VERS UNE TOPOGRAPHIE DU PARADIS
Le moment est venu de s'occuper de ce chantier qu'Ovide et Freud, grands seigneurs, ont abandonné à la postérité.
Qu'est-ce que le premier Narcisse trouve de si hypnotisant dans le reflet? La beauté seule ne suffit pas à expliquer un amour qui fait fi de la soif, de l'insomnie, de la douleur physique (selon Freud ce sont les seuls états à même de suspendre la pulsion sexuelle et le travail du deuil).
Satan est aussi d'avis qu'il n'y a pas pire épreuve que celle du corps. Pour tester la foi de Job, le Malin frappe d'abord sa chair et son sang, en faisant écrouler la maison sur ses sept fils et trois filles. Job tient bon, Satan s'en prend alors à sa peau, en lui infligeant une maladie affreuse. Le cobaye persiste et signe, et ipso facto abdique son humanité (Job: I-II). Le sages résument ce dénouement par un adage célèbre: "Job n'a jamais existé, il est une fable".
Qu'est-ce que les narcisses primaires - nos chères têtes blondes - trouvent de si attrayant dans leur moi? Le favoritisme spontané du départ n'explique pas un "délire de grandeur" qui tient tête au siège social treize ans durant.
A priori, les atouts du reflet, textuellement attestés, et ceux de nos moi respectifs, cruellement démasqués en temps voulu, ne devraient rien avoir de commun. Mais dans le domaine de l'amour, nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Pour bien préparer le terrain au nouveau scoop, rouvrons Les Métamorphoses.
"Noli me tangere"
"Un être me charme et je le vois; mais cet être que je vois et qui me charme, je ne puis l'atteindre" (lignes 446-447).
Le narcissisme est un amour de proximité, un choix de facilité? Pas chez Ovide. Son Narcisse ne se fait pas de cadeau, masochiste, il tombe amoureux de l'unique être pour lui inaccessible.
Oui, l'inaccessibilité existe, en littérature elle fait la pluie et le beau temps. "Ne me touche pas (Noli me tangere), car je ne suis pas encore monté chez mon père; mais va à mes frères et dis-leur que je monte chez mon père et votre père, chez mon Dieu et votre Dieu" (Evangile selon Jean, XX:16-17).
"Ne me touche pas", dit le Christ ressuscité à Marie Madeleine - calmement, sans point d'exclamation, juste en en faisant le constat. "Ne me touche pas, doit-on lire, car je suis intouchable", objectivement intouchable. C'est en effet la première fois dans sa carrière que Jésus est l'Autre absolu, car littéralement hors-catégorie: il n'est ni vivant ni mort, ni homme ni Dieu.
Et qu'est-ce qui met le reflet hors de portée? Son immatérialité - et plus exactement, sa bi-dimensionnalité. Le reflet n'a ni relief, ni volume, ni fond, il est tout de surface, alors que Narcisse est un homme de feu et de sang. Le coq et l'âne pourraient faire ménage à la fin des temps, mais jamais au grand jamais un homme en trois dimensions ne s'unira à une chose en deux.
Le verdict de Némésis tape dans le mille, l'arroseur est noyé, Narcisse souffre du reflet ce qu'Echo avait enduré de Narcisse. Et ce n'est pas l'orgueil qui présida à l'inaccessibilité de ces deux objets de désir: un reflet n'a pas d'états d'âme, la perfection non plus; quel formidable camouflet au psychologisme qui a infesté la fable dès son écriture...
Narcisse dit Non! parce qu'il est le meilleur étalon, le reflet ne dit rien parce qu'il en est la simplification. L'accouplement d'Echo et de Narcisse aurait produit un bâtard, celui de Narcisse et du reflet, un fantôme. Dans le premier cas, l'original dédaigne la copie, dans le deuxième cas, c'est sa caricature qui lui est interdite.
L'idée renie le concret, dit Platon. Le nécessaire se démarque de la contingence, renchérit Aristote. Le simple n'a rien à voir avec le compliqué, ajouté-je. Et les Juifs prient à la sortie du Sabbat: "Loué soit-Il qui isole le sacré du profane".
"S'il ne se connaît pas"
Narcisse se fie aux apparences, il ne fait que ça, c'est dans le cahier de charges du love at first sight. Béni des dieux, son deuxième regard ne pêchera pas plus profond que le premier, dans le reflet il ne peut aimer que ce qui est représentable par la face de l'eau; frappons en son honneur le néologisme surfaciel.
La horde tient-elle enfin sa peau? Oui, à condition de coller au texte d'Ovide. Lisons les lignes, les lignes seulement, scaphandriers s'abstenir.
La mère de Narcisse "vint demander s'il verrait sa vie prolonger dans une vieillesse avancée; le devin Tirésias, interprète de la destinée, répondit: 'S'il ne se connaît pas' (Si se non nouerit)" (l.346-349).
Insolite prophétie. Depuis quand la connaissance de soi est-elle si condamnable, en "Grèce", patrie du "Connais-toi toi-même", qui plus est?
Au fait, à quelle branche de la connaissance Tirésias fait-il allusion? La première, la plus évidente, est d'emblée écartée. Narcisse est au-dessous de tout soupçon en connaissance de soi apollinienne, nul ne lui reprochera d'avoir sondé son âme, sa cervelle, et autres triperies, chez lui tout est dans l'épiderme.
Est-ce donc le "connaître" biblique: Narcisse vivra vieux s'il ne se masturbe pas? Le latin ne le permet pas, dommage, il s'agit d'une lecture uchroniste mais point sotte; à ceci près que l'onanisme ne fait point partie de la gamme d'un Narcisse plutôt voyeur platonique.
Sacré os, et même trois. La fable attribue à ce gosse superficiel la faculté de se connaître. Elle qualifie sa duperie de connaissance de soi. Elle appelle un mirage "moi".
Si seulement le texte avait le tact de remplacer "se connaître" par "se regarder", ou à défaut, par "se reconnaître"... Il s'agit en effet d'une sérieuse entrave à la machinerie anti-Narcisse, en témoignent les adaptations qui corrigent le tir d'Ovide.
"A sa naissance, son père eut l'idée de consulter le devin Tirésias, qui lui fit cette curieuse réponse: 'Ton fils vivra vieux, à condition qu'il ne se regarde pas'. Le problème était qu'à mesure que Narcisse grandissait, de plus en plus le monde se mettait à le regarder. Il devint vite le pire 'bourreau des coeurs' du pays."()
"Lorsque naquit Narcisse, un oracle annonça à ses parents qu'il vivrait vieux et heureux s'il ne voyait pas son propre visage. Sans bien comprendre le sens de cette prophétie, ils bannirent de leur demeure toute espèce de miroirs" ().
Une fois n'est pas coutume, Robert Graves est fidèle à Ovide: "Narcissus will live to a ripe old age, provided that he never knows himself" - "à condition qu'il ne se regarde pas", répare son traducteur français.
On a beau court-circuiter la fable, elle ne se laisse pas faire. Narcisse s'est vu, s'est connu, s'est perdu; rarement la consanguinité de "voir", "savoir" - et "se faire avoir" - s'est soldée par une telle hémorragie.
"Connais-toi toi-même!": et si l'essence de l'homme n'élisait pas son siège en profondeurs, comme le veut la sagesse des nations, la grecque en particulier, mais en texture?
"Ne pas aimer la peinture, c'est mépriser la vérité même", proclame Philostrate au tout début de sa Galerie de tableaux (ca 200) - dont un a pour sujet Narcisse, on y reviendra. Et Philostrate de s'expliquer: "C'est mépriser ce genre de mérite que nous rencontrons chez les poètes, car la peinture, comme la poésie, se complaît à nous représenter les traits et les actions des héros; c'est aussi n'avoir point d'estime pour la science des proportions, par laquelle l'art se rattache à l'usage même de la raison"().
Cet article de foi est le versant pictural du célèbre sixième chapitre de La Poétique. Aristote y déclare la tragédie plus philosophique que l'histoire, parce qu'elle met en scène ce qui doit se passer, le nécessaire, alors que l'histoire ne conte que ce qui s'est réellement passé: le contingent.
Pour Philostrate comme pour Picasso, l'art est plus véridique que la réalité brute, car il en capte l'essence. Le poète dit le vrai en raffinant la réalité, la peintre montre le vrai en la simplifiant - en l'étalant sur un support en deux dimensions.
La tragédie de Narcisse nous enseigne que ne pas aimer la surface, c'est mépriser la vérité - c'est ignorer l'amour.
Narcisse et Oedipe II
Le devin aurait pu tenir le même discours à Jocaste: "Ton fils vivra vieux et heureux s'il ne se connaît pas". A ceci près qu'Oedipe a été perdu par une connaissance de soi classique - et par la connaissance biblique de sa mère.
Moralité des deux fables: descendre aux enfers de son moi et l'effleurer à peine mènent également à sa perte.
Mais il y a perte et perte. Oedipe soulève le couvercle de la boîte de Pandore, le paie au prix fort, et vit vieux (et malheureux). Narcisse se fie aux apparences, le paie de sa personne, et meurt jeune (et comblé).
Moralité bis: le fin fond est moins dangereux que la surface. La plongée permet de meubler son temps, quand bien c'est dans les pires souffrances, alors que de la surface on a vite fait le tour, celui qui ne s'accorde pas un répit sous l'eau ne passera pas la semaine.
Amour: posséder un être inaccessible
Tout en trahissant Narcisse à tour de bras, Freud s'en est inspiré pour dire notre enfance à tous. Car le paradis du héros antique et le paradis du commun des mortels se recoupent, parfois ils ne font même qu'un.
Quels sont les atouts des trois bénéficiaires du narcissisme: le moi réel jusqu'à la puberté, puis le moi idéal et l'autre idéal? (L'individu investit le gros de son énergie dans le moi actuel et dans l'autre actuel, mais il le fait faute de mieux: Je partage un fardeau trop léger pour moi, à deux il pourrait faire le poids, en cas d'échec on se mettra à trois.)
Freud fait l'éloge du seul autre idéal: "Le narcissisme d'une personne déploie un grand attrait sur ceux qui se sont dessaisis de toute la mesure de leur propre narcissisme et sont en quête de l'amour d'objet; le charme de l'enfant repose en bonne partie sur son narcissisme, le fait qu'il se suffit à lui-même, son inaccessibilité; de même le charme de certains animaux qui semblent ne pas se soucier de nous, comme les chats et les grands animaux de proie" (1914). Au top de ce hit parade: la femme fatale, qui n'aime, à strictement parler, qu'elle-même, étant renfermée dans une autarcie amoureuse, "ce qui la dédommage de la liberté de choix d'objet que lui conteste la société".
Nous avons un début de réponse. L'autre idéal tire son idéalité de son inaccessibilité - qualité que Freud identifie à son narcissisme attardé. Sur quelle base? Aucune. Freud est ici piégé par une cascade d'associationts fort courante: "une personne qui m'est inaccessible se passe de moi" - par définition. Du "elle n'a pas besoin de moi" au "elle n'a pas besoin de nous", il n'y a qu'un petit effort métonymique, l'exclu le fait allègrement, "elle n'a pas besoin de quoi que ce soit" suit en courant.Son prétendu narcissisme est donc l'effet de trompe l'oeil que produit son inaccessibilité.
Le constat garde pourtant son acuité intacte: l'inaccessible est notre objet d'amour favori. Dans le sport inventé par Freud, l'amour, tout amour, est la continuation du narcissisme par d'autres moyens. Suivant cette règle, ce n'est pas son narcissisme qui m'attire dans l'être inaccessible, c'est mon feu narcissisme qui m'aiguille vers l'être inaccessible, je me complais à le qualifier de "narcissique".
Cette projection ne signifie-t-elle pas que l'homme recherche désespérément l'inaccessibilité chez autrui parce qu'il l'a perdue chez lui-même? Autrement dit, ne se rabat-il pas sur l'inaccessibilité de l'autre quand il est devenu trop accessible pour lui-même?! Bref, l'individu en panne de son propre narcissisme se console avec un narcissisme qu'il attribue à autrui...
Tout cela a l'air absurde, et pourtant. Il se peut que le petit narcisse soit précisément attiré par "son" moi imperméable.
Nous avons un complexe de simplicité
Mais pourquoi l'inaccessible attise-t-il nos passions? On pourrait évacuer la difficulté par la tautolgie: nous désirons ce que nous ne possédons pas. L'abondance de cas d'indifférence face au manque infirme ce truisme.
Un autre jeu d'associations nous aidera à y voir plus clair. Philosophes et théologiens ont l'habitude millénaire de glisser d'inaccessible à opaque, opaque leur rappelle surface, surface équivaut à simple, simple égale indivisible. Qui est indivisible? l'UN.
En se rendant simple, on se prend pour Dieu. En prenant quelqu'un pour simple, on s'érige en son officiant.
Euclide a donné dans Les Eléments le tiercé de la simplicité dans l'ordre inamovible:
1. "Un point est ce dont il n'y a aucune partie."
2. "Une ligne est une longueur sans largeur."
3. "Une surface est ce qui a seulement longueur et largeur."
Il n'y a pas un homme qui ne l'ait pas joué depuis, et plutôt à reculons.
Dire, point, n'est pas de ce monde, a fortiori l'être. Mais les amoureux refusent de s'y résigner, qui se disent occuper une bulle rien que pour eux, une bulle bi-place, ce faisant ils se réclament de l'utopie de la table rase.
"La droite est la ligne la plus courte entre deux points" - et le reste du temps? Afin de le meubler tant bien que mal, une femme met parfois toute une vie pour aller de Rouen à Paris. Il n'empêche que ne regarder ni à gauche ni à droite est le plus beau compliment dont on puisse nous gratifier - compliment usurpé, cela va sans dire.
Pour des raisons qui méritent étude, le point et la ligne jouissent d'un grand prestige, alors que la surface paraît ne jamais avoir eu la cote. En témoignent les adjectifs et les tropes par ces trois accouchés: un homme se vantera d'être ponctuel, se félicitera de sa rectitude, mais s'entendre traité de plat le met dans un de ces états...
Or même la surface n'est que façon de parler quand elle est collée à l'homme. Celle de Dieu ne cache rien, what you see is what you'll get. La nôtre, par contre, n'a pas un centimètre d'épaisseur, il suffit de gratter pour que jaillisse l'atavisme de toute une espèce, il est plus facile de me pénétrer que de m'effleurer.
Le point, la ligne, la surface ne cessent de nous préoccuper - pour la bonne cause, ils sont des must de vie et de méthode. Pour dessiner la ligne de l'homme, on a coutume de lui fantasmer un pôle divin où il fut égal à lui-même, rien ne déborda. Freud: "Etre à nouveau, comme dans l'enfance, et également en ce qui concerne les tendances sexuelles, son propre idéal, voilà le bonheur que veut atteindre l'homme" (1914).
Le narcissisme trahit la nostalgie d'un temps immémorial, fantasmagorique, où l'in-dividu habita son moi nucléaire. Une nostalgie continûment ravivée, l'existence est une suite interrompue d'exils, chaque instant nous éloignant de la communion, toute relative, de l'instant d'avant.
Ce procès est décrété irréversible par la Deuxième loi de la thermodynamique: un système va vers toujours plus de désordre. Le brave narcisse se bat contre l'entropie, et dans ce sport, il n'y a que la participation qui compte.
"Au commencement était le Verbe", rapporte le Nouveau Testament - et l'Ancien confirme: "Au commencement créa Dieu les cieux et la terre".
(Par un heuerux hasard - la loterie de la langue ayant sorti le bon numéro -, les trois premières lettres de la Bible sont bra, soit la racine du verbe "créer").
"Au commencement était le verbe" - l'ADN, si l'on veut. A notre irruption dans le monde, le verbe est comme parasité par le sujet et l'objet. Après la Chute, chacun tend vers le big bang grammatical, le degré zéro de la langue où les trois termes firent un.
Vivement l'autre
Le dossier de la désaffection du moi est à présent prêt à être bouclé. Freud a montré du doigt les vrais coupables, mais s'est complètement trompé sur le chef d'accusation.
Oui, les autres brisent notre momentum narcissique. Non pas par leur censure, celle-ci ne peut dévaloriser le cher moi que sur les marges. Leur principal tort est d'être; étant, ils nous compliquent une vie qui se débrouille pourtant toute seule pour tout brouiller.
Car selon la loi de l'entropie, tout complexifie, même la simplification à outrance. Loin de mettre de l'ordre dans nos idées, en nous renfermant dans des tiroirs préfabriqués, les autres en augmentent la cacophonie, nous leur rendons la monnaie de la pièce. Et plus on est compliqué, moins on est aimable.
Oui, la promiscuité avec son moi est mauvaise pour le narcisse. Non pas parce qu'elle le rend malade en tant que telle, mais parce que pour cultiver sa simplicité, il n'y a pas plus mauvaise compagnie que soi!
La preuve, quand quelqu'un fournit un résumé de sa personne - un C.V., un casier judiciaire, une autobiographie -, il (se) le déclare valable ad hoc, pour les besoins du genre, et s'empresse d'ajouter que sa réalité est beaucoup plus riche que cela. Soit un but contre son propre camp.
Quand cette funeste richesse n'est pas visible à l'oeil nu, c'est au plus profond de soi qu'il la ressent. Qui ne se dit pas, à l'écoute d'une phrase prononcée à son sujet: Mais je ne suis pas si simple que cela... L'individu a beau passer pour opaque aux yeux de ses semblables, il se sait pertinemment oignon, pelure sur pelure sur pelure.
Plus je vais au fond de moi-même moins je suis seul, or l'homme va au fond de lui-même, il ne fait pour ainsi dire que ça. Il n'y a pas de lieu plus dépeuplé que la surface, l'homme habite sous-peau, en épiderme il ne fait que passer.
Plus il est transparent, plus il paraît pour ce qu'il est vraiment: un supermarché.
Pour aimer, il lui faut de l'inaccessible, soit l'effet que le moi jamais ne pourra lui procurer.
Il a alors le choix entre deux chimères: s'accrocher à ce qui reste de sa surface, ou parier sur celle des autres. Car s'il n'y a pas de surfaces imperméables, celle du voisin est par définition plus verte.
Examiné sous cet angle, même le moi idéal ne manque pas de charme. Créature sociale, il est justement vécu comme un corps étranger. Etant le produit d'un raffinement du moi brut, il lui est largement supérieur en simplicité. Artefact, il est plus travaillé que le moi réel; sa pseudo cohérence, son esprit de système, sa beauté, en somme, ne peut laisser l'amant indifférent.
Quand son moi, réel ou idéal, lui est de plus en plus résistible, l'individu va paître ailleurs. Les candidats ne manquent pas, grâce à une règle d'or, elle est à graver dans tous les manuels, car elle gouverne notre vie amoureuse post-narcissique: l'autre est plus simple que soi.
On peut toujours s'entendre, soyons sourds
Paradoxale est la tragédie de Narcisse, paradoxale et inouïe. L'instant de leur rencontre, la platitude du reflet est encore en diapason avec la stéréotypie de l'éphèbe creux. Mais le choc qui pétrifie son corps met son cerveau en ébullition. Il fut simplet, le voici fin psychologue. Il analyse ses élans amoureux dans leurs plus menus détails, décortique leurs dévastateurs effets sans se ménager, sa perspicacité n'a de pair que celle de Marcel dans La Recherche du temps perdu ou de Stephen Dedalus dans Portrait de l'artiste comme un jeune homme.
Ovide met à la disposition de Narcisse une technique qui deux mille ans plus tard sera baptisée Stream of consciousness. Cadeau empoisonné, à chaque ligne il approfondit un peu plus le fossé séparant le tri-dimensionnel du bi-dimensionnel. En s'étoffant, Narcisse s'éloigne de son désincarné bien-aimé. Ainsi mieux Narcisse se connaît, moins il a de chances de posséder son moi véritable... Heureusement le temps lui manquera pour pousser trop loin son introspection, des traités d'amour impartial seront rédigés sans son concours.
Mais rendons à Narcisse cette ultime justice: il n'a pas cherché à pénétrer l'aimé, juste à le contempler. Les cinq sens sont tous affaire de surface, et Narcisse de n'en abuser que du plus superficiel: la vue. (Quant au sixième sens, lui et moi le laissons aux plongeurs et autres rongeurs). Il a le loisir d'un seul désir, languir devant "son" moi réduit à sa plus simple expression. Et comme par ricochet, le voici qui est à son tour réduit à sa plus simple expression. Entre le minimalisme du verbe et le minimalisme de l'objet s'instaure un dialogue de haute volée, un dialogue de sourds. En guise d'aria finale, les deux pouvaient chanter avec les Beatles: "Everybody's got something to hide except me and my monkey".
L'amour est une science exacte
Les principales pièces sont en place, il ne manque que les courroies de transmission pour qu'on puisse enfin fonder la mécanique de l'amour.
Deux sont nos centres de tri, ils ont un préjudice en faveur des stimuli simples: la libido, le cerveau.
Deux sont les puissances pour qui la surface est source de jouissance: le cerveau, la libido.
Deux sont les instances qui nous poussent à poursuive, ou juste à admirer, les objets uniquement en fonction de leur look: la libido, le cerveau.
Deux sont nos organes d'objectivité.
Le snobisme libidineux
"Il me faut le meilleur", clament toutes les libidos de la terre en choeur, sélection sexuelle oblige.
Sur l'identité du meilleur étalon, il existe, dans la nature, un consensus à faire retourner le manteau aux relativistes de tous poils. Sur le mode de son élection aussi. Pour tomber amoureux raide, nul ne procède par sondage, ni par forage, ni par des tests d'intelligence. Pour la libido comme pour Narcisse, l'habit fait le moine.
"Il me faut le meilleur!", réclame la libido infantile, et se braque automatiquement sur l'unique objet qui pourrait mener son détenteur au paradis.
La perfection est dans l'UN, elle sera consommée dans la communion du sujet et de l'objet, le verbe "aimer" assurant la liaison entre "je et "moi".
La lune de miel dure quelques treize ans, jusqu'à ce que l'Evolution n'y trouve plus son compte. Sa première victime est toute désignée, notre objet d'amour spontané est laminé puis carrément démis de ses fonctions.
En se tournant vers les deux second best que sont l'autre (idéal) et le moi idéal, le verbe prouve que de cette épreuve, son idéalisme sort indemne. Mais pour combien de temps?
"Il me faut le meilleur!" - les bêtes passent tout de suite à l'acte. Comment ne pas être admiratif devant le caniche faisant la cour à une superbe doberman, elle ignore jusqu'à son existence. Dans la nature, neuf fois sur dix les soupirants sont repoussés, les objets de désirs consensuels sont gardés en réserve de l'espèce.
Chez nous, humains, un tel culot est rare, nous connaissons notre place. La libido réclame le meilleur, mais le surmoi nous souffle avec une humilité confondante: "Non pas que je me croie à la hauteur" - autant aimer à distance réglementaire.
Y aller la tête la première est une attitude glorieuse mais risquée. Les animaux peuvent se la permettre, car les refus ne semblent pas entamer leur ego. La première sur la liste leur dit non, sans rancune ils déchargent leur verve dans le trou à côté, du Object-Oriented au Verb-Oriented ils glissent en douceur.
D'ailleurs, les refus n'y sont pas légion, en voici la raison. Moins une espèce est évoluée, moins elle est variée; plus elle est homogène, plus nombreux sont les membres qui correspondent à son type idéal. Le concours de la Chatte Fatale compte beaucoup moins de candidates que celui de Miss Drosophile - à celui de Sexy Amibe, toute la gent amibienne est convoquée sans exception.
Une ménagerie encage un nombre plus ou moins important d'objectivement désirables, la nôtre étant à cet égard la moins bien lotie. Car toutes les espèces sont monolithiques quand elles sont comparées à l'homo sapiens. Il s'ensuit que chaque animal a infiniment plus d'occasions d'accéder au bonheur sexuel que le plus exquis des humains.
Car hétérogénéité n'est pas synonyme de relativisme. Comme nos amies les bêtes, nous nous fédérons autour de quelques spécimens universellement convoités, hélas si peu nombreux. A chacun son goût? loin s'en faut. La dame idéale existe, depuis The Descent of Man, or Selection in Relation to Sex (1871), le néo-darwinisme n'a eu de cesse d'en peaufiner le portrait robot. Une étude récente démontre que les Brésiliens, les WASP américains, les Russes, les indiens Ache du Paraguay, et les indiens Hiwi du Vénézuéla, trouvent tous plus attirantes les femelles au visage néoténique: larges yeux, petit nez, lèvres épaisses().
Pour ne rien arranger, plus la catégorie est éclatée, plus aiguë doit être la sélectivité de ses membres pour qu'ils ne se trompent pas sur la marchandise. Une Veuve noire peut forniquer au pif, le premier venu sera l'araignée de sa vie, à quelques peccadilles près. Mais l'homme, mon dieu, l'homme est appelé à être pingre en pulsions, à chercher des poux sur tout ce qui bouge, bref, il est de son devoir d'imiter le Narcisse "frigide", le Narcisse d'avant son coup de foudre pour la perfection.
Les hommes sont deux fois cocus, du côté de l'offre et du côté de la demande: les bons produits sont rares et les clients, difficiles. Une Lassie a ainsi de meilleures chances a) de tomber sur un chien qui lui fait perdre la tête, et b) d'obtenir ses faveurs -, que vous et moi en avons de croiser une Brigitte Bardot ou une Vénus de Milo; quant à consommer, il ne faut pas rêver.
Le vicieux cercle: la richesse même qui fait la grandeur de l'Homme garantit le malheur à presque tous les homuncules, en les abonnant à la frustration amoureuse. Est-ce que les rejetés se retirent du siècle? Que non, l'Evolution veille. Car chaque copulation, même des avortons, pourrait enrichir notre palette génétique.
Mais l'heure de leur engagement dans la continuation de l'espèce n'a pas encore sonné, ils ont largement le loisir de prendre des coups (mais pas trop: la nature a besoin d'un ego en assez bonne forme, faute de quoi son détenteur risque de devenir impuissant.) La désaffection du moi est le premier coup de la série, il est immédiatement suivi par une rafale. Quelques uns succombent, les rescapés ne seront plus jamais pris en flagrant délit d'intransigeance, amoureuse ou autre. En attendant, bienvenue à l'âge d'or de l'objectivité!
Le mieux disant cognitif
"Il me faut le meilleur!" - renchérit le cerveau. Grâce à la psychologie de la Gestalt, nous connaissons ses goûts à la virgule près, ils n'ont pas bougé depuis que l'homme cogite. Le cerveau flanche devant les objets symétriques, cohérents, fermés, économes - bref, le meilleur cognitif est simple!
Connaissant ses préférences, on comprend pourquoi il aiguille son porteur vers le moi. Le narcissisme représente à ses yeux la promesse de devenir une bonne Gestalt: le "je" uni au "moi", quoi de plus économe?
Narcisse et Oedipe, le cerveau suggère au nouveau-né les synthèses les plus simples, avec sa mère et avec sa propre personne. Son entourage l'y encourage fortement: partout où il passe, partout où on le dépose et on le transporte, les regards des autres l'élisent jeune premier. Un bébé un tant soit peu observateur se rend compte que les autres ont besoin de causer, de gesticuler, de transpirer afin qu'on s'intéressent à eux, alors que le fait seul d'exister lui vaut égards et considérations. Dans son cosmos, il fait l'unanimité en tant que figure. Son irruption sur scène repousse les autres candidats à l'attention au second plan, vers le fond.
Cette leçon est longue à désapprendre, c'est à elle que le narcisse primaire doit sa peau d'éléphant. Sans elle, il aurait depuis des lustres capitulé devant le marteau piqueur social.
Chaque geste de l'enfant obtient une note, chacune de ses paroles est passée au crible, même ses selles sont abondamment commentées, le tout est pour son bien, parole de parents. Pour faire le tour de la coercition, veuillez consulter Surveiller et punir de Michel Foucault; et si quatre cents pages serrées ne vous chantent pas, consultez votre agenda.
Certes, l'ingénierie sociale finira par le dégoûter de son moi; mais en attendant, dompteurs et tortionnaires s'occupent de lui comme s'il était le centre de l'univers. N'est-il pas le VIP de la gigantesque industrie de l'éducation? Or, il n'y a pas un seul adulte qui jouit de telles sollicitations. L'érosion du moi infantile est ainsi ralentie par l'obsession dont il est l'objet, les effets de la machination sont comme contrebalancés par son existence même.
La société fait tout pour rendre l'enfant fou, sa folie a pour nom la paranoïa. Qu'est-ce que la paranoïa? La tendance à ramener tout à sa personne. Dans la vie du parano rien n'est neutre, rien n'est innocent, qu'on s'intéresse à lui ou qu'on l'ignore, tout prouve sa centralité. Le parano noir s'en offusque: "Elle ne m'a pas regardé de la soirée donc elle me hait"; le parano rose s'en flatte: "Elle ne m'a pas regardé de la soirée donc elle m'aime."
La paranoïa est une maladie d'enfance, une maladie objectivement justifiée qui plus est. Mélange détonnant, elle relève du délire de persécution par le contenu et du délire des grandeur par la forme. Le machiavélisme ambiant retranche le narcisse dans son syllogisme favori: si le monde s'acharne sur moi pour me transformer en un autre, c'est que je suis quelqu'un.
Mais avec le temps, la forme qu'accouche ce mariage de la raison perd de sa superbe. Lui assurer ne serait-ce qu'un semblant de cohésion demande tellement de bricolage et de retouches qu'elle commence à ressembler à un puzzle, puis à un collage, enfin à un bazar.
Le petit narcisse n'est pas dupe, à terme il se détourne de son jouet d'enfance. Ce qui me pousse à avancer la thèse que la désaffection du moi résulte d'une crise gestaltiste.
Plus vaste sera la plaine. Car l'organisme qui en lui trie la figure du fond grignote en même temps son assurance d'en être l'heureux élu. Soit le cerveau, nul individu normalement constitué n'échappe à ses noirs éclairages. Pompier pyromane, il gratifie le narcisse d'un véritable jeu d'artifice.
Illumination I: ce traitement de faveur, tout autre enfant à sa place en aurait bénéficié. Son rôle est une case vide, que cela soit lui ou le dernier de la classe qui le joue, peu importe. Je ou ON? Au moindre doute je dit ON - ici le doute n'est pas permis, c'est ON.
Illumination II: ces Grands Electeurs que sont ses parents & al. le traitent de figure parce qu'ils sont ainsi programmés, il le leur rend bien, donnant donnant. Car cette mère tant désirée, ce père adulé, détesté, s'ils étaient les voisins de palier il les aurait à peine salués.
"Cordelia: J'aime votre Majesté comme je le dois, ni plus ni moins.
Lear: Allons, allons, Cordelia! Réformez une peu votre réponse, de peur qu'elle ne nuise à votre fortune.
Cordelia: Mon bon seigneur, vous m'avez mise au monde, vous m'avez élevée, vous m'avez aimée; moi, je vous rends en retour les devoirs auxquels je suis tenue, je vous obéis, vous aime et vous vénère" (Le Roi Lear, I,i).
Eux ou ON? Au moindre doute je dit ON: maman, papa, je vous aime tant, mais ne le prenez pas personnellement. Je vous aime d'un amour prêt-à-porter.
Illumination III: Il se traite de figure parce qu'il est ainsi conditionné, mais à la place des autres il se serait considéré fond, à quelques spasmes de grâce près.
"Que l'étranger te louera, et sinon, ta bouche" (Proverbes: XXVII, 2). Salomon admet à la barre deux témoins: celui qui ne te connaît pas, toi-même; tes proches, par contre, sont légalement interdits de louanges.
Le sage roi a raison. Personne n'est mieux placé que soi pour se savoir un ramassis de faits et gestes à 99.99% non-marqués. Même un Kafka n'était Kafka que deux heures par jour, alors la médiane des mortels ne dépasse pas deux heures par vie (idem Hamlet).
En s'objectivant un homme devrait s'ignorer mais ne peut. Il continue à gérer l'insipide, à s'occuper du fade, il est angoissé, exalté, vicieux pour un oui pour un non d'un type presque neutre: lui-même.
Illumination IV: Un fossé sépare l'investissement qu'il met dans sa personne et la valeur qu'il lui accorde, et sous peu, un abîme.
"Le juste connaît l'âme de sa bête" (Proverbes: XII, 10). Certes, il se démène pour se financer des études supérieures - mais il se sait médiocrement intelligent. Certes, c'est sa personne qu'il emmène au cinéma - il ne songerait jamais à faire le baby-sitter des enfants de son ami en qui il reconnaît pourtant le cinéphile qu'il ne sera jamais. Certes, ce n'est pas sur celles d'un autre qu'il dépense une fortune, mais sur ses propres dents à lui - si vilaines à ses yeux impartiaux.
On mesure à présent mieux le grand écart entre le topos et la fable. L'amour de soi est le crime de l'usurpateur, l'amour de soi est le châtiment de l'authentique Narcisse - car il n'y a pas d'amour plus ingrat, plus sûr d'être déçu...
L'individu s'est cru bonne Gestalt, il doit déchanter. Il n'est qu'une figure interchangeable sur un fond indifférencié. Figure pour les siens, figurant pour le cerveau moyen, il doit son statut d'objet au piston.
L'individu s'est fantasmé sexy, il se découvre tel qu'il est: quelconque. Le magnétisme repose sur la pureté, du métal ou du pôle, mais son moi est trop hétérogène pour l'attirer plus longtemps.
Que font la libido et le cerveau? Ils l'envoient à la chasse d'objets à la hauteur de leurs critères implacables.
Le premier à se porter candidat est le moi idéal. Mais objectivement, celui-ci n'est idéal que comparé à son prédécesseur. De par son statut d'artefact, il est meilleur objet que le moi actuel dont il est le raffinement. Mais raffinement n'est pas finesse, celui qui s'entiche de son moi idéal ne tarde pas de s'en rendre compte. Son bien-aimé fraîchement élu n'est pas cohérent, tout juste doit-on lui reconnaître une fragile cohésion. Il n'est ni opaque, ni unilatéral, ses ressorts sont visibles à l'oeil nu, ce sont calculs, mécanismes de défenses, projection qui gluent les parties le constituant les unes aux autres. Bref, il n'est pas beau - le beau, dit Héraclite, est le maximum d'unité dans un maximum de variété.
Exit le moi idéal. Entre l'autre idéal. Parce que plus simple que soi, l'autre est meilleure Gestalt, parce que plus simple que soi il lui servira d'aimant.
Certes, l'individu ne tardera pas à démasquer son nouvel objet de désir: il n'est pas si simple, il est même beaucoup plus compliqué que cela! (Que jamais l'autre n'arrivera à ses chevilles en termes de complexité est une vérité à laquelle il refusera à faire face.) En attendant, il peut se laisser envoûter.
Il y a un temps des figures imposées, et un temps des figures libres. Bienvenue à l'âge de l'objectivité!
() Bettencourt Meyers, Les Dieux grecs...
() Lindon, Les Dieux s'amusent...
() Philostrate, "Prologue", La Galerie de tableaux.
() Doug Jones, "Sexual Selection, Physical Attractiveness, and Facial Neoteny. Cross-Cultural Evidence and Implications", Current Anthropology, Vol. 36, N° 5 (December 1995), pp. 723-748.