Pour Narcisse: 5. Enfance d'un héros

 

 

ENFANCE D'UN HEROS

 

 

 

  "Connais ton ennemi!" Si le Narcisse originel se refuse à ce rôle, la créature de Freud fera-t-il notre affaire?

  A priori oui, car notre héros a été englouti par le penchant qui lui a usurpé son nom. Ainsi l'Encyclopédie Universalis confine "Narcisse" dans une notice succincte du Thesaurus. En revanche, elle consacre au "Narcissisme" un long essai, et renvoie à trente-quatre autres entrées, toutes estampillées "psychanalyse".

  La grandeur de Narcisse est toute de surface, Freud a fait son trou sur l'autre face, leur rencontre au sommet ne pouvait pas ne pas dégénérer en une trahison en bonne et due forme, c'est fait.

 

  Ce fut la couleuvre de trop. Sigmund Freud a réussi à faire avaler des mets aussi peu appétissants en apparence que le complexe d'Oedipe, le ça, le "Tout est sexe" - un siècle glouton en redemande. Mais mettre en scène un sujet normal érotiquement attiré par sa personne? Mais déclarer le moi objet de prédilection de notre libido à tous, et réduire l'autre, c'est le comble, à un rôle de partenaire sexuel par défaut?! Un tel plat dépasse le système digestif des acolytes de Freud comme des messieurs Jourdain qui bégaient le freudisme sans le savoir.

  Cette recette, Freud l'a pourtant bel et bien imaginée, c'est elle qui, seul de tous les plagiats d'Ovide, mérite les trois étoiles.

  Ovide a enfanté un être qui en deux-trois lignes atteint l'adolescence. Fidèle à sa méthode, Freud remonte le courant de la vie du patient, en deux essais il le munit d'une enfance, le lieu stratégique de la psychanalyse, d'où tout émane et où tout revient.

  De ce genre de traitement on sort rarement grandi. Mais Freud vient analyser Narcisse, pas le louer, ni le blâmer, et encore moins l'enterrer. A chaque fois que le personnage risque de trop nous rebuter, son biographe s'empresse de rectifier le tir: mais Narcisse est un homme honorable, mais Narcisse, c'est vous et moi.

  Car l'enfance de Narcisse et la nôtre n'en font qu'une. Et ce n'est pas tout. Malgré les efforts déployés par Freud, le narcissisme qu'il a enfanté et le Narcisse qu'il a diffamé finiront par se rejoindre sur deux points cardinaux, l'idéalisme et l'objectivité. Mais avant d'atteindre ce havre d'anti-relativisme, il faudra survivre à bien des embûches et des coups bas.

 

 

Qui est le patient de Freud?

 

  A ses débuts, la pierre angulaire de la psychanalyse fut la distinction entre libido et intérêt. Freud désigna par libido les dépenses d'énergie d'ordre sexuel, par intérêt, toutes les autres. De cette paire découla, dans une superposition partielle, la plus célèbre dichotomie entre les pulsions de l'autre et les pulsions du moi.

  En ces temps pionniers, la charte psychanalytique statuait que les pulsions de l'autre relèvent soit de la libido, soit de l'intérêt, alors que les pulsions du moi sont de l'intérêt pur. Certes, la sociabilité est fortement imprégnée d'érotisme, mais même Freud acceptait le principe d'une association de bienfaiteurs qui en soit dépourvue. Par contre le souci de soi: pourvoir à sa soif, à sa faim, et à son besoin de sommeil -, est asexué par définition.

  "Je veux avouer expressément que l'hypothèse de pulsions de moi et de pulsions sexuelles séparées, et donc la théorie de la libido, repose pour une très petite part sur un fondement psychologique et s'appuie essentiellement sur la biologie" (Freud, "Pour introduire le 'narcissisme'", 1914).

  "Biologie", ici comme ailleurs dans ses écrits, signifie "théorie de l'Evolution". Intérêt et libido, pulsions du moi et pulsions de l'autre, sont la traduction en langage freudien des deux concepts matriciels du darwinisme: instinct de conservation, instinct de reproduction.

  "Pour introduire le 'narcissisme'" et "La théorie de la libido et le 'narcissisme'" (1916) battent aussi pavillon darwiniste. Que l'érotisation du moi ait dérouté ses compagnons de route évolutionnistes s'explique aisément. Pourtant ici comme ailleurs, la réponse à notre question est aussi tranchée: le patient de Freud est l'espèce humaine.

 

 

Un temps pour l'égoïsme

et

Un temps pour l'altérisme

 

  "L'individu mène une double existence: en tant qu'il est sa propre fin, et en tant que maillon d'une chaîne à laquelle il est assujetti contre sa volonté ou du moins sans l'intervention de celle-ci" (1914).

  Certes, les membres de toutes les espèces répondent à ce même profil. Chez les homuncules comme chez les perroquets, le début de l'existence est dominé par la conservation, la suite, par la reproduction (et la fin, par la végétation...). Mais il n'y a que l'homme chez qui l'alternance se passe souvent mal. A-t-on vu un cafard, une taupe, un baobab égoïste au point d'abdiquer sa raison d'être sur et sous terre: assurer la continuité de l'espèce? Mais que de sujets humains voient leur compteur bloqué à un nombrilisme incurable! S'étant adonné aux pulsions du moi corps et coeur, leur moment venu de passer le flambeau, ils rechignent à bifurquer vers un altruisme de bon aloi.

  L'inverse aussi est un trait exclusivement humain. Une chatte prend soin de ses rejetons sans états d'âme (que l'on sache...). Mais que de sujets dépriment parce qu'ils croient avoir tout sacrifié: leur bonheur, leur épanouissement, leur moi, quoi, sur l'autel d'un autrui dénommé chéri, mari, parti.

  L'homme est l'arène du "conflit entre le moi, en tant qu'être individuel et indépendant, et le moi considéré comme membre d'une série de générations" (1916). Fin, ou moyen? individu, ou chaînon? Inévitable, la tension est lourde de conséquences. Selon Freud, c'est elle qui nous fait hommes, c'est elle qui le fait psychanalyste: "Il y a tout lieu de croire que ce dédoublement n'existe que chez l'homme; aussi est-il de tous les animaux celui qui possède le privilège d'offrir un terrain favorable aux névroses" (1916).

  Freud se contente de la constater, mais comment expliquer notre tragique Election, c'en est une, dans l'adjectif comme dans le substantif?

  J'y verrai en premier lieu une raison d'ordre quantitatif. L'homo sapiens est l'espèce qui est prête la dernière à entrer sur le marché de la reproduction. Comme si la puberté à treize ans n'était pas une échéance suffisamment reculée, à cette donne physiologique, la civilisation ajoute du sien. C'est ainsi que l'homme moyen est appelé à son devoir procréateur bien au-delà des vingt ans. Chacun de nous a ainsi largement le temps de s'affermir dans sa conviction égocentrique, conviction qui à moyen terme ne peut qu'être préjudiciable à la conservation de l'espèce.

  Une deuxième raison vient s'y greffer, elle est d'ordre o! combien qualitatif. Le petit homme naît avec un cerveau hypertrophié, en tant que serviteur de l'instinct de conservation il est d'une scandaleuse redondance. S'il n'avait que la soif et la faim à gérer, un pour-cent à peine de ses capacités aurait été mis à contribution. Or même dans ce rôle peu valorisant, le cerveau est très peu sollicité par l'enfant. De sa nourriture, de ses couvertures, de son hygiène et de sa santé, d'autres se chargent.

  Et en attendant? L. M., douze ans: "Il m'arrive souvent de ne penser à rien. Quand je me surprends ainsi, je pense: Que c'est bizarre que de ne penser à rien. Et chemin faisant, je pense à quelque chose."

  A quoi ce machin qui nous a poussé sur le cou occupe-t-il ses loisirs infinis? A nous fabriquer des écarts "individualistes" à la chaîne. En treize ans, à chaque spécimen son cerveau aura sécrété un nombre incalculables de traits distinctifs: tics, habitudes, goûts, fantasmes. Arrivé à maturité, il se lit comme un menu abondant en spécialités maison. L'homme qui croit avoir gagné le droit de dire "je" à la sueur de ses cellules grises ne peut que se retrancher dans sa résistance à la cooptation collective - cogito ergo sum.

 

  Freud attribue nos névroses à la paix armée entre le "moi" et le "nous"; ce qui vient d'être dit devrait rendre invraisemblable toute autre issue que celle où le premier bouffe le second. Nous semblons programmés pour nous installer dans notre coquille pour de bon, pourtant rarissimes sont les humains qui n'en émergent jamais. Rarissimes? non, inexistants.

  Comment s'opère la transmutation de l'égoïsme: "Ensemble des penchants ou d'instincts qui servent à la conservation de l'individu et à son intérêt" -, en altruisme: "Disposition à s'intéresser et se dévouer pour autrui"? Dit en langage freudien: "D'où provient donc en fin de compte dans la vie psychique cette contrainte de sortir des frontières du narcissisme et de placer la libido sur les objets?" (1914)

  Pour comprendre le tour de force de Freud - d'aucuns le qualifieraient de tour de passe-passe -, on se doit d'invoquer sa deuxième obédience: Helmholtz. Car Freud ne se sent en effet redevable qu'à deux paradigmes scientifiques: la théorie de l'Evolution et la loi de la conservation de l'énergie.

 

 

Il n'y a pas d'amour, juste des preuves d'amour

 

  Mais est-ce bien la même énergie qui est d'abord investie dans le moi, ensuite dans l'autre "horizontal" (le partenaire sexuel), et enfin dans l'autre "vertical" (la progéniture)? Avec sa hardiesse coutumière, Freud se demande si le souci du moi n'est que de la gestion de sa propre conservation, ou s'il procure aussi - surtout? - un plaisir érotique.

  Voici la question de l'amour grandement posée. Il y a ceux qui le tiennent pour un homonyme, un tas d'affects qui n'ont pas grande-chose en commun. On y déniche à la fois le verbe "aimer", comme dans "Narcisse aime le reflet", aime à n'en plus pouvoir; et le verbe "aimer bien", comme dans "tout le monde aime Narcisse" - et vaque à ses affaires. Entre les deux se mêlent "j'aime Brahms", "m'aimes-tu", "j'aimerais voyager", et tutti quanti.

  Il y a ceux qui voient en "amour" un nom de famille éclatée à la Wittgenstein. Les liens de parenté entre nos amours, affirment-ils, vont des jumeaux siamois: Don Quichotte aime Dulcinée et Echo aime Narcisse -, aux cousins au septième degré: Lear aime Cordelia et Lear aime ses deux autres filles, dont personne ne se souvient des noms.

  Et il y a Freud, selon qui "amour" est leur nom, car ils ont tous leur source commune dans un et seul foyer: le narcissisme!

 

  Au début des années 1910, Freud effectue un passage éclair par le behaviorisme. Sur son divan est alors allongé l'homo faber, l'homme qui fait. Au lieu de sonder l'âme de ce client dépaysé, il se bornne à recenser ses actes, poussant le vice jusqu'à le lire à la lettre.

  Quand Le Maître-plongeur se met à surfer, il ramène des écumes un constat décapant. Ce que l'enfant investit dans sa propre personne ressemble comme deux gouttes de sperme à ce que plus tard il investira dans son objet d'amour. Outre pénétrer, tous les verbes y défilent. Contempler, aduler, gâter, caresser, cajoler, jouir, se conjuguent d'abord au réflexif. Suivant l'adage, les preuves d'un amour de soi sont accablantes.

  Freud n'a pas froid aux yeux. Appelant un chat un chat, il frappe de son sceau le concept tabou: la libido du moi.

  Le narcissisme primaire est né - c'est à s'étonner qu'il ne l'ait pas été beaucoup plus tôt. Tout au long de sa pré-puberté, l'enfant "ne pense qu'à lui", c'est son devoir civique. L'instinct de conservation l'appelle à s'occuper de sa personne comme si celle-ci était le centre de l'univers. Il se croit beau, dans le sens que Kant donne au "beau": finalité sans fin. Pour bien accomplir sa mission de moyen, il doit se croire fin. Or après des millénaires de recherches assidues, l'homme n'a pas encore trouvé de meilleure technique pour objectiver l'élection amoureuse que l'investissement libidineux.

 

 

Narcisse et Oedipe I

 

  L'oxymore de la veille sème la zizanie dans les rangs freudiens. On les comprend: ils viennent de lire que "la sexualité est la seule fonction de l'organisme vivant qui dépasse l'individu et assure son rattachement à l'espèce". Où? à la deuxième page de "La théorie de la libido et le 'narcissisme'", s'il vous plaît, c'est-à-dire en hors d'oeuvre au texte qui fit exploser la digue qui protégeait jusqu'alors les pulsions du moi de la libido! Les freudiens feront un temps avec ce trouble-fête, puis le refouleront tant bien que mal.

  Baiser sa mère, passe encore, mais s'auto-baiser?!? Car c'est de cela qu'il s'agit. "Pour introduire le 'narcissisme'" est l'acte de naissance d'un mythe fondateur alternatif, il vient menacer un monopole déjà ancré dans les esprits.

  Avec le narcissisme, Freud répète le coup qui lui a si bien réussi avec l'Oedipe. Dans les deux cas, il nous permet, à nous autres qui aimerions bien mais..., de nous approprier l'héritage de ceux qui se sont fait un nom dans le passage à l'acte. L'astuce de Freud consiste à brouiller les frontières entre l'indicatif et le conditionnel, entre le Oui! et le Pourquoi pas? Car on ne le dira jamais assez: Oedipe n'a pas eu de complexe d'Oedipe, il a tué son père et couché avec sa mère. Idem pour Narcisse: chacun s'aime bien, lui s'aimait à en crever.

  Le remake est double. Comme toujours, Freud fait semblant de nous insulter en nous proposant un miroir d'où nous émergeons lubriques, incestueux, égocentriques. Nous jouons les outrés sans retenue, en réalité cette image nous flatte dans le sens du poil. Le freudisme marche comme les jeux électroniques, il permet de connaître les situations extrêmes par procuration. En appuyant sur un bouton, on est tour à tour un Oedipe de salon puis un armchair Narcissus.

 

  Chaque homme est à la fois Oedipe et Narcisse, affirme Freud. "Nous disons que l'être humain a deux objets sexuels originaires: lui-même et la femme qui lui donne ses soins" (1914). Tout autre objet libidinal est un ersatz, de la mère et du moi.

  Oedipe et Narcisse? Freud se garde bien de les exposer côte à côte; le nom d'Oedipe détonne même par son absence des textes fondateurs du narcissisme. Cette pudeur se comprend mais ne se justifie guère, les deux n'allant pas très bien ensemble. Ils sont même en concurrence directe: avec l'Oedipe, la libido se tourne d'emblée vers autrui, alors qu'avec Narcisse, la libido commence par être braquée sur le moi.

  Ils sont incommensurables, ou tout juste redondants, si l'on conçoit la mère comme la première métonymie du moi: "je est un autre" égale "autre est je"...

  Si tel est le cas, la psychanalyse souffrirait d'un excédent axiomatique. De l'amour de soi on peut en effet déduire l'amour de la mère: en désirant sa mère, l'enfant se désire. Le reste de la palette oedipienne coule de source: l'inceste marque ses retrouvailles avec son état originel d'avant le schisme entre sujet et objet; le parricide écarte le principal obstacle qui l'empêche de tourner en rond.

  De l'amour de la mère, en revanche, il n'y a pas moyen de déduire l'amour de soi. Il s'ensuit que postuler l'Oedipe ne permet pas de faire l'économie de Narcisse. Mobilisant un minimum d'axiomes, la fable narcissique est donc plus belle, plus simple, plus économe; en somme, elle est une meilleure théorie scientifique.

  Il y a mieux, il y a pire. Selon cette fable, la libido de l'autre, loin d'aller de soi, passe par un apprentissage, voire par un domptage. Pour que l'individu s'excite devant autrui, il faut au préalable que baisse l'attrait que son moi exerce sur lui...

 

 

Le désamour du moi

 

  Le narcissisme primaire est une médecine de cheval, avec un tel régime la nature paraît prendre un risque démesuré à l'égard du génome humain. A force de nous doper en pulsions du moi, elle risque d'accoucher d'une génération si égoïste qu'elle en sera la dernière. Comment désapprendre un "je-ïsme" que tout contribue à fortifier treize ans durant? Comment mener le sujet sain et sauf au stade où il jouera à son tour son rôle de chaînon procréateur, puis protecteur d'un nouvel ego-trip, celui de sa progéniture?

  Si Freud avait fait ici intervenir le deus ex machina darwiniste, à savoir que l'individu a le détournement d'énergie dans son logiciel, nul n'aurait crié au scandale. Refusant d'encombrer son bagage d'un axiome supplémentaire, il propose au passage à l'altérisme deux explications narcissiques, l'une internaliste (psychique), l'autre externaliste (sociale).

 

  "Un solide égoïsme préserve de la maladie, écrit Freud en 1914, mais à la fin l'on doit se mettre à aimer pour ne pas tomber malade". Et en 1916: "Il est permis de supposer que si la libido vient s'attacher à de objets, c'est parce que le moi y voit un moyen d'éviter les effets morbides que produirait une libido accumulée chez lui à l'excès". Cet argument vaudrait aussi dans l'autre sens: un altérisme tempéré est bon pour le moral des troupes, mais un investissement excessif dans autrui est frustrant à moyen terme, donc à éviter.

  "Un verre, ça va... Trois verres, bonjour les dégâts". Idem pour le narcissisme: un amour sage de soi est salutaire, un amour fou de soi est suicidaire. C'est aussi l'avis du docteur Lucillius: "Car toi aussi, comme Narcisse, en regardant bien en face ton visage, tu tomberas mort, saisi d'une haine mortelle envers toi-même".

  Si Freud avait connu cet épigramme, il en aurait fait son plat de résistance, ou au moins le passage obligé entre deux phases capitales de sa pensée. Dans "Angoisse et vie pulsionnelle" (1933), il raconte comment le narcissisme lui fait abandonner la distinction liminale entre pulsions de soi et pulsions d'autrui. "Nous ne sommes pas demeurés longtemps sur cette position. Le pressentiment d'une opposition à l'intérieur de la vie pulsionnelle a bientôt trouvé une autre expression, encore plus tranchée": Eros & Thanatos.

  Disons-le tout-de-go: vraie ou fausse, la piste de la morbidité mène ailleurs, hors de la fable. On ne peut pas voir en Narcisse une victime de l'overdose du moi, car c'est cette intoxication-même qu'il recherche; la promiscuité avec sa propre personne ne peut pas porter le chapeau, étant la définition même du narcissisme.

  Pour anticiper, ce n'est pas la quantité de la drogue qui est ici en cause, mais sa qualité. Narcisse aura fait une série de découvertes sur le moi qui, à terme, lui feront perdre ses illusions: ce qu'il cherchait dans le moi, il ne l'y trouvera pas, le besoin - l'urgence - auxquels le moi devait répondre, jamais il ne les assouvira. Au suivant!

 

 

Le narcissisme comme bombe à retardement

 

Le narcissisme est sain jusqu'à treize ans, vain après cinquante. Narcissisme infantile, narcissisme gâteux, et entre les deux, crime et châtiment.

 

  "Les Chemins de la destinée" (1909) de O. Henry conte l'histoire de David Mignot, berger et poète. S'étant brouillé avec Yvonne, sa fiancée, il s'en va chercher fortune ailleurs. Arrivé à une croisée de chemins, il choisit celui de gauche. Le soir-même de sa fuite, il se marie avec une autre femme - et meurt dans un duel. Magnanime, l'auteur lui donne une deuxième chance. Mignot revient au carrefour et bifurque à droite. Après moult péripéties, il est assassiné - par le pistolet qui l'a déjà tué. L'auteur lui accordant une ultime chance, le héros rebrousse chemin, rentre à la maison et épouse Yvonne. Les années passent, son troupeau retrécit, sa poésie ne vaut rien, sa femme s'avachit, David Mignot se suicide - avec toujours le même pistolet, il vient à peine de l'acquérir.

  Quand les petites gens croisent le fer avec la grandeur, sans tricher, sans s'en rendre même compte, ils la traînent dans la boue, ils ne peuvent pas autrement. Ce duel de merde est rejoué ad nauseam, ouvrez le journal vous en apercevrez les échos, pas un jour ne passe sans qu'un pauvre bougre ne soit traité de "narcissique", quelque part sur la face du globe. Narcisse en sort frigide, subjectif, auto-complaisant, sans que ses assaillants en sortent passionnels pour deux sous.

  Quand un grand homme se frotte à un grand homme, il risque de joindre sa bile à la meute; mais à un moment ou un autre de leur dialogue de sourds, les deux se mettent en diapason, pour le finale ils chanteront la même partition.

  C'est ainsi que comme par un sournois enchantement, la vérité du prévenu s'infiltre dans la reconstitution de son casier. Et quand on aura suivi Freud jusqu'au bout de son réquisitoire, on le surprendra en train de s'abreuver à la source même de la tragédie du Narcisse d'Ovide.

 

*

 

  Le client spontané de la libido est le moi. Mais qu'est-ce que l'enfant se trouve de si digne d'amour? La question paraît incongrue, l'amour de soi étant une donne de la nature, or nul ne peut revendiquer l'allant de soi.

  Le narcissisme primaire a beau aller sans le dire, selon Freud il va mieux en le disant; le fait qu'il soit inscrit dans notre code génétique ne l'empêche pas d'être objectivement motivé.

  Pour comprendre ce qui fonde l'individu dans son amour de soi, tournons-nous vers l'autre explication freudienne du fiasco de cet amour. Car fiasco il y a, patent. La preuve: nul ne perdure dans son narcissisme infantile, mères juives, bonnes soeurs, stylites, libertins, sont tous dans le même sac.

  Freud nous file un tuyau en qualifiant le narcissisme de "délire de grandeurs". Appellation surprenante, là aussi, car comment peut-il qualifier tous les nourrissons sans exception de mégalomaniaques? C'est pourtant le cas: le narcissisme repose sur la conviction, aussi bizarre que ce terme sonne quand il est appliqué à un bébé, que le moi est digne de l'amour intuitif que l'individu lui voue.

  La désillusion narcissique est due à la découverte que ce moi n'a pas la carrure du job. Le sujet atteint cette noire lumière grâce à son entourage: "Il n'a pas pu maintenir la perfection narcissique de son enfance, car, pendant son développement, les réprimandes des autres l'ont troublé et son propre jugement s'est éveillé" (1914).

  La ruse de l'Evolution est ici à son apogée, et les parents y jouent un rôle stratégique. D'un côté, ils sont chargés de préserver le petit narcisse dans sa mégalomanie, en "lui attribuant toutes les perfections ... et en cachant et en oubliant tous ses défauts". De l'autre, ils le forment à leur image par leurs préférences et leurs aversions, du regard ou à haute voix, en guidant ses comportements, en étant, en somme.

  L'acrobatie sociale consiste à encourager le narcissisme du futur procréateur tout en le minant. Jusqu'à son entrée en pénétration, la société fait preuve d'indulgence: "Ce n'est qu'un enfant" -, mais pas trop, tout juste ce qu'il faut pour qu'il y arrive sain, sauf, et pas frigide.

  Est-ce le ressentiment de l'ex-narcisse spolié d'un jouet si précieux qui amène le père à ainsi gâter son enfant tout en lui gâchant son plaisir?

  L'enfant serait donc dégoûté de son moi à cause de la censure qu'il subit et intériorise. Mais pourquoi un narcisse prêterait-il la moindre attention aux détracteurs de son bien-aimé? Qu'il soit ébranlé dans son amour est probable. Mais le siège de son entourage suffit-il pour aboutir au désamour final? l'amour n'est-il pas inconditionnel?

  Non, précisément, il ne l'est ni chez Narcisse, ni chez le petit narcisse. Freud et Ovide font enfin la jonction. Si le travail de sape des parents et al. rencontre le succès que l'on sait, et à tous les coups, c'est qu'ils trouvent, dans le narcissisme, un sol on ne peut plus réceptif à leur critique.

  Jeté dans le monde, l'enfant devient à son tour la dupe d'un de nos clichés fondateurs: aimer quelqu'un, c'est l'accepter tel qu'il est - ce que pourtant le comportement de tout amant dément. Et comme tout amant, ses parents lui tiennent ce double discours: Certes, on t'aime tel que tu es - mais change quand même, pour ne pas risquer notre désaffection.

  ON cajole l'enfant, en même temps ON se ligue contre son objet libidinal spontané, à terme ON le rend indigne de son amour. Vient l'adolescence, et l'individu ne peut plus se cacher la face: son moi actuel est en deça de ses espérances.

 

  Sa vie bifurque. La première voie logique qui s'ouvre à lui est l'abstinence. Horizon glorieux, mais bouché, la faute est à la Loi de la conservation de l'énergie. Loin de s'éteindre avec la disgrâce du moi, la libido trouvera toujours le moyen de se décharger, soit dans la consommation, soit dans la sublimation.

  Une deuxième voie accorderait la primauté à l'énergie (VO) sur son destinataire (OO). L'individu se convertirait au sexe pour le sexe; délaissant ses exigences aux vestiaires, il se défoulerait sur le premier venu.

  Ce scénario aurait dû satisfaire ses deux commanditaires, Helmholtz et Darwin, pourtant l'observation lui oppose un démenti catégorique. La grande désillusion n'est pas suivie d'un laisser-aller amoureux; pour un bon moment encore, le patient restera très sélectif dans ses choix libidineux.

 

 

L'idéalisme narcissique I

 

  "Nous voyons une opposition entre la libido du moi et la libido d'objet. Plus l'une absorbe, plus l'autre s'appauvrit" (1914) - l'amour obéit à la logique des vases communicants. Dans la nature rien ne se perd: la libido est toujours aussi affamée, au monde de lui procurer des débouchés à sa mesure. Qui sera son nouvel élu?

  Les qualités que le narcisse déchu a cru dénicher chez soi, à présent il doit les trouver, et à défaut les fantasmer, chez autrui. Freud ne nomme pas ces qualités, mais il est clair que ce sont elles que l'amoureux recherche, ou attribue, aux successeurs du moi.

  Le premier candidat est le moi idéal: "Ce qui avait incité le sujet à former l'idéal du moi dont la garde est remise à la conscience morale, c'est justement l'influence critique des parents telle qu'elle se transmet par leur voix; dans le cours des temps sont venus s'y adjoindre les éducateurs, les professeurs et la troupe innombrable et indéfinie de toutes les autres personnes du milieu ambiant (les autres (die Mitmenschen), l'opinion publique)".

  Ainsi, pour ne pas se couper de l'utopie narcissique, l'individu est condamné à troquer un moi qui ne fait plus l'unanimité, une litote, contre un moi qui à présent récolte les suffrages de ses semblables; et pour cause, ils en sont les démiurges et les réceptacles. Freud appelle ce stade "narcissisme secondaire".

 

 

Qui est le patient de Freud? II

 

  Dans le cas du narcissisme, il existe un conflit d'intérêts, Freud est déchiré. Ce qui est pathologique du point de vue de l'espèce est normal, voire louable du point de vue du spécimen.  L'autisme étant le bien-être suprême, un homme moralement constitué devrait tendre vers son moi sa vie durant.

  Catch 22: Et si tout le monde tombait amoureux de soi?! Le narcissisme ne doit être qu'un stade, à dépasser et à enterrer.

  C'est fait, le plus naturellement du monde. Selon Hobbes, pour adhérer au Léviathan, l'homme doit abdiquer sa pire aversion, la compagnie d'autrui. D'où vient cette aversion? du fait que les autres ne l'apprécieront jamais à sa juste valeur, celle qu'il s'accorde. Pourtant il s'acoquine aux autres, car il y va de sa survie.

  En extrapolant Freud, on dira que c'est le narcissisme secondaire qui scelle l'entente cordiale. Les autres, par leurs applaudissements, par leur tolérance, maintiennent l'illusion que le moi idéal mérite l'amour, pourtant nous savons tous mieux: il n'est ni "moi", ni "idéal". Moins ce moi idéal nous appartient, plus on dépend des autres pour l'aimer. Non, pour l'accepter. Le tolérer.

  Aimer seul l'avorton social, nul n'y parviendra. Le moi idéal est la méthadone du moi originel, en nous l'administrant la société s'impose en dealer et drogue. Pour s'assurer de l'approvisionnement de la denrée vitale: "être aimé" - il faut savoir donner le change, radins et mesquins s'abstenir. L'acceptation d'autrui est un investissement qui rapporte petit mais vital.

  Ce rouleau compresseur connaît évidemment bien de ratés. Ceux-ci sont de deux ordres: le Malaise dans la civilisation et le "retour" au narcissisme primaire.

  Des deux maux, le premier est bon pour l'espèce, car il nous condamne à nous serrer les uns contre les autres davantage encore.

  Le deuxième, par contre, est à éradiquer sans pitié. La thérapie du narcisse adulte ne devrait pas être remboursée par la Sécurité sociale. Que celui qui ne s'est pas désintoxiqué de ses pulsions du moi s'adonne à l'onanisme, et bon débarras (idem pour les homosexuels).

  Mais n'a-t-on pas pu lire entre les lignes freudiennes que la pénétration n'est que l'ersatz de la masturbation...

 

  Et l'autre en tant qu'objet? Car si la fable s'arrêtait à ce narcissisme recouvré, même au rabais, la cause darwiniste en aurait été très mal servie. Pour que la continuité de l'espèce soit assurée, il est hors de question que le nouveau moi, dit "idéal", mobilise toute l'énergie amoureuse. Comme sur commande, celle-ci se scinde alors en deux. Le gros de la libido sera investi dans le moi idéal, instinct de conservation oblige, mais la crème de la libido ira à autrui.

  Comment expliquer cette sage répartition des tâches? Par une cruelle lucidité. L'adéquation entre mes actes et "mon" moi idéal ne saurait me dissimuler qu'il s'agit d'un corps étranger, un artefact qu'on a implanté en moi. Ou plus exactement il est un mélange, cohérent mais insipide, mijoté avec la part du moi originel que la société a approuvée et la part du moi actuel que la société a programmée. Pour le dire crûment, ce partenaire-ci est très peu sexy, autant m'éclater avec les autres, ils sont demandeurs, étant tout aussi dégoûtés de leur propre moi idéal, d'ailleurs, c'est le même!

  La boucle est bouclée, l'amour de soi a finit par détourner l'amant de son bien-aimé. L'énergie amoureuse ainsi libérée sera alors investie dans les objets autrement rentables pour la survie de l'espèce, et en premier lieu, les personnes du sexe opposé. Que celui qui s'accroche à son jouet d'enfance, qui confond moyen et fin, passe à la trappe!

 

 

L'idéalisme narcissique II

 

  Freud ne qualifie que le lien entre l'individu et le moi idéal de "narcissisme". Mais son propre modèle devrait l'inciter à faire le dernier pas, et à parler de narcissisme, secondaire ou tertiaire, chaque fois que la libido est braquée quelque part. En témoigne ce tableau des choix d'objet:

"On aime:

1) Selon le type narcissique:

  a) Ce que l'on est soi-même

  b) Ce que l'on a été soi-même

  c) Ce que l'on voudrait être

  d) La personne qui a été une partie du propre soi.

2) Selon le type par étayage:

  a) La femme qui nourrit

  b) L'homme qui protège" (1914).

  Car chez Freud, l'amour, tout amour, est la continuation du narcissisme par d'autres moyens.

  Entendons-nous bien. Flairer dans cette loi le banal "il n'y a d'amour que de soi" serait passer complètement à côté de la vérité, et se calomnier par-dessus le marché. L'obstination à s'aimer, directement ou par procuration, n'est pas de l'instinct de conservation réchauffé, ni du népotisme au carré. L'individu s'acharne à reproduire la matrice narcissique parce que dans l'amour de soi il a connu le paradis.

  Le paradis naturel (primaire) et le paradis artificiel (secondaire) ont un dénominateur commun: l'idéalité. Il s'ensuit que l'amour est un affect idéaliste.

  L'idéalisme amoureux est longtemps satisfait par le moi réel. Mais quand celui-ci s'avère correct sans plus, l'individu ne s'y accroche pas. Il s'ensuit que l'amour est un affect idéaliste et impartial.

 

Tous les narcisses vont à la source,

Et la source est presque vide.

Toutes les amours partent de Narcisse,

Du Narcisse d'Ovide.

 


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