer entre ce qui "se prêterait" à la quantification, la population, par exemple, et ce qui ne "s'y prêterait pas", la (haute-)culture, par exemple. D'où l'intérêt de la quantification de la culture, dans l'optique qui est la nôtre ici: soumettre l'opéra, Goethe, la sculpture antique aux rudes épreuves du chiffre, c'est leur refuser leur "milieu naturel". La quantification de la culture relève de ce fait à la fois de l'expérimental "normal", la méthode étant entrée dans les moeurs historiques, et de l'expérimental carnavalesque, l'épreuve du chiffre, dénivellatrice par définition, constituant l'estrangement extrême de ce qu'on a l'habitude de regarder comme la quintessence de l'individuel ([44]). A condition qu'on aille jusqu'au bout de cette logique désautomatisante - qu'on ne se laisse pas intimider par la réalité étudiée, et ce, pour mieux, ou autrement la cerner.
Soit l'ensemble, imposant, d'enquêtes quantitatives consacrées à "la du royaume de France au 18e siècle"([45]). Sous l'impulsion de François Furet, et en grande partie sous sa direction, on a soumis à l'exercice du chiffre privilèges, permissions tacites, production éditoriale de province, journaux privés, revues, correspondances, bibliothèques, fonds d'imprimeurs, de libraires([46]). Cet ensemble est unique à la fois par sa quantité et par son homogénéité méthodologique: pratiquement toutes les études postérieures au lancement de l'enquête de FURET en 1963 en adopte la grille des variables (à savoir cinq catégories littéraires). C'est la justification que propose Furet à cette grille qui nous intéresse ici: "Le classement des ouvrages a être établi selon les critères de l'époque. La bibliothèque nationale est riche d'un fonds immense d'inventaires de bibliothèques privées du 18e siècle, où les livres sont répartis dans les cinq grandes catégories du temps: théologie et religion, droit et jurisprudence, histoire, sciences et arts, belles-lettres([47]).
Pourquoi Furet, pionnier en quantification de la (haute) culture, cherche-t-il une motivation réaliste à une démarche qu'il sait a-réaliste par définition? Certes, une grille "contemporaine" a sa place dans l'investigation des séries constituées - des grilles contemporaines, car il y en a toujours plusieurs([48]); elles ne sauraient aucunement épuiser les grilles possibles.
J'ai dit que la violence expérimentale en histoire s'applique surtout aux habitudes des historiens. Or l'histoire quantitative, peut être parce qu'expérimentale d'emblée - "expérimentale" premier degré s'entend -, tombe trop souvent dans l'automatisme disciplinaire. Des questionnaires, grilles, corrélations croisés dans les études quantitatives, en démographie historique par exemple, peu dégagent la dialectique de la ténacité et du possibilisme qui devrait caractériser toute expérimentation. Car, on ne le répétera jamais assez, plus qu'il fait violence à l'objet, l'historien expérimental devrait se faire violence.
Le possiblisme historique; Le contre-factuel
"Pour des raisons suffisamment évidentes, chaque génération traite la vie qu'elle trouve à son arrivée dans le monde comme une donnée définitive, hors les quelques détails à la transformation desquels elle est intéressée. C'est une conception avantageuse, mais fausse. A tout instant, le monde pourrait être transformé dans toutes les directions, ou du moins dans n'importe laquelle; il a ça, pour ainsi dire, dans le sang. C'est pourquoi il serait original de se comporter non pas comme un homme défini dans un monde défini où il n'y a pas, pourrait on dire, qu'un ou deux boutons à déplacer (ce qu'on appelle l'évolution), mais, dès le commencement, comme un homme né pour le changement dans un monde crée pour changer"([49]).
Face à ceux qui cherchent à calquer l'histoire sur le modèle nécessaire - l'Histoire comme une tragédie grecque, Yehuda Elkana préconise une approche possibiliste: l'histoire comme un théâtre épique, une application de la fameuse formule de Walter Benjamin, "Es kann so kommen, aber es kann auch ganz andern kommen"([50]).
Le possible est constitutif à la pratique expérimentale. En amont: on explore les possibilités d'un jeu tout en le sachant interchangeable avec d'autres jeux. En aval: l'histoire expérimentale devrait permettre de faire l'histoire des possibles à tout moment inscrits dans la réalité, mais que l'Histoire tend à couvrir, qui rend le concrétisé nécessaire, le non-concrétisé im-, ou du moins peu-probable.
Il ne s'agit évidemment pas de prendre à la lettre Musil, mais de le rendre historiographiquement opérationnel. En effet, si le monde "pou[v]ait être transformé à tout instant dans toutes les directions, ou dans n'importe laquelle", il ne resterait plus rien à étudier. Car si le champ des possibles dans un moment historique donné est infini, il n'est jamais illimité. Il appartient donc à l'historien d'en reconstituer les limites, c'est-à-dire de définir l'impossible de ce moment donné; à reconstituer le passage des possibles au concrétisé; de tracer le processus de réécriture des possibles en de termes déterministes, ce qui est une tendance universelle: le possible aspire au nécessaire - pour échapper à l'aléatoire (à l'arbitraire)([51]). Il répond ainsi au défi lancé par Aristote, que l'histoire ne traite que de ce qui a lieu réellement, laissant à la poésie et à la philosophie de penser le possible et le nécessaire.
C'est dans ce cadre qu'on situera l'expérimentation célèbre - et tant contestée - de Robert Fogel dans dans Railroads and American Economic Growth([52]). Il s'agit d'interroger une axiome: le chemin de fer était indispensable à la croissance économique américaine durant le XIXe siècle. Et si on "arrachait" le chemin de fer du XIXe siècle, quel en serait le taux de croissance? Les résultats sont sans appel: même sans le train, les Etats Unis auraient alors connu une croissance spectaculaire. Procédé iconoclaste? pas tant qu'on le présente: "Dans l'énoncé des jugements historiques, n'y a-t-il pas souvent l'inconditionnel irréel implicite? Si j'affirme que les chemins de fer ont être indispensables à la croissance économique des Etats-Unis au XIXe siècle, n'est-ce pas l'équivalent d'une phrase comme: si les Etats-Unis n'avaient pas eu de chemins de fer au XIXe siècle, leur revenu national aurait être moins élevé". Comme dit Max Weber, il n'y a pas de pensée sur la causalité sans le "Si..." ([53]).
Etant dans l'impossibilité d'intervenir directement sur le passé, l'historien est condamné à pratiquer son "si" sur la façon dont ce passé est pensé. Il fait forcément de la méta-expérimentation. Ainsi, Fogel conçoit son ouvrage comme "une évaluation critique de la proposition selon laquelle le chemin de fer était indispensable à la croissance de l'économie américaine durant le XIXe siècle. L'aspect crucial de l'axiome [de l'indispensabilité] est, non pas ce qu'elle dit du chemin de fer, mais de ce qu'elle dit de tout ce qui n'est pas chemin de fer"([54]).
A titre d'illustration, ma recherche déclenchée par une histoire-fiction([55]): "Et si on commençait à compter, non pas de la Circoncision du Christ (an 1), mais de sa Passion (an 33)?" Toutes les dates seraient alors décalées de 33 ans. Le XXe siècle serait "amputé" de la Révolution d'Octobre, de la Première Guerre Mondiale, d'Albert Einstein, de Proust, de Kafka, du cinéma muet; le XVIIIe siècle deviendrait le siècle des Lumières et du Romantisme; et ainsi de suite. Ce jeu désautomatise la notion de "siècle", découpage arbitraire par excellence, mais qui passe pour naturel - ou plutôt inaperçu. Selon la théorie des dominos, après le siècle, le jeu rend étrange d'autres instruments temporels familiers: calendrier, ère, période, génération, Mil.
Je citerai volontiers une recherche d'Aline Rousselle([56]): "Les fresques figuratives qui décorent la synagogue de Doura-Europos sur l'Euphrate, synagogue détruite avec la ville en 356, ont être étudiées de façon très classique: l'identification est faite en référence au texte biblique évidemment. Pourtant, certains détails résistent, qu'on a voulu expliquer par référence aux variantes targumiques. J'ai commencé par faire abstraction du texte biblique, comme s'il ne nous était pas parvenu, ou comme si nous en avions seulement quelques citations chez des auteurs plus ou moins fiables. Et sur cette base étudier les images. Là, on voit une scène représentant une femme nue dans un cours d'eau, tenant dans ses bras un enfant nu, sans sexe dessiné: une fille? Ce qui nous rapproche d'Atargatis et Sémiramis, plutôt que de Moïse sauvé des eaux. Ce qui a être identifié comme l'Arche d'alliance est ici un bétyle, et là le coffre des impôts. Tout le travail d'identification porte alors sur les images dans leur contexte artistique et réel, et l'on n'est plus amené à forcer le texte pour le faire coïncider avec l'image et vice versa."
L'absence comme fait histor(iograph)ique
L'histoire, l'étude de "ce qui s'est réellement passé", excluant le "si", "ce qui aurait pu (ou dû) se passer", exclue a fortiori l'absence, "ce qui ne s'est point passé". Ici, l'étude de l'absence comme fait significatif, comme porteur d'intelligibilité, est préconisée en tant que complémentaire du possibilisme: celui-ci simule l'absence (des chemins de fer, par exemple), celle-là en fait son indice (sa source?).
Langlois & Seignobos, peu suspectés d'avant-garde, ont déjà proposé une démarche qui s'y apparenterait un peu: "Le raisonnement négatif, appelé aussi [selon lequel] de ce qu'un fait n'est mentionné dans aucun document, on infirme qu'il n'a pas existé [car] IF c'était arrivé ""([57]). John Lange propose d'y inclure le probabilisme: "Si l'événement E avait eu lieu, il aurait être probable qu'un document en eût rendu compte"([58]).
L'absence est souvent plus éloquente encore. Michael Baxandall a ainsi proposé l'idée de l'immunité culturelle([59]), étude de l'absence comme résistance révélatrice. Il est parti d'une dénonciation de la notion d'influence. En affirmant que "A a influencé B", on attribue le rôle actif à A, le rôle passif à B; alors qu'en réalité, l'acteur n'est point A, mais B. La dite "influence" nous renseigne sur la réceptivité de B, son absence, sur son système immunologique. Exemple: l'absence du néo-classicisme de David dans l'art allemand des années 1790 sert Baxandall à caractériser l'art allemand de l'époque.
On voit aisément le piège. Les absences sont d'un nombre infini, les étudier toutes est à la fois impossible et injustifié. Pour ne pas sombrer dans la tautologie, il faut s'assurer de la pertinence de l'absence constatée. Est immunisé contre le virus celui qui ne l'a pas contracté alors que celui-ci a infesté l'entourage. De même, pour prouver la pertinence d'une absence d'"influence" de B par A, il ne suffit pas de la constater, encore faut-il démontrer que c'est la présence qui aurait être normale. D'où l'insistance de Baxandall sur le fait qu'artistes, écrivains, philosophes allemands affluaient dans ce Paris révolutionnaire où David fut, on le sait, incontournable.
Illustrons ces propos par deux exemples:
- Qui n'a pas fait appel à l'An Mil? ([60])? La terreur de l'An Mil n'a jamais eu lieu, cela ne fait plus de doute depuis sa réfutation par les érudits de la fin du XIXe siècle. On connaît même le lieu(texte) de naissance de cette légende: les Annales ecclésiastiques du cardinal Cesare Baronius (vers 1600). L'An Mil n'est donc pas un "moment historique" médiéval, mais un "moment historiographique" moderne. Je me suis donc penché sur la diffusion du mythe. Au départ, je ne me suis intéressé, comme il se doit, qu'aux auteurs qui s'y réfèrent. Leur petit nombre: neuf en tout et pour tout entre 16OO et 18OO, - m'a incité à interroger ceux qui n'en parlent pas. Garde fou: pour parler de l'An Mil, il faut avoir lu les Histoires de Raoul Glaber, seul "témoin contemporain". Il s'ensuit que l'absence de l'An Mil chez des auteurs ne l'ayant pas lu ni connu est non-pertinente: on ne peut pas parler, dans leur cas, d'immunité au mythe. Il existe par contre de nombreux historiens qui ont lu Glaber, mieux, qui l'ont édité, dans le cas des Bénédictins de Saint-Maur, traduit, dans le cas de Guizot, mais où l'An Mil est curieusement absent. C'est là qu'interviennent, deux autres facteurs: le découpage de l'Histoire en siècles, la Révolution française.
- "Un ciel vide...". Alain Boureau ([61]) pose comme problème et indice l'absence de l'aigle dans l'emblématique impériale des VIIIe-Xe siècles. Selon Boureau, "la rénovation carolingienne appelait l'aigle impérial et/ou militaire, tout autant que la reconstruction saxonne"; ou, ce qui serait une autre façon de poser le problème, c'est plutôt notre représentation du renouveau carolingien, droit successeur de l'Empire romain, qui appellerait l'aigle. L'absence de l'aigle dans la symbolique carolingienne permet ainsi à corriger cette représentation anachronique: "Le pouvoir impérial carolingien, sans autonomie idéologique, pris dans le rituel chrétien, contrôlé par les puissances franques, épiscopales et papales, tenu à distance des créations métaphoriques, ne pouvait guère se représenter".
Faire, de l'handicap, un instrument: l'anachronisme méthodologique
Il y a deux façons de vivre l'anachronisme: comme le mal historien par excellence, inévitable, certes, mais contre lequel il faut sans cesse batailler; comme procédé précieux qu'il faut pratiquer radicalement et gaîment.
Aux tenants de la première approche, on dira que le mal n'est pas si maligne que cela, si l'on accepte la devise de Marc Bloch que tout historien est historien du présent. On leur dira aussi que partir du présent vers le passé, ou du moins de l'effet vers la, non, les causes, est la définition même de la discipline. Déjà Thomas Huxley, le propagateur du darwinisme([62]), distingue entre sciences prospectives - chimie, physique - où l'explication part de la cause à l'effet, et sciences rétrospectives - géologie, astronomie, biologie évolutionniste, histoire -, où l'explication part de l'effet pour remonter à la cause (on voit l'affinité avec le modèle de Claude Bernard). Les deux types de science impliquent forcément deux types de causalité. Les sciences prospectives proposent des explications nécessaires: si A -> B,- alors que les sciences rétrospectives ne peuvent proposer que des explications possibles: si B -> A1 v A2 v... An. Pourquoi s'étonner si un point d'arrivée C menait à des "causes" A3, A4 ou...Am?
Il ne s'agit pourtant pas de faire l'apologie résignée de l'anachronisme, mais de revendiquer, en lui, l'essence de l'expérimental en histoire. Pour apprécier la différence, voici le traitement que les deux approches réservent à la notion de précurseur.
Selon la première, c'est un concept anachronique, donc à éviter: "La notion de est, pour l'historien, une notion très dangereuse [...] il est évident - ou du moins devrait l'être - que personne ne s'est jamais considéré comme de quelqu'un d'autre; et n'a pas pu le faire. Aussi, l'envisager comme tel est le meilleur moyen de s'interdire de le comprendre"([63]).
Selon la position défendue ici, c'est un concept violent, donc à utiliser de préférence. On suit Jorge Luis BORGES dans "Kafka et ses précurseurs"([64]). Après avoir établi une sorte d'inventaire des "précurseurs" de Kafka, BORGES écrit: "Dans chacun de ces morceaux se trouve, à quelque degré, la singularité de Kafka, mais si Kafka n'avait pas écrit, personne ne pourrait s'en apercevoir. A vrai dire, elle n'existerait pas [...] Le fait est que chaque écrivain crée ses précurseurs". Ou, pour employer un langage moins réaliste, l'historien - ici BORGES - reconstitue, pour son objet, une lignée de précurseurs qui reflète le point où il est situé et, sur un autre niveau, sa conception-même de l'histoire. Et, faut-il le souligner, le choix de KAFKA comme point d'arrivée est à cet égard déterminant.
Ce qui est vrai dans une perspective "internaliste" ne l'est pas dans une perspective qui se veut, au départ au moins, purement "externaliste". Etudier Hieronimus BOSCH comme "précurseur" du surréalisme, par exemple, c'est s'offrir un moyen de plus de le comprendre, précisément à l'aide d'un regard qui lui est par définition étranger. On peut dire que l'angle du "précurseur", comme tout anachronisme, est une démarche comparative "a-réaliste".
Reste l'essentiel, c'est à dire faire de l'anachronisme. On touche ici les limites de ce texte, à savoir l'absence, à ma connaissance totale, d'études répondant aux exigences d'un anachronisme à la fois militant et systématique. La seule tentative que j'ai trouvée est peu concluante: le projet d'Adeline Daumard de construire, à partir du Code des catégories socio-professionnelles de L'I.N.S.E.E., une grille statistique pour les sociétés anciennes. Même si on adhère à sa déclaration d'intention: "La classification est aussi un moyen d'investigation: reconstituer les structures du passé en utilisant des normes de classement actuelles, c'est faire une expérimentation, la seule qui soit à la portée de l'historien"([65]), on reste perplexe quant aux résultats.
Faute de mieux, on se contentera du méta-anachronisme - ou de la déspécialisation. Au lieu de mélanger les regards des acteurs de couches temporelles différentes, on mélangera les regards des spécialistes de ces couches. On prétend que l'anachronisme consiste à imposer à l'autre le regard de sa propre époque (comme si une époque avait un regard, et un seul). En réalité, l'anachronisme est surtout révélateur de la lecture que celui qui le pratique fait d'une époque sans regards. Ainsi, pour revenir à Borgès, faire l'inventaire des "précurseurs" de Kafka implique qu'il se définisse d'abord son propre Kafka.
Exemple d'une expérience déjà tentée: on a soumis à une douzaine d'historiens deux autobiographies, celle d'Ignace de Loyola et celle de Glückel von Hamlen (morte vers 1720), à chacun d'y trouver une entrée (et une sortie...). La seule condition de participation était de ne pas être un spécialiste ni des Jésuites, ni d'histoire juive, ni des XVIe-XVIIe siècles. C'est ainsi qu'un démographe, un médiéviste, un Coréen, un spécialiste de l'hagiographie musulmane, un spécialiste de Galilée, d'autres encore, se sont penchés sur le saint et la marchande. L'impossibilité de faire appel à des automatismes disciplinaires, espérions-nous, aurait la double conséquence, d'abord, d'autrement interroger ces documents, ensuite, de définir ces mêmes automatisme. Les résultats du jeu sont difficiles à évaluer([66]).
EPILOGUE: DES AUTO-CONTRAINTES ETHIQUES
Parler de "matière première" n'implique nullement mettre réalité entre guillemets ou parenthèses, bien au contraire. La question, la vraie, est: Qu'est-ce qu'on peut, qu'est-ce qu'on doit faire subir à cette réalité sans guillemets? C'est la question du respect ou de l'irrespect du passé([67]). Or, pour revendiquer l'irrespect du passé, il faut, d'abord, qu'il existe!
Mais il arrive qu'un passé "force le respect", qui résiste à l'expérimentation, pour des raisons éthiques. Soit deux cas exemplaires, et qui se rejoignent:
- La tension, par lui cruellement ressentie, entre le Pierre Vidal-Naquet historien de la Grèce antique, et le Pierre Vidal-Naquet historien de la torture en Algérie puis du "révisionnisme". D'un côté, un historien hautement expérimental, qui applique à l'antiquité un structuralisme lévi-straussien humanisé - qui n'hésite point à faire violence aux objets par lui en grande partie créés([68]); de l'autre côté, un historien positiviste qui, selon ses propres termes, "s'était acharné à établir des faits, des faits vérifiables et pourtant déniés"([69]). Lieu de rencontre, "Les assassins de la mémoire", texte sur l'holocauste, commence par l'extermination des Hilotes par les Spartiates([70]).
- Le dialogue à distance entre deux anthropologues, un noir, Joseph Towles, et un blanc, Colin Turnbull, tous deux spécialistes des Iks([71]). Il s'agit d'une société qui, poussée par des conditions de vie extrêmement dures, développe des comportements cruels, voire sadiques. Les deux ont être interrogés: "Comment rester objectif face à l'insoutenable?". Turnbull: "Le grand avantage des Iks, c'est que leur situation est tellement étrange pour nous que nous sommes contraints d'aller plus en profondeur, de dépasser le stade émotionnel du jugement"; Towles: "Parce que je suis noir et parce que c'était mon premier séjour en Afrique, je me suis senti très concerné par leurs souffrances. C'est-à-dire que pour moi ils souffraient réellement, et tout ce qui permettait de les aider était une bonne chose".Et faire l'anthropologie de terrain du nazisme? Turnbull: "Le problème pour moi est parallèle à celui que Joseph Towles a rencontré en Afrique: d'une certaine façon, chez les nazis je serais dans une culture similaire à la mienne, la culture occidentale, pour schématiser. Et donc la tentation d'utiliser mes propres valeurs serait très grande, mais ce serait aussitôt me limiter".
Pour qui tout passé force le respect ("il faut respecter les morts"), pour qui il n'y a pas de différence qualitative entre Hilotes et Juifs, pour qui l'étrangeté de l'Autre n'est qu'alibi pour le manipuler à notre guise([72]), toutes positions défendables, l'expérimental, dans sa forme radicale, estdéfinitivement exclu. Une autre forme n'existe pas/.,
février 1987 - janvier 1990
([1]) J'ai abordé quelques uns des thèmes développés ici dans "La rencontre, insolite mais édifiante, du quantitatif et du culturel", Histoire et mesure, II-2 (1987), pp.7-37. Le texte présenté ici est à bien des égards un ouvrage collectif. Il est dû aux lectures, encouragements, mépris(es), critiques, tuyaux de nombreux collègues, amis, et ex-amis. Qu'ils en soient tous vivement remerciés.
([2]) François HARTOG, Le XIXe siècle et l'histoire: Le cas Fustel de Coulanges, Paris, P.U.F., 1988, pp.97-155.
([3]) Claude BERNARD, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, "Champs", 1984(1865), pp.33-93, en particulier "De l'observateur et de l'expérimentateur; des sciences d'observation et d'expérimentation"(pp.44-49).
([4]) C. Bernard, op.cit., p.45.
([6]) Marc Ferro, L'Histoire sous surveillance, Paris, Calman-Lévy, 1985, pp.126-142, développe une autre conception de l'histoire expérimentale
([7]) Yehuda Elkana, "Experiment as a Second order Concept", Science in Context, II, 1 (1988), pp. 177-196.
([8]) Pierre BOURDIEU, Jean-Claude Passeron & Jean-Claude CHAMBOREDON, Le métier du sociologue, Paris, Mouton/Bordas, 1968, pp.77-78.
([9]) Gerald HOLTON, "Les racines de la complémentarité", in L'imaginaire scientifique, Paris, Gallimard, 1981(1970), pp.74-129; la citation est p. 81.
([10]) Voir Renato Poggioli, The Theory of Avant-Garde, op.cit., et Matei Calinescu, Five Faces of Modernity: Modernism, Avant-Garde, Decadence, Kitsch, Post-Modernism, Durham, Duke U.P., 1987.
([11]) Sur le rapprochement entre les Formalistes et l'avant-garde, voir Renato POGGIOLI, The Theory of Avant-Garde, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1968(1962); Le Formalisme et le Futurisme russes devant le Marxisme, Traduction, commentaires et préfaces de Gérard Conio, Lausanne, L'Age d'Homme, 1975 (1924!). Sur les Formalistes, le livre de Viktor EHRLICH, Russian Formalism: History and Doctrine, La Haye, Mouton, 1955; Peter STEINER, "Three Metaphors of Russian Formalism", Poetics Today, II, 1b (Winter 1980/81), pp.59-116.
([12]) In Théorie de la littérature, Textes des Formalistes russes, réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, Préface Roman JAKOBSON, Paris, Seuil, "Tel Quel", 1965 (1917), pp. 76-97 (citations pp. 83, 84 ).
([13]) Hayden White établit une lignée de l'"estrangement" qui va de Novalis à Nietzsche à Foucault, "Foucault Decoded: Notes from Underground",in Tropics of Discourse. Essays in Cultural Criticism, Baltimore, Johns Hopkins UP, 1978 (1973).
([14]) Samuel T. Coleridge qui rapporte ses conversations avec William Wordsworth en 1797-1798, Biographia Literaria, or Biographical Skeletons of my Literary Life and Opinions, Chapitre XIV, in Collected Works, Princeton U.P. & Routledge & Kegan Paul, 1983 (1817), pp.6-7..
([15]) "Les apprentis sorciers", Compte rendu de la discussion qui eut lieu à Moscou, le 14 avril 1935, avec, entre autres, Stanislavski, Meyerhold, Eisenstein, Craig, Piscator, Brecht, une reconstitution de Lars Kleberg, in Lettre internationale, Etre 1988, pp 62-68 (citations p.66).
([16]) Bruno Latour, Les microbes, Guerre et Paix, suivi de Irréductions, Paris, Métailié, 1984, citation p.41.
([17]) Max Weber, "L'objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales", in Essai sur la théorie de la science, op.cit., p.181.
([18]) Max Weber, Economie et société, Paris, Plon, 1971 (1925, posthume), chap 1, § 1, A 11.
([19]) "L'objectivité...", op.cit., p.183.
([20]) Ilya PRIGOGINE & Isabelle STENGERS, La nouvelle alliance: Métamorphose de la science, Paris, Gallimard, 1979, p.11.
([21]) Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, op.cit., pp.50-51.
([22]) Johan HUIZINGA, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, "Tel", 1988(1938). Voir aussi Hans-Georg GADAMER, Truth and Method, New York, Seabury Press, 1975 (1960), pp. 91-119.
([23]) Paul FEYERABEND, "Consolations for the Specialists", in Imre LAKATOS & Alan MUSGRAVE, Eds., Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge University Press, 1970(1965), pp.197-230.
([25]) Paul FEYERABEND, Against Method. Outline of an Anarchistic Theory of Knowledge, Londres, Verso, 1987(1975), p.21.
([26]) Prosperi ADRIANO & Carlo GINZBURG parlent de "systé- matiser le hasard", dans Giochi di pazienza. Un seminario sul "Beneficio di Christo, Turin, Einaudi, 1975.
([27]) I. PRIGOGINE & I. STENGERS, La nouvelle alliance, op.cit., p.51.
([28]) Michel Foucault, "Nietzsche, Freud, Marx", in Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971, p.183.
([29]) Carlo GINZBURG va jusqu'à en faire le paradigme des sciences "rétrospectives" dans "Signes, traces, pistes. Racines d'un paradigme de l'indice", Le Débat, N 6 (novembre 1980), pp.3-44.
([30]) M. Foucault, "Nietzsche, Freud, Marx", op.cit.
([31]) Clifford GEERTZ, "From the Native's Point of View: On the Nature of Anthropological Understanding", Local Knowledge: Further Essays in Interpretive Anthropology, New York, Basic Books, 1983 (1974), pp.54-70 (la citation est p.58).
([32]) Boris TOMASHEVSKI dans "Thématique", in Tzvetan TODOROV, Théorie de la littérature, op.cit., pp.282-292.
([33]) François HARTOG, Le miroir d'Hérodote. Essai sur la représentation de l'autre, Paris, Gallimard, 1980, pp. 237-242.
([34]) Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Galli- mard, 1966, p.36.
([35]) Pierre BOURDIEU, La Distinction: Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p.55. Etre conscient des pièges n'implique évidemment pas le refus de la comparaison: Pierre BOURDIEU, Jean-Claude PASSERON & Jean-Claude CHAMBOREDON, Le métier du sociologue, op.cit., pp.71-80 et 246-264.
([36]) In Revue de Synthèse historique, Tome 46 (décembre 1928), pp.15-50, repris dans BLOCH, Mélanges historiques, Tome I, Paris, EHESS, pp.16-40 ( la citation y est p.19).
([38])Marc BLOCH, "Comparaison", Bulletin du Centre international de Synthèse, N 9 (juin 193O), pp.31-39. Sur l'histoire comparative de BLOCH, voir le dossier publié dans l'American Historical Review, Volume 85 (octobre 1985), pp.828-857, qui comporte un article d'Arlette & Boyd H. HILL, des réponses de W.H. SEWEL Jr. et de S.L. THRUPP, et une réplique des HILL; de même que l'article de SEWEL, "Marc Bloch and Comparative History", History and Theory, VI (1967), pp.208-218. Voir aussi l'introduction que Jacques LE GOFF a écrite pour la réédition des Rois thaumaturges, Paris, Gallimard, 1983.
([39]) Carlo Ginzburg, Storia notturna, Turin, Einaudi, 1989.
([40]) Claude Levi-Strauss, "Une peinture méditative", in Le regard éloigné, Paris,Plon,1983, pp.327-331(citation pp.327-8).
([41]) cf. Daniel Milo, "La rencontre, insolite mais édifiante, du quantitatif et du culturel", op.cit.
([42]) Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, op.cit., p.9.
([43]) Emmanuel LE ROY LADURIE & Michel DEMONET, "Alphabétisation et stature", Annales, E.S.C., 35ème Année, N 6 (novembre-décembre 1980), pp. 1329-1332; Hervé Le Bras, "Regarder dans les yeux", Histoire et mesure, II, 2 (1987), pp.117-128..
([44]) L'intérêt de la quantification de la culture a être démontré par Pierre CHAUNU, "Un nouveau champ pour l'histoire sérielle: le quantitatif au troisième niveau", Histoire quantitative, histoire sérielle, Paris, A. Colin, 1978(1973), pp.216-230. Je me permets de renvoyer à ma thèse, Aspects de la survie culturelle, EHESS, Paris, 1985.
([46]) François FURET (sous la direction de), Livre et société dans la France du XVIIIe siècle, Tomes I et II, Paris, Mouton, 1965, 1970. Outre les travaux qui y sont inclus, voir aussi les travaux de Daniel ROCHE, Roger CHARTIER, C. THOMASSERY, R. MOULINAS, JEAN QUENIART; pour les références complètes, cf. "La rencontre...", op.cit.
([47]) François Furet, "La du royaume de France au 18e siècle", in Livre et société, I, 3-32 (citation p.14).
([48]) Daniel MORNET, "Les enseignements des bibliothèques privées (1750-1780)", Revue d'histoire littéraire de la France, XVII (1910), pp.449-496 propose dix catégories de livres; d'autres historiens ont adopté des grilles encore plus élargies. Sur la coexistence de plusieurs systèmes classificatoires au XVIIIe siècle, dans le domaine social cette fois, voir Jean-Claude PERROT, "Rapports sociaux et villes", Annales,E.S.C., 23e Année, N 2 (mars-avril 1968), pp.241-267, repris dans Ordres et classes, Colloque d'histoire sociale, Saint-Cloud, 24-25 mai 1967 (Daniel ROCHE, ed.), Paris/La Haye, Mouton, 1973, pp.141-166.
([49]) Robert MUSIL, L'Homme sans qualités, traduction française Ph. JACCOTTET, Paris, Seuil, 1982 (1930), Tome I, p.328.
([50]) Yehuda ELKANA, "The Myth of Simplicity", in G. HOLTON & Y. ELKANA, eds., Albert Einstein: Historical and Cultural Perspectives, Princeton University Press, 1982, pp.205-251, et Anthropologie der Erkenntnis: Die Entwicklung des Wissens als episches Theater einer listigen Vernuft, Frankfurt-am-Main, Suhrkam, 1986.
([51]) Je développe cette idée dans "Du possible en histoire: le cas du Calendrier républicain", à paraître dans Trahir le Temps (Histoire), à paraître..
([52]) Robert Fogel, Railroads and American Economic Growth: Essays in Econometric History, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1964.
([53]) Jean HEFFER, "Le dossier de la question",in La nouvelle histoire économique. Exposés de méthodologie, Sous la direction de Ralph Andreano, Paris, Gallimard, 1977 (1970). p.70. Max Weber, "Etudes critiques pour servir la logique des sciences de la culture. 2. Possibilité objective et causalité adéquate en histoire", in Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon,1965 (1904), pp.290-323.
([54]) FOGEL, Railroads..., op.cit., p.10. Sur la rhétorique, très spéciale, de ce livre, voir N. McCLOSKEY, "The Problem of Audience in Historical Economics: Theoretical Thoughts on a Text by Robert Fogel", History and Theory, XXIV (1985), pp.1-22.
([55]) Daniel Milo, "... et la Révolution créa le siècle", Tel Aviver Jahrbuch für deutsche Geschichte, XVIII (1989), pp.335-378, et Trahir le Temps (histoire).
([56]) Aline Rousselle a eu l'amabilité d'en rédiger un résumé pour ce texte.
([57]) Charles-V. LANGLOIS & Charles SEIGNOBOS, Introduction aux études historiques, Paris, Hachette, 1898, p.220.
([58]) John LANGE, "The Argument from Silence", History and Theory, V (1966), pp.288- 301, qu'il rapproche à l'analyse contrefactuelle. Sur l'argumenti negantis, Astrid Witschi-Bernz, "Main Trends in Historical-Method Literature: Sixteenth to Eighteenth Centuries", in Bibliography of Works in the Philosophy of History 1500-1800, History and Theory, Beiheft 12, 1972, p.65.
([59]) Michael BAXANDALL, da&ns une conférence tenue à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, en janvier 1985, dans le cadre d'une table ronde sur l'histoire sociale de l'art (à ma connaissance non encore publiée); mais voir son "Excursus against influence", Patterns of Intention: On the Historical Explanation of Pictures, Yale University Press, 1985, pp.58-62.
([60]) Daniel MILO, "L'An Mil: Un problème d'historiographie moderne", History and Theory, XXVIII, 3 (1988), pp.261-281..
([61]) L'aigle: Chronique politique d'un emblème, Paris, cerf, 1985, pp.11-37; les citations sont pp. 17 et 37.
([62]) Thomas HUXLEY, "On the Method of Zadig: Retrospective Prophecy as a Function of Science", in Science and Culture, Londres, 1881, pp.128-148.
([63]) Alexandre KOYRE, La révolution astronomique: Copernic, Kepler, Borelli, Paris, Hermann, 1961, p.79 (Note 3 du Premier Chapitre sur Galilée).
([64]) Jorge Luis BORGES, "Kafka et ses précurseurs", (traduit par Roger CAILLOIS sous un titre erroné: "Les précurseurs de Kafka"), in Enquêtes 1937-1952, Paris, 1952 (1951), pp.148-151.
([65]) Adeline DAUMARD, "Une référence pour l'étude des sociétés urbaines en France aux XVIIIe et XIXe siècles. Projet de code socio-professionnel", Revue d'Histoire moderne et contemporaine, T X (1963), pp.185-210 (les citations qui suivent sont pp.185-186). Pour l'application de cette idée, voir Adeline DAUMARD (sous la direction de), Les fortunes des Français au XIXe siècle. Enquête sur la répartition, et la composition des capitaux privés à Paris, Lyon, Lille, Bordeaux et Toulouse d'après l'enregistrement de succession, Paris/La Haye, Mouton, 1973.
([66]) Nous cherchons toujours à les publier.
([67]) Sur ce dilemme, Daniel Milo, "Dire la discontinuité: la machine(rie) métaphorique de Surveiller et punir", à paraître.
([68]) Pierre VIDAL-NAQUET, Le Chasseur noir, Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, La Découverte, 1981 (textes écrits entre 1957 et 1980).
([69]) Pierre Vidal-Naquet, "Lettre", in "Michel de Certeau", Cahiers pour un Temps, N 12, Centre Georges Pompidou, 1987, pp.71-74.
([70]) Pierre Vidal-Naquet, "Les assassins de la mémoire", in Les assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987, pp.134-187.
([71]) A propos du livre de Turnbull, Les Iks. Survivre par la cruauté. Nord-Ouganda, Paris, Plon, "Terre humaine", 1987 (1972), citation p.357; on cite aussi un entretien de Philippe Romon, "Regard froid sur les Iks", Le Nouvel Observateur du 25 septembre-1er octobre 1987.
([72]) Johannes Fabian, Time and the Other. How Anthropology Makes Its Object, N.Y. Columbia U.P., 1983.