L'AGE D'OR DE L'OBJECTIVITE
Le snobisme libidineux et le mieux disant cognitif sont à la base de la sélection naturelle. Logos assiste Eros pour que les meilleurs copulent, il y va des intérêts du génome humain.
Mais le jusqu'au-boutisme de nos débuts devient un obstacle à plus long terme. Persévérer dans le "Nectar ou rien!" aurait condamné l'écrasante majorité des spécimens à l'abstinence. Après l'objet, c'est donc au tour du verbe de mettre de l'eau dans son vin, raison d'Espèce oblige.
Entre la disgrâce de l'objet et le baptême du verbe se serre un laps de temps, la poignée d'années de l'adolescence, durant lesquelles libido et cerveau font la loi.
Le temps des figures imposées
Le cerveau nous impose des amours sans filet, et ce sont les adolescents qui trinquent.
L.M., douze ans, prétend que toutes les filles de sa classe aiment le même garçon. Mon autre informatrice du front adolescent, H.M. qui a seize ans, raconte qu'en début d'année scolaire, les mecs se sont constitués en jury de Miss 1ère S. Après en avoir élu deux - heureusement pour nos couleurs, la femme est une denrée rare chez les matheux -, ils en sont tous tombés amoureux.
D'accord, un effet de mode joue dans ces concours de beauté. L'année prochaine, ou dans une quinzaine, le consensus ira voir ailleurs, petits et grands offriront alors leurs suffrages à une nouvelle idole. Mais aussi longtemps que dure un règne, il n'y a qu'un soupirant qui verra son amour réciproqué, et parfois aucun; les autres seront laissés pour compte, quand ils ne passeront pas inaperçus.
Vaccinée contre la raison pratique, la jeunesse abrège les interrègnes au strict minimum, allergique qu'elle est à la vacance du pouvoir de séduction: le roi est mort, vive le roi!
Qu'il est bête, l'âge bête, qu'il est peu pragmatique, pour mettre "aimer" au-dessus de "être aimé"... Il faut être d'une sainte inconscience pour se précipiter sur le meilleur, fait maison ou en grande distribution, car cet amour tend à exclure la consommation.
Il est tentant de prêter une oreille à la sagesse des nations qui diagnostique chez l'adulte le sens des réalités et chez l'adolescent, le coureur de chimères. Il est surtout réconfortant d'adhérer au stéréotype qui fait de l'adolescent un suiviste et de l'adulte, un individualiste.
Les pièces à conviction ne manquent d'ailleurs pas: les adolescents accrochent au mur les posters des mêmes stars, chantent et dansent les mêmes tubes, mettent les mêmes fringues, baratinent les mêmes formules creuses.
Gare au mauvais ou bien... ou bien. Car un consensus ne signifie pas forcément que son objet ne le mérite pas! L'inverse n'est pas moins vrai: que les adultes finissent tous par se caser ne signifie pas que leur femme vaille le déplacement, que leur toit vaille de se cribler de dettes, que leur boulot vaille de se lever de bonne heure.
Le travail, précisément, parlons-en. La gent adulte fait preuve en la matière d'une ingénuité à vous couper le souffle. Pas une semaine ne passe sans que quelque part, dans les sept pays les plus industrialisés (G7), on invente une nouvelle "activité professionnelle", utile ou farfelue qu'importe - l'Index alphabétique des Pages jaunes en recense 1500 (mille cinq cents)! Rien que la peu française lettre K en compte six: "kaolin", "karaté (salles et leçons)", "karting", "kayaks", "kinésithérapeutes", "kung-fu"; alors que la riche A, cette lettre bien de chez nous, rassemble 300 métiers différents, d'"abat-jour (détail)" à "avoués près la cour" en passant par "anti-graffitis" et "attelages pour remorques et tracteurs".
L'imagination est au pouvoir, et nos enfants en sont salement dépourvus. Quand invités à répondre à des questionnaires du type: "Que feras-tu quand tu seras grand?" -, ils ne se sentent investis que par moins d'une dizaine de vocations: médecin, prof, avocat, footballer, rocker..., chômeur.
L'optimiste verra dans la différenciation adulte un ticket à la différence et à l'épanouissement; et dans l'uniformisme adolescent il stigmatisera l'instinct grégaire.
Tant mieux pour l'optimiste, car le cerveau et la libido se rallient à la cause opposée. Nos organes d'impartialité sont durs au plaisir, peu, si peu trouvent grâce à leurs yeux. Abat-jour (détail), attelages pour remorques et tracteurs, et les mille quatre cents quatre-vingt-dix autres occupations qui laissent secs les rêves de nos gosses ne portent, sur leurs cartes de visite, que le faute de mieux et le moindre mal.
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Personne n'est parfait. Narcisse traversait l'enfance dans une insouciance un peu niaise. L'avoir taxé de "méprisant" était alors excessif. A cette époque, Narcisse n'était pas plus préoccupé par lui-même que par les autres, il participait pleinement de la définition que Nietzsche donna de l'individu: égoïste sans ego.
A ceci près que, contrairement à nous autres, moches ou juste "pas mal", à ses débuts toutes les portes lui étaient grand-ouvertes, mais Narcisse n'en enfonça aucune. Il disposait des atouts qui lui auraient permis de prendre le virage Don Juan: Pourquoi un si je peux plein? Ascète ou juste fainéant, Narcisse réplique: Pas un si je peux deux -, il suspend son énergie libidineuse (ou l'investit dans son hobby).
Narcisse tombe sur son maître, et en moins que rien, l'égoïste devient altériste, un altériste sans filet qui plus est; il ne calcule pas et se ménage encore moins. L'orgueil est la continuation de l'epicerie par d'autres moyens - Narcisse combat l'amour propre au nom de l'amour littéral.
Il n'est pas le seul. Les statistiques de la morbidité sont formelles: c'est autour de seize ans que le Moloch de l'idéalisme est le plus vorace. Holocauste précoce, Narcisse tombe à quinze.
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Les statistiques de la psychosomatologie sont tout aussi exorbitantes: anorexie, manie-dépression, insomnie, boulimie, tendances suicidaires, bégaiement frappent les adolescents dix fois plus que leurs aînés et cadets!
Est-ce son obédience darwiniste qui rend Freud insensible à ce trou - souvent transformé en gouffre? Car de la Comédie freudienne manque le morceau de bravoure dantesque: le Purgatoire. Son héros passe directement du Paradis au Malaise. Enfant, il savoure le narcissisme en (presque) toute impunité; vers treize ans advient la Chute, et il atterrit sur terre, les pattes d'abord.
Car dans l'Evangile freudien, la pièce de résistance biblique fait défaut: le désert. Ses patients passent directement du livre de la Genèse à la Terre promise, du temps immémorial des Patriarches aux temps pragmatiques des juges et des rois. Or le noyau dur du Livre des Livres, la Thorah, est donnée à ceux qui viennent de sortir d'Egypte et qui errent dans le désert quarante ans durant. Un Jéhovah féroce leur applique alors la Loi à la lettre, chaque transgression est suivie d'une terrible effusion de sang. D'un tel jeu de massacre nul ne sort indemne, même Moïse "vit la Terre d'Israël mais n'y entra pas". Par peur d'en rester le seul survivant, à partir du livre de Josué le bon Dieu met un bémol à sa littéralité; quand il faudra sévir, il le fera avec modération, ponctionnant son peuple de quelques dizaines de morts par-ci par-là.
Freud est parvenu à reconstituer une enfance vraisemblable à Narcisse, c'est la nôtre. Mais une fois celui-ci atteint la puberté, Freud s'égare, face à l'adolescence il est d'une incompréhension criante.
Peu d'adolescents éprouveraient du déjà vu devant ce vieux jeune qu'il décrit, installé dès sa sortie de l'enfance dans son rôle de citoyen de l'espèce. Ils devraient par contre se reconnaître dans le Narcisse d'Ovide. Il a quinze ans, il reste prostré devant la perfection, il ne la consomme pas, il en crève.
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Ascott Robert Hope Moncrieff (1846-1927), un graphomane écossais qui s'est vanté d'avoir 206 volumes à son passif, a aussi accouché d'une adaptation du "mythe" de Narcisse ("Narcissus and Echo", Classical Legends). Il s'agit d'un texte bizarroïde - et d'une synthèse aboutie d'Ovide et de Freud! Hoquet prémonitoire, il date de 1912, alors que "Pour introduire le 'narcissisme'" paraît en 1914...
La principale idiosyncrasie de Moncrieff est de faire de Narcisse un jeune homme mû par ce qui deviendra sous peu le narcissisme primaire. Le monde l'admire, mais "il n'était amoureux que de lui-même. Evitant tous ceux qui ont recherché sa compagnie, il avait l'habitude de se promener en des lieux solitaires, absorbé qu'il était dans l'admiration de la forme gracieuse qu'il considérait que nuls autres que ses yeux méritaient de contempler".
Qu'est-ce qui guérit ce banal amour de soi? "Il s'étendit au-dessus du puits, et là il vit un visage et une forme d'une beauté si captivante, qu'il fut prêt à sauter dans l'eau à ses côtés. C'était une statue sans prix, et qui avait son âge [of one of his blooming age]; chaque membre était ciselé comme la vie, avec des traits d'un marbre respirant [as of breathing marble], et des boucles ondulaient sur ses épaules d'ivoire".
Tant que la compétition se limitait à sa personne physique et les mortels et immortels, Narcisse votait Narcisse et le narrateur l'approuvait. Mais entre lui et l'être qu'il aperçoit sur l'eau il n'y a pas photo, cet être lui est supérieur, incommensurablement supérieur, car en deux dimensions. Quand on a connu la vérité, avoir une opinion est de la prostitution, or Narcisse est monogame.
Moncrieff va même plus loin qu'Ovide, car son Narcisse ne se rend jamais compte de l'identité véritable de l'étranger: "'Qui es-tu qu'on a fait si beau?', cria Narcisse; les lèvres de l'image bougeaient, mais il n'en sortait aucune réponse. Heure après heure, jour après jour, il pendait au-dessus de l'eau, ne se souciant pas si la nourriture traversait ses lèvres, et réclamait en vain l'objet d'adoration imaginaire, jusqu'à ce que par désespoir, son coeur arrêtât de battre, et il s'étalait parmi les lis qui lui servaient de linceul".
Et quel âge a cette victime de l'impartialité amouruese? "Quand il atteint la fleur de l'âge [When he bloomed to the flower of manhood]" - au sortir de la puberté...
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Dans la nature, qui est dualiste, il y a un temps pour la conservation et il y a un temps pour la reproduction. Mais ce qui vaut pour le cafard, la taupe et le baobab ne s'applique pas toujours à l'homme. La culture est plutôt trinitaire: allant à rebours de sa nature, l'homme plante entre ses deux raisons d'être une troisième qui n'en a pas.
Le judaïsme a fixé la majorité religieuse et civique du mâle à treize ans. Jusqu'à cet âge, la communauté l'a légitimé dans son insouciance égoïste, elle l'y a même encouragé. Mais à partir de là il est responsabilisé et, en cas de défaillance, châtié. Pour marquer sa conversion, le garçon est pour la première fois initié à la lecture publique de la Thora, cela se passe lors de la fête du bar-mitzvah (bar = fils; mitzvah = commandement).
Le féminisme étant passé par là, nous avons célébré la bath- mitzvah (bath = fille) de nos deux filles; sexe précoce, son entrée en culpabilité prend acte à douze ans.
Fête insolite, pour un "juif sans dieu" (je fais mienne l'auto-définition de Freud); mais pas seulement. En 1996, elle est insolite pour les juifs orthodoxes, et ne le sont pas moins la communion pour les disciples de monseigneur Lefebvre et la circoncision tardive pour les Frères musulmans.
Fête anachronique, surtout. De nombreuses civilisations ont instauré des rites de passage autour de treize ans. Ce faisant, nos ancêtres ont codifié le cycle naturel et LE tournant physiologique: la puberté. Avec la menstruation, la femelle, c'est d'elle qu'il s'agit ici, était appelée à se départir de sa première fonction et d'épouser la seconde. "Multipliez-vous et remplissez la terre!" - est une des principales mitzvoth, dans le judaïsme et ailleurs.
Mais où diable une gosse de douze ans est-elle censée de nos jours passer, à Bneï-Brak (bastion des ultras en Israël), à Ecône, à Kom? La ruée des hormones ne signale dans sa vie aucune transmutation socio-biologique: elle est toujours dépendante, elle est toujours mon enfant.
Par un processus typiquement humain, les rites de passage se sont déconnectés de leurs racines. Au lieu de marquer l'entrée de l'individu à l'âge adulte, leurs survivances modernes le poussent dans un long corridor. Le corridor s'avère souvent labyrinthe, de nombreux adolescents n'y trouveront jamais le fil d'Ariane.
Qu'est-ce que l'adolescence? l'âge de l'inutilité biologique. Darwinistiqument parlant, l'adolescent est de trop. Etre flottant, il représente un luxe pour l'espèce, et parfois un risque.
Or c'est précisément dans la gratuité que l'homme excelle dans son statut de joyau de la création. Dispensé de ses fonctions naturelles, l'adolescent peut une dernière fois laisser libre cours à ses penchants les plus nobles, donc les plus superflus: l'idéalisme et l'impartialité.
C'est ainsi que par millions ils pratiquent le sport, la musique, la danse, la poésie, comme s'il y allait de leur salut. Les 12-18 ans consacrent un temps fou à leur "violon d'Ingres"; ils s'entraînent comme des pros, alors que leurs chances de se jauger un jour aux champions de leurs disciplines respectives sont infinitésimales. Pour une petite dizaine d'années, ils obéissent à un seul mot d'ordre: Plutôt être des figurants dans la cour des grands que des malins dans la cour des nains.
L'unanimité cognitive et érotique est toute de gloire vêtue; mais comme le dit George Bernard Shaw, celui qui n'a pas été idéaliste à vingt ans est un salaud, celui qui le demeure à trente ans est un con. Désirer tous la même chose comme un seul homme est une lubie d'enfants gâtés et de rentiers; l'espèce ne peut donc pas se le permettre, elle parie sa survie sur le pluralisme et le compromis.
Notre passe-temps favori est de ne pas en avoir, le moment venu nous nous rangeons tous: l'un sera avoué près la cour, l'autre kinésithérapeute, le troisième, spécialiste en anti-graffiti.
L'amour fou demande un temps fou, mais le temps fou rend mou. Un couple né du coup de foudre ne tiendra pas longtemps sans négociation ni contrat; après un an de ménage, Narcisse et le reflet seraient devenus gestionnaires. A bon entendeur salut. Amen.