LA LECON DE L'ART EXPERIMENTAL: L'ESTRANGEMENT
Ainsi définie, la science s'apparente à l'art d'avant-garde tel que l'ont théorisé - et idéologisé - les Formalistes russes, Viktor CHKLOVSKI en particulier(). Dans ces deux cas, en effet, on joue avec, on joue surtout contre le "contexte normal": l'expérimentation est décontextualisante par définition. Suivons CHKLOVSKI dans son article fondateur de 1917, "L'art comme procédé"(): "L'automatisation de la perception avale les objets, les habits, les meubles, la femme et la peur de la guerre". Tout y passe, car "les objets perçus plusieurs fois commencent à être perçus par une reconnaissance: l'objet se trouve devant nous, nous le savons mais nous ne le voyons plus". Le but de l'art est donc "de donner une sensation de l'objet comme vision et non pas une reconnaissance". Pour employer une image connue, l'homme qui habite près de la mer n'entend plus les vagues; à l'artiste de l'obliger à les réécouter (ailleurs, les Formalistes parlent même de retrouver la "pierreté" de la pierre...). Pour ce faire, l'artiste emploie toute une gamme de techniques désautomatisantes. La première, la plus connue, est l'ostranenie, l'"estrangement", rendre étrange l'objet devenu si familier qu'on ne le voit plus. Les Formalistes reprennent ainsi, en la théorisant, une idée dont l'origine remonte au Romantisme: Novalis, dans sa définition du romantisme, parle de deux procédés: rendre l'étrange familier, rendre le familier étrange(); opposition illustrée, d'un côté par Coleridge, tenant du "willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith", de l'autre côté par Wordsworth: "To give the charm of novelty to things of every day, and to excite a feeling analogous to the supernatural, by awakening the mind's attention from the lethargy of custom, and directing it to the loveliness and the wonders of the world before us; an inexhaustible treasure, but for which in consequence of the film of familiarity [formule reprise par Shelley dans "Defense of Poetry" (1821)] and selfish solicitude we have eyes, yet see not, ears that hear not, and hearts that neither feel nor understand"().
La "dé-familiarisation" - autre notion formaliste - est obtenue par le "procédé de singularisation des objets et par le procédé qui consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de la perception" (zatrudnenie: rendre difficile). Autre procédé de dé-familiarisation: laisser la parole à un témoin insolite - un Persan chez MONTESQUIEU, un cheval chez TOLSTOI, un débile chez FAULKNER, un nain chez GRASS - ce qui oblige le lecteur à voir autrement un monde pour lui naturel.
Le processus d'automatisation marque aussi nos rapports avec le passé. Toute représentation devenue autorisée d'un événement, d'un groupe, d'une époque constitue une sorte de Gestalt à travers laquelle nous les voyons. Le 10 août 1792, les Franciscains, l'"Automne du Moyen-Age" deviennent ainsi des objets "perçus par une reconnaissance", pour reprendre le langage de CHKLOVSKI.
ILLUSTRATION: ET SI ON DECALAIT L'ERE CHRETIENNE?()
"Et si on commençait à compter, non pas de la Circoncision du Christ (an 1), mais de sa Passion (an 33)?" Toutes les dates seraient alors décalées de 33 ans, le premier tiers de chaque siècle passant ainsi au siècle précédent. Le XXe siècle serait alors "amputé" de la Révolution d'Octobre, de la Première Guerre Mondiale (redevenue la "Grande Guerre" par son "éloignement séculaire" de la Deuxième Guerre Mondiale), d'Albert Einstein, de Proust, de Kafka, du cinéma muet; le XVIIIe siècle deviendrait alors le siècle des Lumières et du Romantisme; et ainsi de suite. Ce jeu d'histoire-fiction permet de poser le problème de la notion de "siècle", un découpage arbitraire par excellence, mais qui, grâce à un processus intense d'automatisation, passe aujourd'hui pour "naturel" - ou plutôt inaperçu. Or la réification de "siècle" se fait lourdement sentir dans deux domaines au moins: dans l'auto-définition des contemporains: on est "Français, Israélien du XXe siècle"; dans notre manière à tous de penser l'Histoire en systèmes de cohérences et d'oppositions: "En France se sont succédés le siècle classique, le siècle philosophe, le siècle romantique et le siècle moderniste(...)". Ce qui ne manque évidemment pas de se répercuter sur l'organisation institutionnelle de la discipline historique: on est "seiziémiste", on occupe la chaire de littérature anglaise du XVIIe siècle.
() Sur le rapprochement entre les Formalistes et l'avant-garde, voir Renato POGGIOLI, The Theory of Avant-Garde, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1968(1962); et surtout Le Formalisme et le Futurisme russes devant le Marxisme, Traduction, commentaires et préfaces de Gérard Conio, Lausanne, L'Age d'Homme, 1975 (1924!). Sur les Formalistes, le livre de Viktor EHRLICH, Russian Formalism: History and Doctrine, La Haye, Mouton, 1955, reste toujours utile; un article fondamental: Peter STEINER, "Three Metaphors of Russian Formalism", Poetics Today, Volume 2, N° 1b (Winter 1980/81), pp.59-116.
() In Théorie de la littérature, Textes des Formalistes russes (réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, Préface Roman JAKOBSON,) Paris, Seuil, "Tel Quel", 1965(1925), pp. 76-97 (les citations sont pp. 83 et 84 ).
() Cf. Hayden White, qui établit une lignée de l'"estrangement", de Novalis à Nietzsche à Foucault, "Foucault Decoded: Notes from Underground", in Tropics of Discourse. Essays in Cultural Criticism, Baltimore, Johns Hopkins U.P., 1978 (1973).
() Samuel T. Coleridge qui rapporte ses conversations avec Willima Wordsworth en 1797-1798, Biographia Literaria, or Biographical Skeletons of my Literary Life and Opinions, Chapitre XIV, in Collected Works, Princeton U.P. & Routledge & Kegan Paul, 1983 (1817), pp.6-7..
() Sur cette expérimentation et ses répercussions diverses, voir mon livre, Le Temps découpé (titre provisoire, à paraître), en particulier "...et la Révolution - entre autres - le siècle".