LE SOUPIRANT IMPARTIAL
Le premier contact est déjà un cataclysme. Narcisse s'aime? Calomnie. Narcisse ne tombe pas amoureux de sa personne, mais d'un étranger!
"Le jeune homme, qu'une chasse ardente et la chaleur du jour avaient fatigué, vint se coucher sur la terre, séduit par la beauté du site et par la fraîcheur de la source. Et alors qu'il désire apaiser sa soif, une autre soif s'est développée; et pendant qu'il boit, saisi par l'image d'une forme vue (uisae correptus imagine formae), il aime une espérance sans corps" (Métamorphposes, Livre III, lignes 415-418).
Pour les premiers lecteurs d'Ovide, ce malentendu est le moteur de l'affaire Narcisse, comme en témoigne ce fragment attribué à Hygin: "Il vit et aima son image dans le miroir de la fontaine, en pensant que c'était celle d'un autre (cum putaret alienam"().
Les années passent, et l'évidence s'évapore. A partir de quand omet-on de signaler que Narcisse tombe amoureux d'un autre? Question mineure, je la lègue aux experts.
Ici on psalmodiera le scoop: l'amour de Narcisse est pur et désintéressé. Il ignore que son objet de désir est un reflet: "il pense qu'est corps ce qui est de l'eau" (419); a fortiori le sien: "Sans s'en douter, il se désire lui-même" (425).
Se leurre-t-il? fait-il semblant? Pas selon Ovide, l'unique autorité en la matière: "Crédule enfant, pourquoi t'obstines-tu vainement à saisir une image fugitive? Ce que tu recherches n'existe pas; l'objet que tu aimes, tourne-toi et il s'évanouira" (432-434).
Est-ce bien raisonnable? Pausanias prétend que non: "C'est pure folie que de supposer qu'une personne ayant atteint l'âge de tomber amoureux serait incapable de distinguer entre l'homme et son reflet".
Il a tort, c'est très raisonnable, c'est même vraisemblable. Etre anhistorique, contemporain des dieux et des nymphes, Narcisse ne pouvait pas être au courant de l'existence-même du miroir, alors s'y reconnaître? Pour s'en convaincre, il suffit de lire cette adaptation incongrue de la fable: "Lorsque naquit Narcisse, un oracle annonça à ses parents qu'il vivrait vieux et heureux s'il ne voyait pas son propre visage. Sans bien comprendre le sens de cette prophétie, ses parents bannirent de leur demeure toute espèce de miroirs"() - l'anachronisme est flagrant.
Car se reconnaître dans la glace est une faculté qui s'acquiert. Des anthropologues un brin amusés ont ainsi constaté que les primitifs demeuraient pantois face au premier miroir de leur vie, tout comme devant leur propre photo d'identité.
Des recherches récentes en psychologie ont reconstitué les étapes successives de notre familiarisation avec l'image spéculaire. A six mois, l'enfant réagit à cette image comme s'il voyait à travers la glace un autre enfant. Vers l'âge d'un an et demi il paraît perturbé, voire stupéfait devant le miroir, il fait donc tout pour l'éviter. A cette époque, ses réactions ressemblent d'ailleurs à celles du chien de berger... Ce n'est qu'autour de deux ans et demi que le petit homme reconnaît enfin son soi dans la glace, il abandonne alors le meilleur ami de l'homme à son naïf sort().
Vraisemblance logique aussi. La première rencontre avec un miroir doit en effet laisser perplexe tout un chacun, quels que soient son espèce et son âge.
Ephémère ignorance, feue innocence. Nos divers ancêtres: les enfants, les sauvages, et apparemment les chimpanzés s'initient tous plus ou moins vite aux mystères de la mimésis de soi. Et Narcisse ne tarde pas à comprendre: "Lui c'est moi (iste ergo sum); je l'ai compris et mon image ne me trompe plus; je brûle d'amour pour moi-même, j'allume la flamme que je porte en mon sein" (l. 463-465). Trop tard.
Narcisse a été trahi par le monde deux millénaires durant, il l'a d'abord été par les siens. La perfidie commença par le délit de copyright qui en a fait un personnage de la mythologie grecque, alors que la première de sa pièce a lieu à Rome. Se l'étant approprié, la postérité s'est senti les mains libres et lui en a fait voir de toutes les couleurs. Car rien, absolument rien de ce qu'on en colporte ne correspond au texte d'Ovide.
La carrière posthume de Narcisse n'est pas sans en rappeler une autre, plus ancienne: "Jéhovah ordonna de faire échec au bon conseil d'Ahitophel afin d'apporter à Absalom le malheur" (Samuel II, 17:14) -, c'est pourtant Ahitofel qui est entré dans l'hébreu comme le parangon du mauvais conseiller. Depuis ce coup fourré divin, on n'a pas vu de si vilaine inversion.
A récit universel, réaction universelle. Tous ceux qui fréquentent Narcisse sont comme programmés pour lui enfoncer deux couteaux dans le dos - et tourner. A l'input, ils le déclarent mythe grec. A l'output, ils l'intronisent prototype de la frigidité et de l'auto-complaisance.
Au commencement était l'objet
Pas une bassesse dont s'enorgueillisse son homonyme vulgaire ne rappelle, de près ou de loin, le Narcisse d'Ovide.
La première des calomnies est d'en faire le bastion de la subjectivité. Le blasphème! Jamais amour n'a été aussi objectivement motivé.
Voici un florilège des compliments qu'Ovide prodigue sur Narcisse:
- "Enfant, il était déjà digne d'être aimé" (345).
- "Chez beaucoup de jeunes gens, chez beaucoup de jeunes filles il faisait naître le désir" (353-354).
- "...le visage impassible, semblable à une statue taillée dans le marbre de Paros. Ses yeux, deux astres, sa chevelure digne de Bacchus et non moins digne d'Apollon, ses joues lisses, son cou d'ivoire, sa bouche gracieuse, son teint qui à un éclat vermeil unit une blancheur de neige. Enfin, il admire tout ce qui le rend admirable" (419-425).
"Beauty is in the eye of the beholder"? Non, c'est son impartialité qui le pousse dans les bras du reflet, Narcisse succombe aux charmes de la perfection.
Le consensus accourt d'abord au secours de la victoire; et quand celle-ci s'avère amère, il sert de cache-sexe aux leurres de tout poil.
Il y a comme un soupçon de hic dans l'image d'un Narcisse avide d'absolu. Tout au long de son flirt, il ne mange, ni ne boit, ni ne dort, a-t-il seulement cligné des yeux? Drastique régime, auquel s'ajoute une séance d'auto-flagellation: "Il arracha son vêtement depuis le haut et, de ses mains blanches comme le marbre, il frappa sa poitrine nue, qui, sous les coups, se colora d'une teinte de rose" (l.480-483). Un tel traitement ne pouvait qu'entraîner la détérioration irréversible de l'être en chair et en peau: "Il a perdu ce teint dont la blancheur se colorait d'un éclat vermeil; il a perdu son air de santé, ses forces et tous les charmes qu'il admirait naguère; dans son corps il ne reste plus rien de la beauté que jadis Echo avait aimée" (490-493). Grandeur et déchéance de Narcisse, et simultanément, ne l'oublions pas, de son objet de désir. Après des jours de jeûne et d'insomnie, modèle et copie devaient se miroiter des traits tirés, des joues creuses, des yeux hagards. Qu'à cela ne tienne, Narcisse ne baisse pas de zèle. Qu'en est-il alors de son impartialité?
On pourrait attribuer sa haute fidélité à une nostalgie qui embellit un présent peu glorieux. Je préfère y déceler un procès autrement valorisant.
Au commencement était le verbe. Dans l'ordre de la nature, qui est aussi l'ordre logique, les besoins tels que manger, les affects tels qu'admirer, les facultés telles que regarder, précèdent les stimuli qui les satisfont. Au commencement est la libido, au monde de l'approvisionner en objets de désir.
Etre à part, Narcisse démarre sa carrière en n'aimant pas, et en n'en éprouvant point le besoin. Paradoxalement, la fable lui donne raison! Comme nul de ses innombrables prétendants n'est présenté dans des termes qui rappellent ceux qu'Ovide emploie pour décrire Narcisse, céder aux avances de l'un ou de l'autre, voire de plusieurs à tour de rôle, aurait été un crime de second best...
Au rythme où Narcisse allait, il était parti pour vivre vieux, heureux, et frigide. Mais les dieux le font buter sur la perfection - le voici qui aime à en crever. Fait unique dans les annales de la libido, cet amour est Object-Oriented (OO), c'est l'objet de désir qui déclenche en lui le désir - non, qui le crée ex nihilo. Fait unique dans les annales de la syntaxe, le verbe naît du complément direct.
Le temps passe, si long si bref, et le reflet n'est plus en mesure de lui donner accès à l'absolu. "Les objets perçus plusieurs fois commencent à être perçus par une reconnaissance: l'objet se trouve devant nous, nous le savons mais nous ne le voyons plus" (Victor Shklovski). C'est donc à se demander si Narcisse voit encore son idole.
Chez nous autres, hommes normalement constitués, l'habitude brouille tout, l'étiolement de l'objet va de pair avec l'anémie du verbe. Pas chez Narcisse. Il ne devient pas blasé, car il a déjà basculé dans le Verb-Oriented (VO). Jadis - il y a de cela quelques jours - détonateur, le reflet est à présent réduit au rôle de véhicule, voire de prétexte. Quand l'objet laisse à désirer, la perfection du verbe consume objet et sujet. A la fin était le Verbe.
Selon le topos, le narcissisme serait la messe du sujet: "Narcisse aime Narcisse" - du sujet grammatical, s'entend. En lieu et place du banal SVO (sujet-verbe-objet), il érigerait un pervers SVS. Or la vérité est diamétralement opposée. Le Narcisse d'Ovide n'a jamais tourné autour du sujet, son oeuvre, celle qui l'a perdu, consistait à célébrer l'objet puis le verbe.
En héros classique, Narcisse est châtié à cause de l'hubris, le sien est d'un genre inouï: l'hubris grammatical. Pour qui se prend-il? pour Dieu, il ose aimer la perfection (OO). Pour Dieu, il ose aimer à la perfection (VO). Pour Dieu, il ose aspirer à la perfection que constitue l'union du sujet avec son image (1-Oriented).
Narcisse, ou l'iceberg allumeur
Et selon la fable, quel est le crime de Narcisse? Le "mépris" qu'il vouait à l'amour que nymphes et humains lui ont prodigué. L'usage lâche de son nom diagnostique en Narcisse une incapacité chronique à aimer. Freud se joint à la meute, il en fait le prototype de la femme fatale, dont l'autarcie mouille tout ce qui bouge.
Le culot: faire de Narcisse un frigide, lui qui, seul dindon de la farce, a payé l'amour de la peine capitale. Qu'on se le dise: l'affaire Narcisse est le mythe fondateur de l'amour fou.
Les traîtres ont une bonne excuse, ils ne font que suivre Ovide, c'est lui qui le livre en pâture: "Il y avait dans sa tendre beauté un orgueil si dur que ni jeunes gens ni jeunes filles ne purent le toucher" (l. 354).
Comme tous les démiurges, il se démarque de sa créature par des petites phrases assassines, c'est tout juste s'il ne le lapide pas, Qui aime bien châtie bien. Mais Ovide n'est ni Louis XIV ni Flaubert, ne comptez pas sur lui pour proclamer: "Narcisse, c'est moi!"
Les plagiaires d'Ovide n'ont fait que lui emboîter le pas, le génie en moins, en voici deux spécimens parodiques:
- "Jeunes filles et nymphes se consumaient d'amour pour lui, sans qu'aucune n'obtienne de lui la moindre faveur: peut-être avait-il peur de se voir dans les yeux de l'une de ces belles" ().
- "Toutes les femmes qui le voyaient brûlaient d'amour pour lui. Mais Narcisse, atteint apparemment d'une incurable misogynie, ne leur accorda aucune attention"().
Poètes, exégètes et compagnons de fable réservent à Narcisse le même traitement: le psychologisme: "Comme Echo, d'autres nymphes, nées dans les eaux ou sur les montagnes, et auparavant une foule de jeunes hommes s'étaient vus dédaignés par lui" (402-403). Cette Sodome molle ne compte même pas un Juste qui, au lieu d'allonger le héros sur un divan et de décortiquer ses motivations profondes, lui reconnaisse l'intransigeance comme circonstance atténuante. Loin de réserver une standing ovation à l'homme sans compromis, à celui qui a su relever le plus héroïque des défis, le Self Made Dieu place la barre trop haut, à chaque échec il l'élève d'un cran, sky is the limit, mortels et immortels lui vouent une rancune sans bornes.
Le ressentiment envers Narcisse a l'âge de Narcisse. Né sous la plume d'Ovide, il a pour premier agent un habitant de l'Olympe: "Aussi une des victimes de son mépris (despectus), levant les mains vers le ciel, s'écria: 'Puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l'objet de son amour'. La déesse Rhamnonte (Némésis) exauça cette juste prière" (404-406).
Une digression nommée Echo
Quel formidable cas de justice poétique: Narcisse rejette Echo, son miroir vocal, pour s'effondrer devant son miroir visuel.
En guise de glose, j'ai d'abord penché pour une explication bassement phénoménologique. Selon ce type de raisonnement, un amour platonique devrait se contracter par les yeux plutôt que par les oreilles, parce que l'ouïe est plus sensuelle que la vue: le son a une épaisseur, l'image est plate...
Narcisse me rappelle à l'ordre. Même si Echo avait été d'une beauté éclatante, ce qu'Ovide se garde bien d'écrire, ceci ne lui aurait fait ni chaud ni froid. Dans la fable, elle est confinée au rôle de caisse de résonnance; et comme il n'est dit nulle part que Narcisse avait une belle voix, en lui faisant écho, Echo n'était pas en mesure d'assouvir sa soif de beauté. Impartial juge et parti, Narcisse ne tombe pas amoureux d'Echo parce qu'il n'est pas Orphée.
A quoi Narcisse doit-il la vindicte de la canaille divine? Au fait d'avoir dédaigné l'amour de la première venue: Echo. Mais qui est cette dame si bien vengée?
Contrairement à Narcisse, au temps où Ovide l'enrôle, la nymphe compte déjà quelques cinq siècles d'existence mouvementée.
A ses débuts, Echo est écho, sans plus. Ainsi Pindare l'envoie-t-il porter un message victorieux à la demeure de Perséphone - c'est-à-dire en Hadès (Ode olympique, XIV). Chez Euripide, elle habite la cave à côté et radote les paroles d'Andromède enchaînée au rocher (Andromède, fragment 118).
Avec Moschos, le bucolique grec, Echo devient un personnage à part entière. C'est aussi à cette époque que son chemin croise celui de Pan, ils ne se quitteront presque plus. Les chers experts le formulent avec leur paranoïa habituelle: "La passion de Pan pour Echo survit d'abord dans le corpus de Moschos"() - un mythe n'a pas d'auteur, juste un médium...
Moschos la met en scène dans une Ronde (Schnitzler) avant la lettre: "Pan était amoureux de sa voisine Echo; Echo, amoureuse d'un Satyre bondissant; le Satyre était fou de Lydé. D'autant de feux Echo embrasait Pan, d'autant Satyre embrasait Echo, et Lydé, le jeune Satyre".
Le Narcisse d'Ovide n'est pas le "satyre bondissant" de Moschos; mais son châtiment en est manifestement inspiré: "Autant chacun d'eux marquait de haine à celui qui l'aimait, autant, aimant lui-même, il était détesté en retour; et il souffrait de ce qu'il faisait souffrir", écrit le Grec. A Rome, ce diagnostic se transformera en pronostic hargneux: "Puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l'objet de son amour" (l.405-406).
Autant Ovide a scellé le sort de Narcisse une fois pour toutes, autant il n'a pas réussi à imposer Echo comme sa compagne d'infortune.
Dans Daphnis et Chloé, Longus (ca 200) se permet de l'affubler d'un sort autrement spectaculaire. Pan est attiré par Echo, "mais elle fuyait tous les mâles, hommes ou dieux, car elle tenait à sa virginité. Pan se met en colère contre elle, jaloux de son chant et furieux de n'avoir pu jouir de sa beauté" - il provoque contre elle les bergers, ses inféodés, ils la tuent et déchiquètent son corps. You Die Only Twice: Echo serait morte de l'indifférence de Narcisse, et deux siècles plus tard, de la jalousie de Pan...
Le années défilent, et Echo n'est toujours pas fixée sur son sort. Ainsi dans la dernière des Dionysiaques, Nonnos (Ve siècle) l'associe à Pan (XLVIII, 489-496). Et une centaine de lignes plus loin, il plaint le bel adolescent qui jadis regarda son reflet à en périr - Narcisse, auquel il ne se prive pas d'inventer de nouveaux parents (579-586)().
Ainsi, malgré l'autorité des Métamorphoses, Echo demeure une sorte d'électron libre de la mythologie classique, hellénique et romaine. Mais libre ne signifie pas vide. A partir de Moschos, précisément, elle sert de prête-nom à des thématiques intimement liées: le sens unique de l'amour, l'arroseur arrosé, le passif pour l'un est actif pour l'autre - on aura reconnu notre héros.
Il existe en effet une affinité élective entre l'Echo de Longus et le Narcisse d'Ovide. Les deux font l'unanimité passionnelle, ils attirent également les mortels et les immortels. Mais l'éphèbe et la nymphe ont d'autres chats à fouetter: Narcisse aime "son" reflet, Echo tient à son hymen.
Tant qu'elle aimait le "Satyre bondissant", Pan avait accepté son rejet sans broncher. Mais qu'Echo lui préfère son propre moi fut l'affront de trop, elle le paya de sa chair. De même, parions que la foudre ne se serait jamais abattue sur un Narcisse installé en ménage avec un de ses soupirants. Narcisse et Echo provoquent l'ire générale par leur auto-suffisance libidineuse. Or depuis que l'homme créa Dieu, la tautologie est un monopole divin.
Trois ne font, trois ne sont que ça: Dieu, Il ne fait qu'être; le mort, il ne fait que ne pas être; le héros, il ne fait que passer.
Dieu, mort, personnage de fiction, Narcisse aspire à la communion avec son reflet. Celui qui se prend pour UN attire les foules, c'est la tragédie grecque qui nous l'enseigne. Nous regardons le mégalo de bas en haut, impatients de le voir tomber pour ne plus se relever. Plus grande sera sa chute, plus vaste sera notre plaine.
Comment se fait-il que le récit d'Ovide ait été si mal lu et son héros, avili? La raison en est notre vénération empreinte de ressentiment de la folie des grandeurs.
Mon amour pour toi n'est pas ton affaire
"Chérissez qui vous aime, pour être aimés lorsque vous aimerez!" - c'est par cette morale que Moschos termine son épigramme. La sagesse des nations aurait signé des deux mains, car on ne peut mieux dire, ni plus vil, le donnant donnant qui constitue, selon Freud et al., le fond de commerce du narcissisme: "Etre aimé représente le but et la satisfaction dans le choix d'objet narcissique".
Narcisse l'épicier? c'est le comble! Son choix d'objet d'amour ne satisfait point le prétendu besoin d'être aimé, bien au contraire.
Narcisse aurait pu se servir de l'identité véritable de son bien-aimé comme d'un siège éjectable, et aller voir ailleurs sans perdre la face.
Il aurait pu se détourner de son reflet, en se tordant de rire au besoin, et retrouver son hobby de toujours, la chasse.
Et s'il avait déjà pris goût à la passion amoureuse, il aurait pu investir sa libido frustrée dans un autre de chair et de sang, lui-même, par exemple. Aimé de tous, Narcisse aurait pu rallier le consensus et s'enamourer de sa personne physique qu'il savait attrayante, il le dit à son bien-aimé: "Ce ne sont du moins ni ma figure, ni mon âge qui peuvent te faire fuir; des nymphes même m'ont aimé" (455-457).
Un tant soit peu pragmatique, il aurait pu se rabattre sur un second couteau, du règne divin ou humain, voire des deux, pour comparer.
Mais de telles idées ne l'effleurent même pas. "Que faire?", s'interroge-t-il. Son dilemme hamlétien: "Attendre d'être imploré ou implorer moi-même?" - prouve que sa religion est faite. Se rabattre sur un autre objet? Plutôt crever, d'ailleurs le moment est proche: "Déjà la douleur épuise mes forces; il ne me reste plus longtemps à vivre, je m'éteins à la fleur de mon âge".
Déserter son bien-aimé? Pour une seule raison, ne pas l'entraîner dans sa tombe fleurie: "La mort ne m'est point cruelle, car elle me délivrera de mes douleurs; je voudrais que cet objet de ma tendresse eût une plus longue existence; mais, unis par le coeur, nous mourrons en exhalant le même soupir" (l.465-474).
Mais pour qui se prend-il? Un peu de narcissisme aurait pourtant sauvé amant et aimé. Qu'il se mette lui aussi à cultiver un corps caressable, cajolable, masturbable - et il vivra vieux et heureux. Mais Narcisse s'accroche à son amour platonique, une passion plus éthérée n'a pas défrayé les chroniques, celle de Pétrarque pour Laure est à côté de la sienne de la pornographie hard.
Au départ, il est vrai, il "donne de vains baisers à cette source fallacieuse", et "pour saisir son cou qu'il voyait au milieu des eaux, il y plonge ses bras, sans pouvoir l'atteindre". Mais ces échecs n'entament en rien son désir, ce qui est commun; ni ne l'exacerbent, ce qui est pervers. La placidité de son bien-aimé le ramène à la case départ, à savoir à la paire d'organes du love at first sight: "Couché sur l'herbe épaisse, il contemple d'un regard insatiable l'image mensongère; il meurt, victime de ses propres yeux" (l.438-440).
Aimer à la lettre
Quelle est la véritable pathologie de Narcisse? d'avoir pris au pied de la lettre la phraséologie amoureuse. En peu de jours, il aura fait le tour des expressions figées, formules enchaînées, métaphores usées et platitudes insondables. Du "coup de foudre" à "aimer à en mourir" en passant par "depuis que je l'ai rencontré je ne ferme plus l'oeil", "je suis devenu un autre", et "l'homme de ma vie", il ne s'épargnera pas une. Narcisse est mort de littéralité.
Tout le monde l'aime, mais lui ose leur cracher à la figure: Votre amour facile m'étouffe dans l'oeuf. Les autres ne font la cour qu'après des études de marché, Narcisse saute sans filet et se casse sa belle gueule.
Narcisse - et Echo. Certes, la nymphe ne mérite pas d'être l'élue de celui qui est digne de l'amour universel. Consciente de ce que Narcisse était dans son droit en rejettant ses avances, c'était même de son devoir d'être sublime, Edith Hamilton en fait "la plus belle des nymphes"(). Or il faut en convenir, l'Echo d'Ovide est un objet de désir peu désirable.
Cela dit, elle est l'unique personnage de la fable qui hausse son jeu vers les cimes habités par Narcisse. De tous ses amoureux, elle seule ne crie jamais vengeance, de tous elle seule paie son amour au prix fort. Les deux aiment à en mourir, alors que les autres pratiquent l'amour fou comme un sport de loisir.
Narcisse déclare au reflet: Toi ou personne! -, et Echo: L'homme de ma vie n'est plus je m'en vais. Mais nous, amoureux de la fable et d'ailleurs, menons une vie en promotion: Quand on paie de sa personne, nous avons une réduction.
Et quand notre amour n'est pas réciproqué, par une alchimie courante nous le transmuons en ressentiment, courtiser la racaille et récolter la croix.
Selon le cliché, l'amour tue, selon la fable, l'amour de soi seul est mortel. Quel amant, hormis Narcisse, peut se vanter de n'avoir fait qu'aimer, du coup de foudre au coup de gong?
L'homme n'est pas un chat: en retombant sur tes pattes tu te casseras l'âme. Un homme se mesure par sa ténacité à terre: n'ayant pas d'états d'âme, Narcisse ne se relèvera jamais.
"No one here gets out alive"(), chantait Jim Morrison en 1968, les Sixties l'entonnaient avec ferveur; l'épopée des Doors s'est soldée par 1 mort, Jim Morrison (+ 1971).
La tragédie de Narcisse fut infiniment plus brève, et son bilan à peine plus lourd: 1 mort: Narcisse; 1 traumatisée à vie: Echo. Et ses dites victimes? Elles vécurent riches et heureuses jusqu'au Jugement Dernier: ce livre.
Narcisse doublé par son singe
Dr. Jekyll, le stéréotype de la split personality, est un bloc de Carrare à côté de Narcisse. Trois fois notre héros est-il dédoublé: par Echo, par le reflet, par la fleur. Normal, il était prédestiné à de telles péripéties de par sa double paternité; enfant, il pouvait passer pour un garçon ou pour une fille; il rendait de surcroît les autres tout aussi érotiquement flexibles, tant il correspondait à tous les goûts.
Narcisse caméléon? oui, en attendant mieux. Vouloir, c'est ne pas pouvoir autrement, or il peut autrement à en vomir, il ne peut pour ainsi dire que ça. Comme Ulrich, l'Homme sans qualités, Narcisse, l'homme bourré d'une qualité, patauge dans le possibilisme, son attention flirte avec la réalité mais n'accroche nulle part.
Pour tuer le temps, Narcisse et Ulrich s'adonnent aux mondanités. Qui fait basculer Ulrich du possible au nécessaire? Agathe, sa soeur et alter ego... Oui, le narcissisme est le terminus déductif de l'inceste.
Lignes prémonitoires. Quand je les ai rédigées, j'ignorais une variante de l'histoire de Narcisse que l'on doit à Pausanias: "Il a eu, dit-on, une soeur jumelle qui lui ressemblait en tout, ils avaient les mêmes cheveux, s'habillaient pareil, et allaient à la chasse ensemble. Mais Narcisse aima sa soeur, et quand la fille mourut, il avait l'habitude de hanter la source, sachant que ce qu'il y voyait était son propre reflet, mais il se consolait en imaginant que ce n'est pas sa ressemblance qu'il contemplait, mais celle de sa soeur".
Fait curieux, Pausanias ne dit pas que Narcisse était beau, pas plus ici que dans la première variante qu'il rapporte: "On raconte que Narcisse regarda dans l'eau, et ne se rendant pas compte qu'il s'agissait de son propre reflet, il tomba amoureux de lui-même, et mourut près de la source."
Ainsi selon Pausanias - ou selon ses informateurs -, le "crime" de Narcisse serait sans mobile. Or si l'amour aveugle est en parfaite conformité avec l'idée qu'en propagent les poètes, il est étranger au récit d'Ovide.
L'histoire de la soeur jumelle s'en éloigne davantage, car elle met en scène un amant calculateur, pour ne pas dire fin stratège. De ce Narcisse-ci transpire une préférence de soi toute mécanique: "Je m'aime parce que je suis elle, je l'aime parce qu'elle est moi, je m'aime, quoi!"
C'est donc à Pausanias que revient l'ingrate charge de servir de relais entre Ovide et Freud. Car Freud a raison. Qu'on le veuille ou non, je ne le veux pas, une bonne dose de narcissisme est indispensable à notre économie psychique.
Freud a raison, et sa vérité déchire l'humanité en deux camps inégaux. De ce côté-ci de la plaie nous nous agitons tous, acteurs et actionnaires du Grand Marché de la Tolérance et de la Complaisance; et de l'autre côté se dresse Narcisse, notre autre absolu. Tous les hommes sont narcissiques, tous sauf Narcisse.
() Vat. I, 185, II, 180. Lact. arg. 3;6.
() Denis Lindon, Les Dieux s'amusent. La mythologie, Castor Poche, Flammarion, 1995.
() René Zazzo, "Des enfants, des singes et des chiens devant le miroir", Revue de psychologie appliquée, 1979 (29:2), 235-246.
() Françoise Bettencourt Meyers, Les Dieux grecs. Généalogies, Paris, Christian, 1994.
() Lindon, Les Dieux s'amusent...
() Thimothy Gantz, Early Greek Myth. A Guide to Literary and Artistic Sources, Johns Hopkins U.P., 1993.
() Et la beauté d'Echo, et la passion non-réciproquée de Pan pour elle, sont "confirmées" par un mystérieux Ptolémée Héphestia, l'auteur de la fantaisiste Histoire nouvelle - ou la créature d'un non moins fantaisiste Photius (IXe siècle). "On dit qu'Hellène était appelée de son vrai nom Echo à cause de son habilité à imiter les voix" (Bibliothèque, 149b). Deux pages plus tard il refait la jonction avec la tradition: "Aphrodite mit au coeur de Pan l'amour d'Echo et elle fit même en sorte que de beau qu'il était, il devint laid et sans séduction".
() Edith Hamilton, La Mythologie, 1979 (1942).
() "Five to One, One to five, No One Gets From Here Alive". Jerry Hopkins & Danny Sugerman ont intitulé leur biographie de Morrison, No One Here Gets Out Alive, 1980.