NI MYTHE, NI GREC
"Composer, c'est se rappeler d'une musique que personne n'a encore entendue" (Robert Schumann)
Etat des lieux communs
J'aurais pu me fier au Narcisse rebattu et à son champ sémantique mille fois labouré et passer directement à l'assaut. Par un paresseux acquis de conscience, je décide d'en savoir un tout petit peu plus, juste le strict minimum, c'est-à-dire en consultant les dictionnaires et les encyclopédies.
"Narcisse (lat. Narcissus), sm. Personnage de la Fable qui, s'étant vu dans une fontaine, devint amoureux de lui-même et mourut en s'admirant. Fig. Homme amoureux de sa personne. C'est un narcisse" (Littré, 1863).
La langue, on le voit, n'a pas attendu la psychanalyse pour dénoncer, dans Narcisse, le bel éphèbe s'adonnant à l'amour facile de soi. Les poètes ont sonné la charge très tôt, Ronsard dès 1552, Shakespeare dans Antoine et Cléopâtre (1606).
Le terme "narcissisme" est frappé par Samuel Coleridge le 15 janvier 1822. Dans une lettre à son fils Derwent, il écrit: "Je suis heureux de pouvoir corriger mes craintes quant aux bals, concerts, et meurtre du temps dans le narcissisme [Time-murder in Narcissism] - heureux, car ton caractère sera moins discuté bruyamment et publiquement comme un jeune frivole [gay youth]".
Un pas de plus est franchi par la psychiatrie, qui nomme d'après Narcisse une perversion fraîchement découverte: "Le terme de narcissisme a été choisi en 1899 pour désigner l'individu qui traite son propre corps de façon semblable à celle dont on traite d'ordinaire le corps d'un objet sexuel: il le contemple donc en y prenant un plaisir sexuel, le caresse, le cajole, jusqu'à ce qu'il parvienne par ces pratiques à la satisfaction complète" (Freud, "Pour introduire le narcissisme", 1914).
Freud reprend la balle pathologique au rebond. En inscrivant le narcissisme "dans le développement sexuel régulier de l'être humain", il consolide son aura scientifique tout en le ramenant sur le terrain de la presque normalité.
Comme des milliers d'amateurs en quête d'éclairage, je poursuis mon "enquête" en ouvrant la première encyclopédie qui me tombe sous la main. Il s'agira de l'Encyclopaedia Britannica, elle déclame, en plus détaillé, ce que nous connaissons déjà.
Pour faire sérieux, j'enchaîne sur ses émules et épigones. Qu'en l'occurrence ils s'appellent Great Soviet Encyclopedia, Dictionnaire Hachette, ou Encyclopédie hébraïque revêt peu d'importance, car tous ressassent les mêmes trois morceaux: la mythologie grecque; Les Métamorphoses; la psychanalyse. Narrativement, cela donne un relais immuable: dans le rôle des producteurs, les Grecs, Ovide assure celui du médiateur bien informé, et pour la dernière ligne droite, un repreneur nommé Freud.
Grec & Ovide? Le clignotant de l'ex-historien déductif s'allume. Quand quelque chose cloche, je m'en vais consulter les spécialistes. Grâce à eux j'apprends qu'Ovide n'est pas notre unique source du mythe de Narcisse. Des Grecs en ont parlé, et en premier lieu, Pausanias(). Mais les savants omettent de mentionner que l'illustre voyageur a rédigé La Description de la Grèce vers l'an 160, soit un siècle et demi après la mort d'Ovide...
Le clignotant tourne au rouge sombre, la rage déductive a raison de ma paresse, il me faudra passer par Les Métamorphoses.
Je les ouvre à peine, qu'une note en bas de page me permet d'en sortir. Le nom Narcisse apparaît au vers 346 du Livre III. Georges Lafaye, à qui on doit l'édition de la Collection Budé, en nous éclairant soulage mon malaise: "On ne connaît point de poète qui ait traité avant Ovide de la légende de Narcisse; mais elle a dû avoir sa source chez les Alexandrins"(). Source quelque peu vague, la note en bas de page d'une autre édition de référence permet d'y remédier en la localisant: "La légende était d'origine béotienne et l'on montrait, près de Thespies, la source dans les eaux de laquelle il s'est miré (Pausanias, IX)"().
Le mystère est levé, Narcisse est ovidien de surface, grec de profondeurs, parole d'experts.
Trêve de crédulité. Quand les professionnels trahissent leur dilettantisme érudit, l'amateur n'a de recours qu'à la logique.
Quelle est l'assise de la vox populi savante? L'axiome des axiomes des mythographes: un mythe n'a pas d'auteur, il est anonyme par définition.
De cet axiome naît leur syllogisme fondateur: comme la mythologie relève de la tradition orale, toute manifestation signée d'un mythe n'en serait qu'une variante tardive, plus ou moins proche de l'originel, mais jamais sa copie conforme.
Ecoutons J. G. Frazer. Après avoir rendu compte de la version de Pausanias, son auteur fétiche, l'auteur du Rameau d'or conclut: "L'histoire de Narcisse est racontée différemment par Ovide et par Conon... Des trois versions, celle d'Ovide est probablement la plus proche de l'original"().
Son raisonnement tient la route, il est paranoïaque mais cohérent, cohérent car paranoïaque. Il suffit en effet de renifler un parfum mythologique dans un récit pour que son auteur soit suspecté, et dans la foulée convaincu, de seconde main.
Suivant cette logique, celui qui crée un personnage sentant le mythe prend le risque de se s'en voir déposséder. (L'inverse n'est pas moins vrai: les frères Grimm ont réussi à faire passer pour folkloriques pas mal de contes faits maison).
Au délire mythographe j'oppose une règle d'or: La première manifestation d'un thème en est l'acte de naissance jusqu'à preuve du contraire.
Mais comment trancher, comment surtout convaincre? On voit en effet mal les partisans de l'anonymat mythologique plier bagage de leur gré, le tréfonds est un fonds de commerce inépuisable.
Jouons serré. Le fair play m'oblige à reconnaître un je-ne-sais-quoi, dans la fable d'Ovide, qui lui octroie le sceau mythologique. La preuve, les contemporains et compatriotes d'Ovide n'ont pas hésité à reconnaître en Narcisse un grec de pure souche.
Le premier de la liste est un certain Hygin, que d'aucuns présentent comme l'ami d'Ovide(), mais que d'autres repoussent jusqu'à la fin du premier siècle. Narcisse est le héros d'un chapitre de ses Fables, malheureusement perdu; un autre: "Ephèbes qui furent très beaux", nous est parvenu, Narcisse y figure en l'illustre compagnie d'Adonis, Endymion, Ganymède, Hyacinthe().
Après(?) Hygin, un mystérieux Conon aurait inséré Narcisse dans un recueil de cinquante mythes, connu sous le nom de Narrations. Là aussi notre personnage est bien entouré, le récit qui le précède parle du fils de Pâris, celui qui le suit, de Minos, roi de Crète.
Tout ce qui est connu de Conon l'est par le long résumé qu'en propose Photius dans sa Bibliothèque (IXe siècle). Une dédicace sert de point de repère pour le situer vers l'an 10 de notre ère: drôle de coïncidence! Mais ce qu'on perd dans une forme d'authenticité, on le rattrape avec intérêt dans une autre: Conon était apparemment Grec!
Le comité d'accueil antique dédouane un peu mes chers ex-pairs. D'ailleurs, si leur immense majorité persévère dans l'appellation "mythe grec", d'autres se débrouillent pour ne pas trop se mouiller. Ils gardent toujours à Narcisse leur pleine confiance en tant que mythe, mais sans mention de nationalité: "La mythologie a accordé une grande place à Narcisse, la fleur du même nom étant la métamorphose, décidée par les dieux, du fils du fleuve Képhisos et de la nymphe Liriope"(
). Bienvenue au club des mythes apatrides ().
Ce vague en renforce le caractère mythique, l'existence de variantes aussi. Ainsi Ovide attribue la tragédie de Narcisse à son refus des avances d'une nymphe, Conon lui colle un amant mâle, et Pausanias, une soeur jumelle. N'est-ce pas la preuve que derrière tous ces récits, une version-mère archaïque se cache, irrémédiablement perdue et pourtant omniprésente?
C'est en effet le propre de la tradition orale que de générer une certaine polyphonie écrite. A ceci près qu'entre les discordances, incontestables, le topos "Narcisse" varie à peine. Il est partout concocté avec les mêmes ingrédients: adolescent, beau, eau, reflet, amour, mort -, ceux-ci forment le noyau dur, immuable, du récit().
A ceci près, aussi, que la version de Conon n'a laissé de traces nulle part ailleurs que dans la Bibliothèque de Photius, huit siècles après; et que celle de Pausanias est restée confinée dans les tiroirs des antiquisants.
A ceci près, surtout, qu'avec Conon, Hygin, Pausanias, le compteur du mythe reste bloqué à l'an 1 de notre ère. En amont d'Ovide c'est le vide, retour à la case départ.
Thèse: l'extrême rapidité avec laquelle Narcisse est coopté par les Romains est due à sa facture mythologique, en même temps elle indiquerait que Narcisse n'était pas disponible sur le marché auparavant. La liberté que contemporains et postérités immédiates se sont allouée avec le récit trahit tout au plus l'effet de mythe qu'Ovide a su partout provoquer.
Cet effet est accentué par une astuce grammaticale: le suremploi de l'anaphore pronominale "il". On se serait attendu à ce qu'Ovide martèle le nom de sa trouvaille pour ainsi le graver dans les mémoires des lecteurs. Surprise, il ne le cite nommément que deux fois, et jamais tel quel: "Narcissumque uocat", "Narcissum". En se contentant du neutre "il", Ovide crée un faux déjà vu: mais on le connaît tous, pas besoin d'insister. (Le nom d'"Echo", par contre, apparaît huit fois, alors que sa présence est plusieurs fois attestée dans la mythologie grecque).
Le compte à rebours
Fraîchement échoué dans la Rome du Ier siècle, Narcisse s'y est si bien acclimaté que sous Néron, Lucillius se permet d'en inverser la morale dans une de ses épigrammes satiriques: "Avec un tel museau, Olympicos, ne te dirige pas vers une source ni, dans la montagne, vers quelque onde transparente. Car toi aussi, comme Narcisse, en regardant bien en face ton visage, tu tomberas mort, saisi d'une haine mortelle envers toi-même" (Anthologie palatine, XI, 76).
Que Narcisse se meuve dans la mythologie grecque comme un poisson dans l'eau saute aux yeux. Nous verrons sous peu l'aisance avec laquelle il s'associe à Artémis et à Eros, deux divinités qui ne sont mentionnées par aucune source du "mythe" mais qui lui vont comme un gant. Il est assimilé à l'Olympe et à ses banlieues comme s'il en était la pièce manquante, il suffisait d'y penser.
Affubler de fleurs une généalogie, humaine ou divine, porte la griffe grecque, à ne pas en douter. Ainsi jacinthe et adonis ont démarré en éphèbe et daphné, en nymphe. Et pourquoi pas narcisse? Sa racine: narkissos, narcose, engourdissement - l'y a fortement prédestiné. Et ce champ si chargé est encore renforcé par son antécédent homérique: L'Hymne à Déméter raconte comment la fleur a joué le rôle d'appât dans le rapt de Perséphone:
"Nous jouions et cueillions de nos mains des fleurs charmantes - tout à la fois les tendres crocus, les iris, les jacinthes, les boutons de roses, les lis qui éblouissent les yeux, et aussi le Narcisse que la vaste Terre fit pousser comme la fleur de safran. Et moi, toute joyeuse, je le cueillais, lorsque s'ouvrit la terre d'en-dessous et qu'il surgit le Seigneur de tant d'hôtes (Hadès). Malgré toute ma résistance, il m'a entraînée sous terre avec son char d'or, et j'ai poussé des cris aigus. Voilà toute la vérité que je te dis, malgré mon chagrin" (I, 405-434).
Tout semblait prédisposé le narcisse à l'anthropomorphisme, mais quatre siècles après Homère, dans l'Athènes classique il n'en est toujours rien, ces lignes de Sophocle en sont la preuve:
"Là chaque jour s'épanouissent,
sous la sainte rosée, en grappes opulentes,
le narcisse, des deux déesses très augustes
[Déméter et Perséphone] antique diadème,
et l'éclat doré du safran; là, toujours vives,
d'un cours toujours égal, les sources de Céphise
s'épanchent, vagabondent" (Oedipe à Colone, 682-688).
Les deux déesses "très augustes" étant Déméter et sa fille Perséphone.
Deux siècles plus tard, narcisse refait surface dans le cercle de Théocrite dit des "bucoliques grecs": "Telle était la corbeille de la toute-belle Europé. Arrivées dans les prés fleuris, les jeunes filles se divertissent à chercher chacune telle sorte de fleur; l'une prenant le narcisse odorant, l'autre la jacinthe..." - Zeus aperçoit Europé, éprouve un vertige amoureux, se déguise en taureau et la séduit. Il s'agit donc d'une variation sur le rapt de Perséphone, et le narcisse n'y a toujours pas de majuscule.
L'auteur de ce récit est Moschos. Il mérite qu'on retienne son nom, car il est aussi l'auteur d'un épigramme curieux: "Pan était amoureux de sa voisine Echo; Echo, amoureuse d'un Satyre bondissant; le Satyre était fou de Lydé..." (on y reviendra). C'est la preuve, une de plus, qu'au deuxième siècle avant notre ère, le narcisse homérique n'a encore engendré ni l'éphèbe ni Echo.
Mais ces droites parallèles finissent par se rencontrer. Vers l'an 1, Ovide, en s'engouffrant dans la brèche laissée par les Grecs, tapa dans le mille.
Il ne serait pas trop osé d'avancer qu'Ovide connaissait ses classiques, et qu'en composant son poème, il a fait dans le recyclage: Sophocle devait lui avoir soufflé l'idée de faire de Céphise le père de Narcisse, Moschos, de faire d'Echo sa soupirante.
Fausse alarme, bonne piste
Affolement général. Dans un article fourni sur notre héros, un éminent spécialiste du monde classique renvoie à Strabon().
Pourquoi m'alarmer? parce que Strabon est à la fois Grec et l'aîné de quelques années d'Ovide. Si par malheur il a ouï dire l'histoire de Narcisse lors de ses voyages en Grèce, cela mettrait en péril mon bel édifice, j'accours.
"Près d'Oropus se trouve un lieu appelé Graea, et aussi le temple d'Amphiaraüs, et le monument de Narcisse l'Erétrien, qui est appelé "Sigelus", parce que les gens le passent en silence. D'aucuns disent que Graea est Tanagra" (Strabon, Géographie, IX, ii, 10).
Qui est ce Narcisse? Pour Horace Leonard Jones, de l'Université Cornell, une sommité en la matière, le doute n'est pas permis, c'est le nôtre. Voici ses lumières, modestement enfouies dans une note en bas de page: "A cause de son amour pour l'indiférent Narcisse, Echo est morte de coeur brisé..."
Et si le Prof. H.L. Jones, Ph.D., LL.D. était dans le vrai? Il paraît tout au moins bénéficier d'une alliée de choix: la géographie grecque. Suivez le guide.
CARTE
Le Narcisse de Strabon est natif d'Erétrie, en Eubée, soit sur l'autre côte du détroit; mais son monument se situe de ce côté-ci, en Béotie, à Oropus ou à Tanagra. Oropus, précisément, n'est qu'à soixante stades de Rhamnonte, en Attique, où se trouve le sanctuaire de Némésis, la déesse par qui le malheur de Narcisse arriva. Et Rhamnonte à son tour n'est pas loin de Céphise, toujours en Attique.
Est-ce bien raisonnable que d'imaginer deux Narcisse célèbres sur un si petit périmètre? La balance semble lourdement pencher pour "Narcisse, mythe grec".
Il y a pourtant un hic. Strabon ne consacre pas une ligne aux exploits qui ont valu à son Narcisse un monument. De deux choses une: soit le voyageur n'a pas jugé bon de rapporter ses titres de gloire, parce qu'ils ne l'ont pas frappé outre mesure; soit ils ont été ignorés par les Béotiens eux-mêmes.
Or notre Narcisse n'a jamais laissé indifférent! Sa carrière posthume est là pour le prouver: qui aurait oublié le jeune homme qui est tombé amoureux de son reflet à en mourir. Le Narcisse de Strabon n'est donc pas le Narcisse d'Ovide!
Ainsi, l'Antiquité comptait en ses rangs un Narcisse sans histoire en Béotie, et un Narcisse sans lieu de mémoire à Rome. La première tentative pour unir les deux en un date de la deuxième moitié du premier siècle. Dans son commentaire de Virgile, Probus le grammairien colporte une "tradition obscure" (Grimal) selon laquelle le Narcisse d'Erétrie, sur l'île d'Eubée, aurait été tué par un certain Epopos; de son sang aurait jailli la fleur qui porte son nom (). Mais la mayonnaise n'a pas pris.
Un siècle et demi plus tard, Pausanias proposera la synthèse qui fera mouche aux yeux d'une postérité allergique à la redondance. Il commence par situer la source de Narcisse sur le sommet du Mont Hélicon, soit à une journée de marche d'Oropus. (C'est aussi "à Thespies, en Béotie (la ville n'est pas très loin de l'Hélicon)", que Conon fait naître Narcisse.) Après avoir enraciné notre héros, il lui colle une histoire qui rappelle celle d'Ovide sans en être la copie exacte. Pour parfaire la touche folklorique, à la première version Pausanias ajoute une deuxième, celle de la soeur jumelle.
Qui n'a pas lu Les Métamorphoses, dans l'Antiquité tardive? Il est donc fort probable que Pausanias ait projeté le Narcisse d'Ovide sur celui de Théspies. Mais il était peut-être de bonne foi, et ce sont les Béotiens eux-mêmes qui ont plaqué le récit d'Ovide sur leur illustre anonyme. Jamais on ne connaîtra l'identité du mythomane, l'explorateur comme les autochtones ayant eu largement le loisir de joindre le beau à l'utile, à savoir de s'approprier un personnage qui ne leur échappera plus.
On ne saurait leur en vouloir. Les experts, pourtant sages et désintéressés, font le même amalgame. Ils le font de plus en plus, il y va de leur principal article de foi: un mythe n'a pas d'auteur, ni une seule version. Grâce à Pausanias, mythe et héros seront d'origine obscurément béotienne, et ce pour l'éternité().
Et Strabon persévère dans sa cécité. Avant Pausanias, avant Ovide, au temps de Conon (?), il visite Théspies, il grimpe sur le mont Hélicon, il longe la rivière Céphise et admire le sanctuaire de Rhamnonte, et de tous ces hauts-lieux-dits du narcissisme, il n'en rapporte aucun écho. Et pour cause: lors de son passage, notre Narcisse était encore en gestation à Rome.
Le silence est d'or
Je vois aux tenants du "Narcisse, mythe grec" une sortie de secours honorable une seule: lire l'absence comme silence. C'est par cette pirouette qu'historiens, anthropologues, et psychanalystes ont fait cracher le morceau à d'innombrables sourds et muets.
Mais d'une technique qui leur a rendu de si fiers services, les mythographes doivent vite faire le deuil. Comment en effet feraient-ils, de Narcisse, l'auteur d'un crime plus indicible encore que les exploits d'une Médée ou d'un Oedipe, que les Grecs ne se sont pas gênés pour chanter en choeur? Faire passer l'amour de soi pour un tabou est une véritable tromperie sur la marchandise. C'est d'autant plus flagrant à l'ouïe du vacarme suscité par le récit d'Ovide tout au long de l'Antiquité tardive.
On voit d'ailleurs mal ce qui aurait pu pousser les Grecs à taire un personnage qui, selon les savants, sort de la cuisse de Zeus. Frazer, par exemple, considère la version d'Ovide comme la plus authentique parce qu'elle recycle deux superstitions (sic) répandues en Grèce: "L'âme ou la vie loge dans le reflet ou dans l'ombre; il est donc dangereux pour l'homme de se regarder dans l'eau", et "rêver de s'être ainsi reflété est un augure de mort".
Le thème de l'amour fou, fatal, de soi a rencontré un succès foudroyant dès sa lancée sur le marché par Ovide, ce succès ne s'est jamais démenti depuis. Deux fois encore Narcisse a inspiré des poètes à sa mesure: Le Portrait de Dorian Gray, "Pour introduire le 'narcissisme'". Mêmes causes, mêmes effets: les fables d'Oscar Wilde et de Sigmund Freud ont suscité hommages, parodies, et malentendus, soit une avalanche qui n'a de précédent que celle provoquée par leur illustre, et méconnu, aîné.
L'expérience cruciale
Une histoire aussi accrocheuse ne peut que faire un tabac partout où elle passe; un tabac, c'est-à-dire qu'on aurait dû en croiser moult variantes.
Leur absence, avant Ovide, aurait dû clouer le bec aux tenants du "Narcisse, mythe grec", pourtant ils persistent et signent. Ainsi, disposant du même dossier, un Robert Graves n'hésite pas à vulgariser dans ses célèbres Mythes grecs (1955) un Narcisse synthétique, mélange d'Ovide et de Conon.
En langage d'échecs, cela s'appelle pat. Pour trancher le noeud gordien, j'ai mis en scène une expérience cruciale, en voici les termes:
- Si Narcisse est la créature d'Ovide, on n'en trouvera pas de représentation picturale avant le premier siècle de notre ère.
- Comme le récit d'Ovide sent le mythe au nez de ses contemporains mêmes, et puisque le thème est un aimant si puissant, il devait avoir suscité l'engouement des artistes dès que les Métamorphoses ont commencé à circuler.
Afin de mener à bien l'expérience, il fallait disposer d'une banque de données exhaustive. Coup de chance! Ce tour de force aurait été impossible il y a cinq ans encore, il est possible aujourd'hui. Sous l'égide de l'U.N.E.S.C.O. et de l'Union Académique Internationale, des centaines de chercheurs se sont mobilisés pour recenser toutes les représentations figuratives des personnages de la mythologie gréco-latine: le Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae est lancé. En 1981 en paraît le premier volume, et en 1992 (!), le sixième: Kentauroi - Oiax. Donc "Narkissos".
Grâce à ce miracle d'érudition - oui, me voici en train de boire goulûment au puits dans lequel je viens de cracher -, on est en mesure d'affirmer haut et fort: Narcisse naît à l'art à Rome, vers l'an 40 de notre ère.
Naît? mais c'est un véritable dumping. Rien qu'à Pompéi, on compte vingt-trois peintures murales dont il est l'indiscutable protagoniste - dans une vingtaine d'autres, si ce n'est pas lui, c'est son sosie; chiffre effarant, auquel s'ajoutent cinq statues et des gemmes. Outre Pompéi, et rien que lors des trois premiers siècles, Narcisse & Co. - Echo, Eros et Artémis - sont célébrés sur huit mosaïques, dix bas-reliefs, des gemmes et des textiles.
La messe est dite? Pas pour les spécialistes. Birgitte Rafn, l'auteur de cette somme sans équivoque, persévère dans le flou artistique de ses pairs. Certes, il ne lui a pas échappé que "le mythe de Narcisse est largement illustré dans le monde romain à partir du premier siècle... Il n'y a pas de doute que c'est l'influence des Métamorphoses qui se manifeste à Pompéi et ailleurs". Mais un mythe ne serait plus un mythe s'il était griffé. Du coup Conon, Hygin, Pausanias et tutti quanti sont cités à pied d'égalité avec Ovide, leur seul défaut étant d'être moins loquaces que leur compère: "Ovide offre le compte-rendu le plus compréhensif de la vie de Narkissos". Comme si une docte comparaison des Noces de Figaro de Beaumarchais, de Mozart (& Lorenzo da Ponte), et du Barbier de Séville de Rossini s'achevait par un bémol: "C'est finalement Beaumarchais qui offre la plus fidèle version de la carrière de Figaro"...
Quand on ne change pas une équipe qui ne peut pas perdre, je change de sport.
[1]) Avi- Yonah & Schatzman, Illustrated Encyclopaedia of the Classical World, Harper & Row, N.Y., 1975.
() Georges Lafaye, Ovide, Les Métamorphoses, Belles Lettres, 1925.
() Joseph Chamonard, Ovide, Les Métamorphoses, Garnier-Flammarion, 1966.
() J.G. Frazer, Pausanias, Description of Greece, Londres, 1898.
() P. Van de Woestijne, "Un ami d'Ovide: C. Iulius Hyginus", Musée belge, 33, 1929, 31-45.
() Fables, Ch. 271? Le chapitre 270 traite de "Qui furent très beaux", on fréquente, entre autres, Pâris et Achilles.
() Eloïse Mozzani, "Narcisse", Le Livre des superstitions. Mythes, croyances et légendes, 1996. Citons aussi Jeannie Carlier dans Y. Bonnefoy, Le Dictionnaire des Mythologies, 1981, et Birgitte Rafn dans le Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae.
() De rares scrupuleux s'abstiennent de citer Narcisse dans des ouvrages trop ciblés; c'est le cas de Claude Mossé & Erich Lessig, Les Mythes grecs, 1991, et de Pierre Lévêque & Louis Séchan, Les grandes divinités de la Grèce, 1990.
() Vladimir Propp, l'auteur de La Morphologie du conte populaire, aurait reconnu les siens.
() Pierre Grimal, "Narcisse", Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1951.
() Probus zu Verg. eclog. 2, 48 (S. 330 in Hagens Ausg.)
() "La patrie du récit est la Béotie; Paus. IX, 31 a vu la source de Narcisse à Thespies", Der kleine Pauly.