L'HISTOIRE JUIVE ENTRE SENS ET REFERENCE. ET GLUCKEL?
Daniel S. MILO
Des deux textes offerts par l'expérience, j'ai choisi de me frotter aux Mémoires de Glückel von Hameln([1]). Une première lecture, animée par le besoin de trouver une entrée qui soit à la fois personnelle et féconde, dégage diverses possibilités. Or les pistes spontanées sont délaissées, les pistes recherchées choisies, mais au nom de quoi: de la rentabilité? du spectacle? de la virtuosité? de la vérité? Il en va ainsi de toute gymnastique, qu'elle soit sportive, artistique, philosophique, scientifique.
"Shopping list"([2])
Les directions abandonnées ont pourtant quelqu'intérêt:
- L'individuation. Faute de détails, les êtres et les scènes manquent d'épaisseur "réaliste" (si ce n'est, paradoxalement, à travers les chiffres). Les personnages sont désignés par fonctions et rôles, presque à la Propp: riche, juste, savant, bon.
- L'anti-narration. Outre les nombreuses digressions, le texte tend aux écarts entre fabula (diégèse, ordre chronologique et logique de l'intrigue) et sjuzet (ordre par lequel l'intrigue est transmise au lecteur). Glückel ne cesse d'annoncer ce qu'elle va raconter - qui devait d'ailleurs être déjà connu de ses destinataires-enfants. Ainsi les deux parties des Mémoires, la partie allemande et la partie messine, ont pour dénouement ce que Glückel ne se lasse pas de pré-dire:la mort de Haïm dans la première, la faillite, le déshonneur et la mort de Cerf dans la deuxième. Est-ce dû au hasard, au peu de maîtrise([3])? ou peut-on découvrir une logique dans l'obstination à tuer le suspense?
- Une géographie différentielle. Que de lieux cités: quelque quatre-vingts noms d'Etats, régions, villes, villages, fleuves! On aurait pu reconstituer la, ou plutôt les, géographies de Glückel; pour les comparer aux géographies politiques, commerciales, linguistiques établies à l'époque. Posant ainsi la question des frontières: où se termine, pour Glückel, son espace propre, où commence l'étranger? Amsterdam et, dans une moindre mesure Copenhague, sont en opposition forte avec Metz, les premières constituant le chez soi, la deuxième, l'ailleurs menaçant. Qu'on songe à son dépaysement total quand elle débarque à Metz pour s'y remarier.
- Une logique d'alliances. Car la géographie de Glückel est avant tout matrimoniale, c'est celle des chidu'chim (arrangements des mariages) de ses enfants. Glückel place ses enfants auprès des grands du monde juif, selon une stratégie qui n'est pas sans rappeler le réseau matrimonial aristocratique. D'où l'idée d'une étude comparative entre ces deux milieux qui, avec l'Eglise, sont les plus cosmopolites, c'est-à-dire supra-régionaux de l'Ancien Régime([4]).
Un vrai-faux départ
Ecartées, on verra pourtant ces pistes resurgir au long de cet essai. Mais ce sont deux autres pistes, contestables, contestées, qui ont commandé ma recherche:
- L'absence du regard
Pour le dire un peu bêtement, c'est l'absence de couleurs qui l'a déclenchée. Sur 300 pages et plus, aucune mention de couleur: ni des yeux ni des cheveux de ses enfants; ni des paysages parcourus; ni des pierres précieuses qui constituent son fonds de commerce principal. (Une ultime lecture a d'ailleurs révélé une couleur: "On a fini par me dire que l'enfant avait tout son corps recouvert de taches brunes", p.145). Des couleurs, à la description; car Glückel von Hameln ne décrit pas - elle compte!
J'ai été sensibilisé à cette absence par le hasard de deux lectures parallèles: le roman de Yachar Kemal, Mèmed le Mince, qui abonde en couleurs, parfums, textures, touchers; et le livre de Svetlana Alpers, The Art of Describing. Dutch Art in the Seventeenth Century([5]), qui pose l'opposition entre peinture nordique, descriptive et peinture italienne narrative. Comparée à Kemal et à Vermeer, Glückel fait figure d'aveugle.
Mais peut-on fonder un argument sur pareille comparaison ([6])? Certes non. Même si une visite récente au Musée de Berlin à Dahlem m'a révélé une Réforme bannissant pour presque trois siècles les arts plastiques de l'Allemagne du Nord, là où ils étaient si florissants, à l'image de Dürer, Cranach, Grünewald, Holbein. Mais on prétendra qu'Allemands et Juifs avaient cultivé l'indifférence visuelle pour des raisons dissemblables.
De fait, ce n'est ni à un roman moderne, ni aux peintres nordiques, mais au genre "mémoires" qu'il serait avisé de comparer les Mémoires de Glückel. C'est ce que fit Giulia Calvi, en les juxtaposant au "livre de famille" (ricordi) de Maddalena Nerli Tornabuoni, florentine de la seconde moitié du XVIIe siècle:
"A la différence de Glückel, Maddalena a beaucoup de rapports aux objets. C'est la présence, l'usage, la transmission des objets personnels et du mobilier de sa maison qui expriment pour nous son identité. Nous pouvons reconstruire chaque chambre de son palais et presque la voir passer du jardin aux pièces du rez-de-chaussée et aux chambres des ses enfants et de ses domestiques. Nous savons qu'elle avait des draps d'accouchement, des coiffes de nourrisson, de l'argenterie, de la laine, des portraits, des livres et dans quel coffre de quelle pièce du palais tout ceci se trouvait. Glückel au contraire se meut dans un espace qui, pour nous, semble vide([7])".
Mais quel statut accorder à cette comparaison? Or, ce sera une constante de ma recherche, plus j'aurai du mal à ancrer mes hypothèses dans les Mémoires de Glückel,plus des éléments extérieurs les consolideront. En d'autres termes, plus le dossier s'étoffait, moins Glückel y trouvait de place. Ce décalage ne manqua pas de poser problème au jeu par nous établi. Ceci explique mes efforts répétés, que d'aucuns jugeront artificiels, d'autres, pathétiques, de retourner à la source - mais le hors-Glückel l'emportant toujours.
- Et si on lisait les Mémires à travers Max Weber puis Werner Sombart?
L'expérimentation repose sur l'estrangement. Lire les Mémoires d'une grande marchande juive à travers la thèse de la corrélation entre puritanisme et capitalisme - L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme de Max Weber([8]) - répond à cette définition. (Notons qu'on a déjà promené le modèle weberien en terres lointaines, au Maghreb et en Asie du Sud-Est par exemple([9])).
Dans un premier temps, il s'agissait de relever, outre les nombreuses références explicites aux Juifs, tout ce qui s'applique, sans effort de réécriture, au judaïsme, et plus particulièrement aux Mémoires de Glückel. En voici deux exemples:
* "[...]l'on rencontre dans les mêmes groupes un sens extrêmement aigu des affaires combiné avec une piété qui pénètre et domine la vie entière. Ces cas ne sont pas isolés; au contraire, ce sont des traits caractéristiques des Eglises et des sectes les plus importantes de l'histoire du protestantisme"(Weber, p.38).
* "De toute évidence, le sentiment de puissance, la considération sociale que confère le simple fait de la richesse, jouent aussi leur rôle. Lorsque l'imagination d'un peuple entier a été dirigée sur les grandeurs purement quantitatives, comme aux Etas-Unis, le romantisme des chiffres exerce sa magie irrésistible sur ceux des hommes d'affaires qui sont aussi des ."(p.73).
La facilité de la tranposition - dans de nombreux cas, on peut même parler d'interchangeabilité entre puritanisme et judaïsme - n'a pas échappé à Max Weber, il en fait souvent état. Une lecture vicieuse de L'Ethique protestante verra dans plusieurs traits constitutifs du modèle weberien des techniques de démarcation entre ces deux univers trop semblables.
C'est ce qu'affirme Werner Sombart, qui occupe le terrain que je pensais vierge. Son livre Les Juifs et la vie économique([10]), de 1911, est sciemment pensé comme réécriture de l'Ethique protestante de Weber. Le chapitre "Judaïsme et puritanisme" est clair:
"J'ai déjà dit à plusieurs reprises [cf.p.251] que ce sont les études de Max Weber sur le rôle du puritanisme dans le développement du capitalisme qui m'ont fortement encouragé à entreprendre mes recherches sur le judaïsme, d'autant qu'en lisant ses études j'avais acquis la conviction que les idées fondamentales du puritanisme, celles qui ont eu pour le développement du capitalisme une importance essentielle, se trouvent exprimées avec beaucoup plus de force et de relief dans la religion juive qui, naturellement, en a aussi la priorité. [...] une pareille confrontation ferait apparaître un accord complet entre les conceptions juives et les conceptions puritaines: la prépondérance des intérêts religieux, l'idée de la récompense, la rationalisation de la vie, l'ascèse , le mélange intime des représentations religieuses et d'intérêts matériels, la conception calculatrice du problème du péché et beaucoup d'autres traits [en particulier la rationalisation de la vie sexuelle] se retrouvent également dans les deux cas."(p.320).
Et Sombart de conclure: "Le puritanisme n'est que du judaïsme"(p.321)...
La lecture des Juifs et la vie économique - et, dans une moindre mesure, celle de la littérature que cette controverse a suscité([11]) - a modifié l'expérimentation. Celle-ci consistait, à présent, à redescendre dans le texte de Glückel pour y trouver ce qui correspondrait - ou s'opposerait - aux thèses de Sombart. L'exercice est légitimé par le fait que Sombart a lu la première traduction allemande des Mémoires, parue à Vienne en 1910, mieux, il les a exploités: pp.78; 239; 287: "C'est encore dans les Mémoires de Glückel von Hameln que nous trouvons un admirable exemple de cette union des intérêts matériels dans le coeur d'un Juif véritablement pieux" - et suivent plusieurs citations des Mémoires. Source - et preuve:
"En premier lieu, le Juif se présente à nous comme l'homme d'affaires pur, comme l'homme qui, en affaires, ne connaît que les affaires et qui, se conformant en cela à l'esprit de la véritable économie capitaliste, proclame, en présence de toutes les fins naturelles, le primat du gain, du profit, du bénéfice. Je ne saurais citer de meilleure preuve, à l'appui de cette proposition, que les Mémoires de Glückel von Hameln. Ce livre, aujourd'hui traduit en allemand, est, à beaucoup d'égards, une source infiniment précieuse pour ceux qui veulent connaître le rôle que les Juifs ont joué aux phases initiales du capitalisme, ainsi que le caractère et le genre particuliers de leur activité [...] Chez cette femme, en effet (et, notons-le, chez toutes les autres personnes dont elle a quelque chose à nous raconter), toutes les idées et tous les sentiments n'ont qu'un centre et qu'un objectif: l'argent. Bien que les récits concernant les affaires proprement dites n'occupent que très peu de place dans ces Mémoires, j'y ai cependant compté 609 passages (313 pages) où il est question d'argent, de richesse, de gain, etc. L'auteur ne parle jamais d'une personne et de ses actions, sans faire à ce propos une remarque relative à des affaires d'argent. Et s'il est un intérêt qui domine tous les autres, c'est celui qui se rattache aux avantages pécuniaires du mariage"(p.179).
"Retour à la source": Glückel fut-elle capitaliste?
Oui, si l'on adhère à la définition de Max Weber: "Nous appellerons action économique celle qui repose sur l'espoir d'un profit par l'exploitation des possibilités d'échanges, c'est-à-dire sur des chances (formellement) pacifiques de profit"([12]). Mais peu d'échanges économiques échappent à cette définition. "Ce qui compte, ajoute Weber, c'est qu'une estimation soit faite en argent; peu importe que ce soit par les méthodes de la comptabilité moderne ou de toute autre manière, si primitive et rudimentaire soit-elle. Tout se fait par bilans" - parfait résumé de l'affaire Juda Berlin (Livre III, pp.83-95); mais point d'autres.
D'autres indices prêchent en effet pour une classification plus modeste, qui la camperait du côté des négociants et marchands([13]) - mais pas des moindres: Glückel fait des affaires avec quelques uns des grands financiers juifs de l'époque, Berlin, Oppenheimer, Wertheimer, et son deuxième mari, Cerf Lévy, a causé un des grands scandales financiers de l'époque.
Que Glückel soit Capitaliste, proto-capitaliste, ou mercantiliste, une chose est sûre: Glückel compte. Ce trait a incité Alain Boureau de proposer de lire les Mémoires comme un faux antisémite. Ce comptage a aussi exalté Sombart qui a repéré "609 passages (313 pages) où il est question d'argent, de richesse, de gain, etc.". Ajoutons que Glückel associe souvent sommes d'argents et mesures du temps, dans l'affaire Juda Berlin, déjà citée, dans le séjour à Hildesheim puis à Amsterdam (pp.109-115), dans leur mauvaise affaire avec Moïse Helmstädt (pp.121-124), etc. Et même si on est loin d'une quelconque technique sophistiquée du bilan, les Mémoires trahissent une conscience aigüe qu'il faut "faire travailler l'argent" - une des particularités du capitalisme selon Weber([14]).
Sombart: le défi
Le dossier des Juifs et la vie économique est imposant; il comporte des contributions d'économistes, sociologues et historiens d'envergure: Maurice Halbwachs, Henri Sée, Freddy Raphaël, et tout récemment Giacomo Todeschini([15]). Il n'est point dans mon intention ni dans mes cordes d'en présenter une synthèse. Il s'agit pourtant d'un défi majeur pour l'histoire juive. Admettant cette évidence, que les Juifs ont toujours été sur-représentés dans les activités économiques, et en particulier dans le maniement de l'argent, on ne peut pas écarter tout effort d'expliquer ce phénomène comme raciste (même si ces motivations, qu'elles soient philo-, ou anti-sémites, sont rarement absentes de ce type d'effort). Par "défi", je n'entends donc ni une apologétique, ni une critique à tout prix. Il est tout aussi non-pertinent de chercher des contre-exemples aux thèses de Sombart; ils sont innombrables, Sombart l'a reconnu dans les phases de la démonstration où son antisémitisme céda le pas à la lucidité intellectuelle. Le propre de la thèse unilatérale, comme la définit Sombart, comme Weber définit la sienne, est l'exagération et le tri biaisé, "du fait même que tous les phénomènes sont considérés à un seul et unique point de vue"(Sombart, p.25; voir aussi p.14).
De cet immense sujet, récapitulons les facteurs qui prédisposeraient les Juifs - et après eux, les puritains - au capitalisme: primauté du rationalisme; rôle central du Texte, du Verbe; formalisme juridique; goût prononcé pour l'abstraction - donc pour le chiffre, donc pour l'argent; dépersonnalisation des échanges; méfiance, voire hostilité envers la Nature; urbanisation précoce; Exil.
Or ces prédispostions ont une cohérence, elle est d'ordre sémiologique. Toutes renvoient à l'autonomie des signes par rapport aux objets qu'ils sont censés dénoter. Ma principale thèse est qu'il existe une corrélation forte entre la dissociation cognitive des signifiants et des signifiés et la faculté de penser l'économie monétaire.
Le problème de la dénotation: dix-sept siècles, trois exemples
- C. IIIe siècle. Passage tiré du Talmud de Babylone (Baba Kamma), il traite de l'importante distinction entre tam (innocent, mais aussi celui qui pèche pour la première fois), et mu'ad (destiné à pécher de par son essence, et aussi récidiviste):
"Le loup, le lion, l'ours, le léopard et le bardalis [sont les cinq cas de mu'ad]. Qu'est-ce qu'un bardalis([16])? - Rab Judah dit: nafraza. Qu'est-ce un nafraza? R. Joseph dit: apa. Une objection a été soulevée: R. Joseph ajoute alors le zabu'a [à la liste des cinq cas de mu'ad]. R. Eleazar ajoute aussi le serpent. Maintenant R. Joseph dit que zabu'a signifie apa. Mais ce n'est pas une contradiction, car la dernière appellation [zabu'a] s'applique au mâle, alors que la dernière [bardalis] à la femelle, comme est enseigné ailleurs: Le mâle zabu'a devient après sept ans une chauve-souris, la chauve-souris devient après sept ans un arpad [mot obscur que l'hébreu moderne a adopté pour "vampire"], l'arpad devient après sept ans un kimmosh [xanthium?], le kimmosh devient après sept ans une épine, et l'épine devient après sept ans le démon" (Baba Kamma, 16a; c'est moi qui traduit).
Je veux bien qu'il s'agisse d'un débat parodique - mais quel pourrait bien être son statut référentiel dans un texte qui fait Loi?
- Vers 1900:
"Un juif reçoit un télégramme en hébreu de son fils lui annonçant qu'il a été mis en zinok. Le père tremble et crie: comment chercherais-je mon fils? Dans le bor [trou], comme Raschi traduit zinok, dans la mezuda [forteresse], comme le traduit le Radak, et peut-être dans le biv [égoût], selon la glose du Malbim..."([17])
I. Avineri, qui rapporte l'anecdote, déplore l'indétermination continue du mot zinok dans l'hébreu moderne: "Dans l'affaire du zinok on n'a pas progressé depuis. Mais je suis convaincu que dans peu de temps, le zinok aussi sera une chose très, très précise, pas moins que beit-sohar [prison] et makhane hes'ger[camp d'isolement]"; voeu exaucé en cette même année 1946, quand le référent de zinok se fixa à "geôle"/"cachot". D'autres termes n'ont pas eu cette "chance", qui sont restés dans un grand "flou dénotatif". La situation a pourtant beaucoup évolué depuis le XIXe siècle, quand "ont été répandus des milliers de mots dont la dénotation a été indéfinie et indéterminée"([18]), a fortiori depuis le XVIIe, ou le VIIe siècle, quand l'hébreu était une langue uniquement écrite (et non pas une langue morte, comme on l'affirme trop souvent).
- Eté 1988. Meah-Shearim, quartier ultra-orthodoxe de Jérusalem, qui frappe tout touriste, l'étranger comme l'israélien laïc, par son mépris pour les données élémentaires du siécle et du contexte. Lors de mon intrusion pourtant bien accueillie dans un heder (école primaire religieuse), j'ai aperçu sur le tableau le verset "mafris parsa, ma'aleh guera" (artiodactyle, ruminant). J'ai demandé aux vingt gamins - de quatre ans! - de lire l'inscription, ce qu'ils firent sans problème. "Qui a des sabots et rumine?". Silence. Nul ne connaissait un animal répondant à cette définition. "Une vache, peut-être?", ai-je demandé. Silence toujours. L'explication en est aisée. Ce n'était pas un cours de zoologie, mais de "théologie culinaire", le verset étant la définition de la viande kasher. Et ces enfants, capables de citer les occurrences bibliques de cette formule, qui, dans trois-quatre ans, maîtriseront les discussions talmudiques qui la concernent, ne pouvaient nommer un seul animal qu'elle dénote! (Tragique coïncidence: en ce même été 1988, dix étudiants ultra-orthodoxes se sont noyés dans le Jourdain, ne sachant pas nager dans cette rivière dont ils n'ignoraient pas un mot, mais tout de l'eau.)
L'étude du Talmud et le problème de la dénotation
Chapitre XI des Juifs et la vie économique, "La religion juive et son importance pour la vie économique" (pp.250-322), est le plus novateur de l'ouvrage, Sombart y ayant trouvé un équilibre fragile entre science et (mauvaise) conscience (malgré des dérapages, telles les pages sur la rationalisation de la vie sexuelle, pp.299-309, mélange étrange de perspicacité et de perversité.) Il s'y est attelé à établir les rapports logiques entre religion juive et pratique capitaliste. Le centre de la démonstration est l'Ecriture, en premier lieu le Talmud.
Sa perception du Talmud ne diffère pas de celle de l'Introduction au Talmud du Rabbin Adin Steinsaltz([19]). Il a ainsi amplement raison d'insister sur l'absence de doctrine:
"Sur chaque question existent plusieurs opinions différentes, souvent opposées, que tout est sujet à ou, si l'on préfère, qu'il est possible de trouver dans ces livres (et, encore une fois, plus particulièrement dans le Talmud) des arguments pour ou contre n'importe quelle thèse"(Sombart, p.264-265)
- et son contraire. Certes, entre plusieurs opinions sur une question, une tend à primer sur les autres - elle ne les élimine pas pour autant. Certes, les synthèses de Maïmonide, de Jakob Ascher et surtout de Joseph Karo (le Schulkhan Aruch) ont eu précisément pour objectif de trancher là où la contradiction talmudique et halakhique rendait l'obéissance aux règles quasi-impossible - ils n'ont pas changer l'essentiel, à savoir s'adonner à la controverse talmudique per se. Refusant d'assumer la logique par lui dégagée, Werner Sombart sonde les textes dans sa quête des "idées fondamentales de la religion juive", il a tort.
On ne le répètera pas assez, le Talmud compte non pas par ce qu'il dit, mais par la façon de l'aborder, aux techniques particulières de son étude; à ce que, autour du Talmud, s'est constitué ce que Steinsaltz appelle "intellectualisme sacré":
"La question de savoir si ces analyses sont d'un quelconque intérêt pratique n'est jamais posée en cours d'étude. Les savants se pliaient à cet effort alors même qu'éventuellement ils savaient que la source sur laquelle ils travaillaient avait perdu toute sa vitalité et était dépourvue de toute portée juridique[...] Il arrive bien sûr que des problèmes ou des débats, tenus, à un moment donné, pour détachés du réel ou dénués de pertinence, acquièrent ultérieurement une portée pratique imprévue. C'est un phénomène courant en recherche pure. Mais cela importe peu à l'étudiant talmudiste: dès le départ, son objectif unique est de résoudre de problèmes théoriques et de chercher la vérité"([20]).
Les étrangetés et bizarreries du Talmud l'illustrent, ainsi les débats sur "la tour qui flotte dans l'air", sur l'insémination artificielle, sur le "Golem". Cela vaut aussi pour des thèmes qui ne relèvent pas de la science-fiction. Un exemple: le chapitre sur le fils rebelle (Sanhedrine, VIII, 68-75). Une partie des rabbins s'accorde à dire que "le fils rebelle n'a existé ni jamais existera", cela n'enlève rien à leur verve: "et pourquoi est-il écrit: drosh ve'kabel sachar" ("apprends et tu en trouveras la récompense"). Ce débat ne manque pas de sel:
"Dit rabbi Shimeon: "Et pour qu'il ait mangé tarteimar de viande [quantité méconnu des rabbins] et ait bu demi-log vin italien [même flou], son père et sa mère iraient le lapider? Mais il n'a existé ni jamais existera, et pourquoi est-il écrit - apprends, et dans l'étude tu trouveras ta récompense. Dit rabbi Jonathan:Je l'ai vu, et j'étais assis sur sa tombe"([21]).
"Retour à la source": Glückel et le pilpul
Si l'on désirait asseoir ces thèses sur Glückel, sa représentativité en serait un obstacle de taille. Sa stature économique est peu commune. Après la mort de son mari, elle mène plutôt une vie d'homme. Et que dire d'une femme juive, marchande de surcroît, donc pas l'épouse d'un grand rabbin, qui écrit alors ses mémoires? Que dire d'une fille de dix ans qui fréquente le heder (passage absent de la "traduction" de Poliakov, p. 31, qui n'y a peut-être pas cru)? Il est tout aussi exceptionnel de rencontrer une femme qui pratique le pilpul - gloser sur un verset en jonglant avec d'autres références scripturales. Glückel glose ainsi le deuxième verset de la prière de Shema Israël: "Tu aimeras ton Seigneur de tout ton coeur, de ton tout âme et de tout ton pouvoir (me'odecha, qui signifie aussi fortune/possession)", (Deutéronome, VI,5), passant du Talmud, à l'Ecclésiaste, aux Psaumes, aux Proverbes, pour retourner à un autre verset du Deutéronome([22].
Le Talmud ou l'exil de la référence
Quelle tension entre le caractère concret de son contenu - quoi, en effet, de plus pratique qu'un énorme livre sur les préjudices matériels et corporels (Baba Kamma), ou sur les pertes et les prêts (Baba Metzia)? -, et le caractère abstrait de son usage! En réalité, cette tension est inscrite dans les circonstances de sa fabrication. Rappelons que le Talmud est composé de la Mishna, preceptes écrits en Palestine à l'époque du temple et du royaume, et de la Guémara, gloses de la Mishna, écrites après la destruction et la dispersion. La juridiction mischnique, l'objet des débats gemaraïques, n'était donc plus applicable à bon nombre de domaines.
L'écart entre réalité et texte fut dédoublé par l'écart linguistique, qui a lourdement pesé dans l'opacité accrue du Talmud. On est allé jusqu'à attribuer à ce processus sa rédaction:
"Tant que le peuple juif a parlé et écrit l'hébreu biblique, il n'y a pas eu de problème majeur; mais même dans ces conditions favorables, on avait besoin, pour sauvegarder le sens des mots, d'une tradition, d'une . Le simple vocabulaire de base a pu traverser les siècles sans susciter de controverses ni prêter à contresens. Mais d'autres termes moins courants, tels les noms d'objets, de plantes, d'animaux, ne pouvaient être déchiffrés sans l'aide d'une tradition orale. Assez tôt, les sages ont dû reconnaître que certains mots - ainsi les noms des animaux - utilisés dans la Torah (Pentateuque) leur étaient inconnu et qu'ils ne savaient les définir [...] La finalité initiale de la loi orale fut donc de transmettre le sens des mots"([23])
Le remède fut de courte durée, à cause de la dispersion géo-linguistique du peuple juif. Celle-ci a rapidement abouti à un phénomène que les linguistes appellent diglossie: la coexistence différentielle, dans la même communauté, de deux langues ou plus, chaque langue remplissant des fonctions distinctes de l'autre (à ne pas confondre avec des cas, beaucoup plus fréquents, de bi-, ou multilinguisme, où le sujet maîtrise plusieurs langues appelées à remplir indistinctement toutes les fonctions communicatives)([24]).
Vu son importance et son ampleur en histoire juive, la diglossie aurait dû intéresser les chercheurs. Mais ceux-ci se fient trop aux topoï, "langue écrite vs. langue parlée", leshon kodesh (langue du sacré) vs. leshon khol (langue du profane; khol signifie aussi "sable"). Selon Itamar Even-Zohar([25]), la spécificité de la diglossie en histoire juive concene le souci de la dénotation. Il a ainsi vu le renouveau de l'hébreu à partir du milieu du XIXe siècle comme une répartition des rôles claire: l'écriture et la lecture de l'hébreu étaient plutôt indifférentes à la précision dénotative, c'était même une sorte de marque de litérarité([26]), alors que l'écriture, la lecture et surtout le parler du yiddish (et/ou du russe, du polonais) ne toléraient pas de flou dénotatif. Quand il fallait éviter tout malentendu, dans des contrats de location, par exemple, le texte, toujours rédigé en hébreu, faisait appel aux termes techniques profanes.J'avancerai que cette différenciation fonctionnelle ne date pas du XIXe siècle, elle est en gestation dès la rédaction du Talmud; et que depuis, les rapports du peuple juif avec l'hébreu - et assez rapidement avec l'araméen - sont marqués par une indifférence qui va croissant envers la dénotation.
Pour abuser de la terminologie de Gottlob Frege, on dira que l'hébreu était toujours du côté du sens (Sinn), les langues vulgaires, du côté de la référence (Bedeutung). La langue hébraïque s'est pour ainsi dire séparée de la réalité, son maniement - à travers la rencontre formative avec les Ecritures, et en premier chef le Talmud et ses commentaires - venant remplir d'autres fonctions qui, dans la célèbre classification de Roman Jakobson, s'apparentraient à la fonction poétique, et encore plus à la fonction méta-linguistique([27]).
Le Talmud a fait, il fait toujours Loi. Mais pour cela, il doit être constamment "traduit" en situations concrètes, contemporaines. Ainsi, même pour ceux qui ne se consacrent pas à l'étude pour l'étude, l'efficacité du Talmud passe par la maîtrise d'un bon nombre de règles de transposition et de déplacement qui reposent surtout sur l'analogie, qui impliquent un grand pouvoir d'abstraction (de privilégier sens à référence). Paradoxalement, plus concret était le Talmud, plus son étude était condamné à la "déréférentialisation", c'est-à-dire à la neutralisation de la fonction référentielle!
(Tanya Reinhart, apporte une correction troublante: le fondement de la sémantique n'est point la référence, mais les valeurs de vérité, i.e. le sens. Il s'ensuit que dans l'ordre logique de la langue, à distinguer de l'ordre de l'apprentissage, plus difficile à cerner, le mouvement "normal" d'un signe serait du "vide référentiel" vers sa référentialisation. Ce que semblent confirmer les études sur le stockage d'information, donc de mémoire verbale, savoir, pour schématiser beaucoup, que le mot "éléphant" n'est pas retenu dans le cerveau par l'image d'un éléphant, mais par un réseau d'interconnexions définitionnelles.)
Quelles sont les implications de cette pratique qui consiste à soumettre l'intellect à des textes qui renvoient à une réalité quasi-absente, et ce, dès la plus tendre enfance? a fortiori à des textes qui ont l'apparence de la plus grande concrétion, ce qui diffère le Talmud de la Bible - mais un enfant juif, passé l'âge de dix ans, n'est exposé à la Bible qu'à travers le Talmud. (Les puritains, s'ils évoluaient aussi dans l'univers des Ecritures, n'ont pratiqué que la Bible, qui est ici à l'opposé du Talmud). Posons la question encore plus brutalement: Quelles ont été les répercussions - voire les séquelles - psychologiques et épistémologiques de la fréquentation séculaire, intense et extrêmement valorisante de textes qui traitent, et dans les plus minutieux détails, d'une société méditérranéenne à dominante paysanne et petit-artisanale, par ces Juifs nord-et-centre-européens, précocément urbanisés, éloignés de la terre, petits-, puis grands commerçants, avant de devenir les capitalistes que l'on sait?
Ils ne pouvaient pas avoir une image des animaux, plantes, matières, métiers, outils dont parle le Talmud - les ont-ils seulement imaginés? j'en doute. Un roman récent en rend encore compte de cet état dans un chapitre au titre éloquent: "1927: Olives". Une fille raconte à sa soeur l'histoire d'un pionnier de Palestine retourné à son village natal en Pologne. Dans sa poche, il a laissé quelques olives qui, découvertes, créent un véritable choc: "Et à l'instant où il dit que sûr ce sont des olives, tout le monde faillit s'évanouir. Car des olives nous n'avons vu [!] que dans le Pentateuque et dans la Bible en tant qu' , comme il est écrit dans le Deutéronome comme on a appris tu te souviens certainement qu'il y est écrit et dans l'Exode il est écrit et chez les Prophètes il est écrit olive mille fois. Mais qui a vu une olive de sa vie? Personne"([28]). Qu'on imagine l'effet que produirait une éducation française, en cette fin du XXe siècle, axée exclusivement sur des débats juridiques, très techniques, concernant la société féodale française - débats qui auraient pourtant eu pour cadre le même climat, le même paysage, la proche langue.
Des glosses
On a évoqué les circonstaces de la rédaction du Talmud. Or la réalité zoologique, botanique, professionnelle dans laquelle évoluaient alors les Juifs n'a pas encore subi les bouleversements dûs à l'Exil. Autrement plus urgente devenait la tâche lexicale en pays où l'olive, le figuier, le chameau, le nafraza, tarteimar étaient inconnus. Cette tâche, un des personnages clé du judaïsme médiéval, du judaïsme tout court, s'est proposé, en partie, d'accomplir: Rabbi Shlomo Izkhaki dit Raschi (Troyes, 1040 - 1105). Autorité rabbinique d'envergure à travers ses responsa, Raschi doit sa position centrale dans l'histoire juive à ses commentaires de la Bible et du Talmud:
"Ils devinrent classiques et jouirent immédiatement d'une autorité non contestée. Leur auteur fut le , , , le Parschandata [l'Explicateur]. Le commentaire sur le Talmud fut le Commentaire par excellence, le Kontros. On le transcrivit par traités; on en répandit des exemplaires en France, en Italie, en Allemagne, en Orient même [les manuscrits médiévaux se comptent par centaines]. L'imprimerie une fois découverte, il accompagna dans toutes les éditions le texte du Talmud qui sans lui serait illisible, et cette oeuvre qui avait fait oublier tous les essais antérieurs, nulle tentative ne put dans la suite la faire oublier à son tour."([29])
De cette oeuvre immense, on ne retiendra ici qu'un aspect: les gloses françaises. Citons de nouveau Arsène Darmesteter, pionnier dans l'exploitation de cette source:
"La langue de ces commentaires est l'hébreu rabbinique. Mais l'auteur, manquant parfois d'expressions précises pour expliquer tel passage du texte, a recours au français. De là de nombreuses gloses françaises, transcrites en caractères hébreux, qu'il a insérées dans ses commentaires. Ce ne sont point des gloses marginales ou interlinéaires et elles font partie intégrale du texte. Elles sont au nombre d'environ 3,200 [...] Tandis que les rares monuments que nous possédons de la langue d'oïl du XIe siècle appartiennent tous au dialecte normand et à la langue poétique, nos gloses, écrites en Champagne, nous présentent le plus pur dialecte français; d'un autre côté, elles appartiennent à la langue populaire, car elles désignent pour la plupart des objets d'un usage journalier"([30]).
A côté des glosses de Raschi, l'effort d'une meilleure compréhension référentielle des Ecritures([31]) a produit au moyen-âge de véritables instruments de travail lexicaux, aux fonctions clairement pédagogiques, que les chercheurs appelent "glossaires" (sorte de dictionnaires). Six glossaires - et trois dictionnaires plus "classiques -nous sont parvenus, datant, pour la plupart, du XIIIe siècle. Le glossaire donne d'abord le terme biblique, le "lemme"; la traduction française en transcription hébraïque, le "la'az" ("langue étrangère"); puis une citation où figure le même terme, le "kmo" ("comme"); enfin, le glossaire propose un synonyme hébreu, le "lashon" ("qui signifie").
Notons que les glossaires sont consacrés à la Bible, et pas au Talmud, à une exception, italienne, près([32]). De même, les historiens affirment que de nombreuses communautés disposaient de traductions en langue vernaculaire de la Bible, ou du moins du Pentateuque, mais pas du Talmud([33]).
Les milliers de termes techniques, botaniques, quotidiens traduits par Raschi([34]) laissent entrevoir une réelle demande référentielle médiévale. C'est plutôt du côté de la postérité de ces gloses, et du genre "gloses en langue vulgaire" en général, qu'on se propose de discerner cette indifférence croissante envers la référence. J'irais même juqu'à dire que, comble du paradoxe, les gloses de Raschi ont fortement contribué, à moyen terme, à cette évolution.
Car les gloses françaises, par tous pieusement copiées, qui pouvait bien les déchiffrer dans un monde juif médiéval que seul l'hébreu unifiait,? Puis vint l'expulsion, en deux temps au XIVe siècle, des Juifs du royaume de France (terres du pape mises à part), avec la fâcheuse conséquence que le français de Raschi a quasiment disparu du bagage linguistique juif. Or ses gloses n'ont pas disparu pour autant, loin s'en faut. Les copistes ont continué à les copier, quitte à les rendre méconnaissables. Il en résultent des variantes parfois insolites: le mot hébreu yerakon (jaunisse?) est "traduit", dans les différents manuscrits, comme yelonsia, ielonsia, yetloseya, telensikha, gelniiza, yelbesia, yelensia, elguiza([35])! Darmsteter: "La plupart des erreurs sont dues à l'ignorance; de la confusion des lettres mal lues, séparées ou jointes mal à propos, sont sorties toutes sortes d'altérations bizarres, mais qui sont faciles à corriger"([36]). "Sont faciles à corriger"? soit; mais pour le linguiste professionnel. Pour les destinataires originaux des copies, les gloses de Raschi devaient être peu compréhensibles.
Cette situation devait être pérénnisée par l'imprimerie. Les commentaires de Raschi ont été intégrés aux premières éditions du Talmud, dans celle de Soncino de 1483-84, celle de Fez-Salonique de 1485, et, étape irréversible, dans l'édition intégrale qui paraît chez l'imprimeur Bamberg de Venise à partir de 1520; et avec eux entrent dans la version canonique du Talmud les bizarres gloses françaises. Elles ne manqueront pas de devenir un handicap de plus dans l'intelligibilité du texte, étant aussi opaques que les termes qu'elles viennent "expliquer".
Or curieusement, cet handicap-là n'a pas été senti comme tel par les milliers de talmidei ha'cha'mim (savants) qui se sont penchés sur le Talmud; je n'en trouve du moins pas de traces dans les recherches consacrées à l'étude du Talmud depuis le XVIe siècle. Tout aussi curieuse est l'absence de gloses vernaculaires systématiques du Talmud après Raschi et ses directs continuateurs, ses petits-enfants Baalei Ha'Tosaftoth (les "Ajouteurs"). Ces deux constats m'incitent à aventurer l'hypothèse suivante: depuis le XIVe siècle, la demande dénotative, référentielle en études rabbiniques s'est estompée, avant de disparaître complètement. (Je mets de côté des traditions juives tels la Kabbale, et plus tard la Hassiduth, de sensibilité marquée mais au statut ambigue à la Nature.)
Le choix du XIVe siècle n'est pas gratuit; des spécialistes de l'histoire économique juive avancent que c'est alors, et alors seulement, faudrait-il ajouter, que les Juifs ont été définitivement écartés de la terre. Les responsa des grandes autorités rabbiniques des XIe-XIIe siècle, en premier lieu, les responsa de Raschi, vigneron de métier, et de ses petits-enfants, témoignent de l'ancrage terrien de leurs coreligionnaires([37]). Des textes - rares, il est vrai, - du XIIIe siècle français montrent des Juifs menant encore une vie rurale (limitée); en Allemagne, c'est dans le Meissner Rechtsbuch, code de loi établi entre 1357 et 1387, qu'est mentionnée pour la première fois l'interdiction faite aux Juifs de posséder la terre; en Espagne ils sont toujours propriétaires terriens au XIVe siècle; Après 1348, date symbolique, les Juifs d'Europe se séparent de la terre - jusqu'à la révolution sioniste. La production des gloses et glossaires en langues vulgaires s'est, semble-t-il, complètement arrêtée. Comme si l'abandon de l'agriculture - les Juifs sont évidemment restés en contacts commerciaux et de voisinage avec la campagne - leur enlevait le besoin de la référence. Or, cela n'échappera à personne, cet abandon coïncide avec l'entrée définitive des Juifs dans ce qu'on peut appeller la phase proto-capitaliste.
Maurice Halbwachs ne dit pas autre chose, dans son compte-rendu à la fois élogieux et critique de Sombart([38]):
"Sans doute, les Juifs paraissent en effet s'être représentés de bonne heure la valeur d'échange, abstraitement. Mais qu'on envisage les conditions économiques où ils se trouvaient: d'une part, exclus des corporations, réduits souvent au rôle de brocanteurs, de revendeurs, ils étaient conduits à perdre de vue la valeur intrinsèque, personnelle, le caractère originel des produits [voir Glückel]; d'autre part, exclus des groupements sociaux, cosmopolites de force, et organisateurs du commerce international, ils devaient oublier les conditions locales de production des marchandises, et en particulier leur prix".
L'explication socio-économique, si elle est essentielle, n'exclut point l'hypothèse ici avancée. Admettant, avec Halbwachs, que les Juifs "étaient conduit à perdre de vue la valeur intrinsèque ... des produits", on peut logiquement prétendre que cette "perte de vue" les a conduits à une lecture différente, abstraite des Ecritures; et que cette lecture "déreférentialisante" de textes très concrets a à son tour renforcé leurs facultés d'abstraction.
Terminons avec la Philosophie de l'argent de Georg Simmel (1900), analyse magistrale du divorce entre signes et objets qu'implique la pensée monétaire. En voici quelques phrases, qui résument parfaitement les implications de ce processus: "Lorsque des symboles secondaires [...] viennent de plus en plus remplacer pour la pratique le caractère directement saisissable d'objets et de valeurs, l'intellect prend une importance extraordinairement accrue pour la conduite de l'existence. Dès que celle-ci ne se déroule plus au milieu de particularités sensibles mais se laisse déterminer par des abstractions, de moyennes, des globalisations, alors, et en particulier dans les relations entre les humains, davantage de rapidité et de précision dans l'accomplissement des processus d'abstraction va procurer une avance considérable [...] L'accroissement des capacités intellectuelles d'abstractions caractérise l'époque où l'argent, de plus en plus, devient pur symbole, indifférent à sa valeur propre"([39]). Vu sous cet angle, il n'y a pas eu en Europe, pendant des siècles, de meilleur "entrainement monétaire" que l'étude du Talmud, de plus en plus poussée, mais aussi de plus en plus indifférente au "caractère directement saisissable d'objets et de valeurs".
"Retour à la source": Du réalisme par le chiffre
L'ultime retour à Glückel, sorte de deus ex machina, est indispensable; il y va du sérieux de l'expérimentation. Quelle est la valeur d'un jeu dont on se permet d'allègrement ignorer ses règles? Je me suis donc imposé une relecture des Mémoires à travers les thèses présentées ici. On est parti d'un constat: Glückel se soucie peu du réalisme; la preuve, elle ne décrit pas. Il faut à présent réviser ce diagnostic: son appréhension de la réalité, qui ne passe certes pas par les couleurs, les odeurs, les formes, n'est pas absente pour autant. Appréhender le réel, ou du moins se le graver en mémoire, d'un côté, le raconter comme réel, de l'autre, seraient les fonctions du chiffre dans notre texte.
A. Les chiffres comme repères du réel
Sombart n'a vu que l'argent, or Glückel compte tout: argent, temps, espace, enfants, livres (des Mémoires). Elle compte tout, mais pas tout le temps. Il y a des passages qui en abondent - p. 111, cas extrême, mêle reichthalers, ducats, semaines, années, personnes -, d'autres en sont avares. Cette distribution obéit à une logique bien tranchée: les parties autobiographiques impliquent un flux de chiffres, les paraboles et autres passages de morale pas, ou très peu de chiffres. Exemples: l'histoire du cha'sid et de sa femme, de l'impératrice Irène, des brigands en Norvège, de Solon, etc. Ce principe est confirmé par la répartition des chiffres livre par livre. Dans le premier, cruellement amputé par tous les traducteurs, point de chiffres - or c'est, de loin, le plus moralisant de tous. De même, les deux derniers en comptent très peu, et pratiquement plus dès que Glückel s'installe à Metz - quand elle se retire du monde, tout en entrant dans ce qu'on peut appeler sa phase "mystique". Livres II-V, au contraire, regorgent de chiffres - et ils racontent précisément la vie active de Glückel, son combat constant dans le réel. On peut dire que les chiffres marquent la réalité de ce monde, leur absence, une réalité "autre" .
A une nuance, qui renforce cette règle, près: l'usage - extrêmemnt timide - des chiffres symboliques. Ce point mérite un petit développement. La numérologie joue le rôle que l'on sait en histoire juive([40]). La Kabbale, on le sait, l'a poussé à son paroxysme, faisant amplement travailler cette spécificité juive qui est la guimatria (connue, mais jamais pratiquée à grande échelle en d'autres cultures)([41]). Or Glückel ignore la tentation de la symbologie du chiffre (on aura noté sa façon détachée de vivre l'épisode de Shabbetaï Zevi, le grand séisme messianique-kabbaliste de l'histoire juive, pp.65-66). Seuls cas de nombres culturellement marqués: trois oisillons dans l'épisode qui commence l'ouvrage (p.21), treize ans que, envoyé par son père, le prince passa à l'étranger (p.161). Deux histoires qui véhiculent, selon certains, la morale du livre.
Sur la base de cette distribution, on pourrait hasarder une autre hypothèse: Glückel dispose de deux techniques d'appréhender le réel, les chiffres et les citations scripturales. Quand elle fait abondamment appel aux chiffres, les citations sont quasi-absentes, et vice versa. Et voir, à un bout de l'échelle, Livre VII, dont elle va jusqu'à écrire une partie en hébreu(!)([42]), à l'autre, Livre V (après la mort de Haïm), le plus affairiste des Mémoires, qui n'invoque pratiquement pas les Ecritures. Citations (intertextualité?) ou chiffres, dans les deux cas, son réalisme est du côté du sens plutôt que de celui de la référence.
B. Chiffres et art de la mémoire
Ne disposant pas des carnets qui auraient permis à Glückel la rédaction de ses Mémoires, à supposer qu'ils aient existé, nous ne saurons jamais si les centaines de chiffres par elle cités reposent sur ses notes, sa mémoire, ou son imagination. Il est fort probable que ceux-ci aient contribué à son étonnante mémorisation de sa vie, tout comme les formes et les couleurs, à celle de Maddalena([43]).
C. Chiffres comme effets de réel
Plus cernable, pour nous, est ce qu'on doit appeler sa rhétorique du chiffre, car elle trahit les horizons d'attente des destinataires des Mémoires. Dans l'article désormais classique, "L'effet de réel"([44]), Roland Barthes reconnait l'existence d'éléments rédondants - qui ne jouent pas de rôle structurel -, mais qui participent de l'impression référentielle donnée par le récit. Tautologique, cette analyse permet pourtant de percer la ruse des récits véridiques, où ce type d'éléments affirme sans le dire: "c'est vrai, la preuve, cela n'a pas, ou peu de sens". Telle serait la fonction narrative des chiffres: leur quantité, leur variété, leur nature non-symbolique force l'adhésion à leur véracité, et à la véracité des tranches de vie qu'ils investissent et englobent. Curieux procédé, en effet, qui impose le réalisme avec le plus artificiel des savoirs, l'arithmétique.
Et Glückel von Hameln?
Car après avoir passé ces "rouleaux compresseurs" qui sont le capitalisme/mercantilisme, l'indifférence à la dénotation, le réalisme par le chiffre, reste-t-il quelque chose qui serait la singularité de Glückel? Loin d'être futile, cette question est d'une grande importance, à la fois méthodologique et éthique. Mais comment s'y prendre? Comment, surtout, penser "ce qui reste" après le passage d'une grille, d'un modèle? "La culture est ce qu'il reste quand on a tout oublié" - cette phrase banale dit l'impossibilité d'appréhender les restes autrement qu'ordonnés. De même la psychanalyse, parti des rebuts de la psychologie pré-freudienne: mots d'esprit, rêves, lapsus, ratés, postulant "l'incohérence comme condition de l'expérience"([45]), est une science hautement structurée. Ainsi, pour voir ce qui déborde un gestalt, il faut inventer une autre gestalt, au moins aussi saisissant que le premier. Glückel von Hameln, par sa non-représentativité - une fille au heder, une femme qui pratique le pilpul, une marchande qui écrit ses Mémoires, et quels mémoires - atteint un stade d'exemplarité quasi-idéaltypique (l'idéaltype weberien n'est ni la moyenne, ni la médiane, mais un principe poussé jusqu'au bout de sa logique). Et si sa singularité résidait là?
"SOURCES"
Avant qu'elle soit rebaptisée "Dépaysement", l'expérimentation avait pour titre "Source I", l'idée étant de plonger dans une source quelconque, et en sortir avec du sens. Mais en glissant de source-matériau à source-origine([46]), c'est ma propre expérience qui ferait sens.
Source I serait alors ma plongée dans ce qui a forgé (conditionné?) ma vision du monde. Pour ne pas tomber dans un exhibitionnisme gratuit, disons simplement qu'à travers mon travail sur les Mémoires de Glückel von Hameln, c'est un milieu - le mien - que j'ai (re)trouvé qui, plus qu'hostile aux couleurs et aux formes, leur était quasi-indifférent. Dans la branche orthodoxe de ma famille - curieuse distinction, en effet, l'autre branche ne l'était-elle pas il y a 75 ans à peine? -, on ne pouvait atteindre le Vrai qu'avec le Verbe. Nul besoin de passer par le réél. Oh! que je me rappelle de ces savoureux repas savants où grand-père, père et fils ne se lassaient de vérifier les racines de tel ou tel mot, les mots de la même famille, leurs premiers et derniers cousins, leurs occurrences bibliques et autres, mais jamais ne nous sommes-nous intéressés à ce à quoi ces mots pouvaient bien renvoyer dans la réalité. A la référence.
Source II: qu'on puisse atteindre la Vérité en court-circuitant la référence est précisément l'idée qui fonde ma version de l'histoire expérimentale. C'est ce que l'exercice Glückel/Loyola devait illustrer. Mais l'illustre-t-il? jusqu'où? Comme dit le Talmud (Sanhedrine, 29), "Qui ajoute - soustrait".
([1]) J'ai travaillé sur trois traductions (adaptations...): française, Léon Poliakov, Paris, Minuit, 1971; anglaise, Marvin Lowenthal, New York, Schocken Books, 1977 (1932); hébreu, A.Z. Rabinovitz, Tel Aviv, Dvir, 1929. On été consultées l'édition intégrale, en judéo-allemand, de David Kaufman, Die Memorien der Glückel von Hameln 1645-1719, Frankfurt-am-Maïn, 1896; la traduction allemande annotée d'Alfred Feilchenfeld, Denkwürdigkeiten der Glückel von Hameln, Berlin, Jüdischer Verlag, 1913; et la traduction intégrale en yiddisch, Buenos-Aires, 1967. Les renvois paginés dans le texte correspondent à l'édition française.
([2]) Je dois cet intitulé à Mario Biagioli.
([3]) Voir l'"affaire Issachar Cohen", que Glückel promet de raconter plusieurs fois (pp.93, 95, Ed. anglaise, pp.77,79,115), mais qu'elle finit par oublier en route.
([4]) Sur ces deux pistes, voir mon "Introduction", Atlas historique du peuple juif, sous la direction de Elie Barnavi, Paris, Hachette, à paraître.
([5]) John Murray, University of Chicago, 1983, traduction française, L'art de dépeindre, Paris, Gallimard, 1990.
([6]) Sur l'emploi de l'absence en histoire, et la distinction entre absence pertinente, donc indice légitime, et absence triviale, voir mon "1000: de l'An Mil", in Trahir le temps (histoire), Paris, Belles Lettres, 1991, pp. 63-68.
([7]) Giulia Calvi, "Vie comptée, vie racontée. Ecriture féminine et espace social", en manuscrit.
([8]) Plon, "Agora", 1985.
([9]) Voir, dans Max Weber. Die protestantische Ethik. II. Kritiken une Antikritiken. Her. Johannes Winckelmann, GTB, Gütersloh, 1987, les textes de S.H. Alatas, R.N. Bellah, R. Bendix, N.G. Jacobs et A. Sahay.
([10]) Payot, 1923 (1911).
([11]) Cf. Toni Oelsner, "The Place of the Jews in Economic History ass Viewed by German Scholars. A Critical-Comparative Analysis", Leo Baeck Yearbook, Vol VII (1962), pp.183-212; et Giacomo Todeschini, "Una polemica dimenticata: Sombart e nella discussione storiograpfica (1911-1920)", Società e Storia, N 35 (1987), pp.139-160.
([12]) Max Weber, L'Ethique protestante...,op.cit., p.12 (Avant-Propos de 1920).
([13]) Ne voir en Glückel qu'une épicière/grossiste, qui fait certes de grosses affaires, mais sans plus est intenable.
([14]) Et voir l'analyse du journal de Benjamin Franklin, Ethique..., pp.44-47.
([15]) Maurice Halbwachs, W. Sombart, Les Juifs...(compte-rendu), Année Sociologique, Tome XII (1913), pp.623-627; Henri Sée, "Dans quelle mesure Puritains et Juifs ont-ils contribué aux progrès du capitalime moderne?", Revue historique, Tome 155 (mai-août 1927), pp.57-68; Freddy Raphaël, Judaïsme et capitalisme. Essai sur la controverse entre Max Weber et Werner Sombart, Paris, PUF, 1982; Giacomo Todeschini, "La ricchezza degli Ebrei. Merci e denaro nella riflessione ebraica e nella definizione cristiana dell'ususra alla fine del Medioevo", Studi Medievali, Vol. 27, N 2(1986), pp. 671-730, et Vol 28 (1987),
([16]) Selon Itamar Even-Zohar, il s'agit du pardalis grec.
([17]) Yzh'ak Avineri, Kibushei ha'ivrit be'dorenu (Les conquêtes de l'hébreu dans notre génération), Merhavia, 1946, cité par Itamar Even-Zohar, "What dit Gitl cook and what did Cicikov eat? On the status of denotation in Hebrew Literary Language since the Revival period", Ha'sifrut, N 23 (octobre 1976), pp.1-6 (en hébreu, long résumé en anglais).
([19]) Trad. Nelly Hansson, Paris, Albin Michel, 1987(1976).
([20]) Steinsaltz, op.cit.,, p.14.
([21]) Sanhedrine, VIII, 71,1.
([22]) développement sur deux pages malheureusement absent de l'édition française (après "...misérable argent!", p.109)
([23]) A. Steinsaltz, Introduction au Talmud, op.cit., p.20.
([24]) Ainsi en Egypte, l'arabe classique ('al-fusha) sert dans les sermons religieux, en poésie, à l'université, alors que l'égyptien ('al-ammiyyah) sert dans les conversations, dans les instructions aux domestiques, à la littérature populaire. Voir Charles A. Ferguson, "Diglossia", Word, Vol 15 (1959), pp.325-340; et Itamar Even-Zohar, "The nature and functionalization of the Language of literature under diglossia", Ha'sifrut, Vol II, N 2 (janvier 1970), pp.286-302 (en hébreu, résumé en anglais, bibliographie importante); Chaïm Rabin, "L'hébreu : De la langue de la Mishna à la renaissance de l'hébreu", Revue des Etudes Juives, CXLV, 1-2 (janvier-juin 1986), pp.221-226.
([25]) Itamar Even-Zohar, "What did Gitl cook...", op.cit.
([26]) Enfant gros lecteur de romans, je me souviens des innombrables mots qui devaient leur beauté précisément à leur opacité.
([27]) Roman Jakobson, "Concluding Statement: Linguistics and Poetics", in T.A. Sebeok, ed. Style in Language, Cambridge, Massachusetts, 1960, pp.350-377.
([28]) Benjamin Tammuz, Le Caméléon et le rossignol, Jérusalem, Keter, 1989, p.99, en hébreu, c'est moi qui traduis.
([29]) Arsène Darmesteter, "Glosses et glossaires hébreux-français du Moyen Age", in Reliques scientifiques, Paris, Cerf, 1890 (posthume), Tome I, pp.165-195 (citation pp.169-170), parue d'abord in Romania, I (1872), pp.146-176.
([30]) A. Darmesteter, "Rapport sur une mission en Angleterre", in Reliques scientifiques, op.cit., paru d'abord in Archives des Missions scientifiques et littéraires, 1871, pp.91-105; mission de recensement des manuscrits de Raschi à Oxford, Cambridge et Londres, 31 contenant des commentaires de la Bible et 28 du Talmud. Une deuxième mission, à Turin et à Parme: "Rapport sur une mission en Italie", in Reliques scientifiques, pp.119-164, Archives des Missions scientifiques,, 1878, pp.383-442.
([31]) Menachem Banitt, "L'étude des glossaires bibliques des Juifs de France au Moyen Age: Méthode et application", Proceedings of the Israel Academy of Sciences and Humanities, Vol II (1968), pp.188-210; Banitt, "Fragments d'un glossaire judéo-français du moyen-âge", Revue des Etudes Juives, Vol CXX, N 2(1961), pp.259-296; Le Glosaire de Bâle, édité et annoté par Menachem Banitt, Académie Nationale des Sciences et des Lettres d'Israël, Corpus Glossariorum biblicorum Hebraico-gallicorum Medii Aevi, Jérusalem, 1972 (Ier Tome "Introdution", IIème Tome "Texte"); voir aussi M. Lambert & L. Brandin, Glossaire hébreu-français du XIIIe siècle, Paris, 1905.
([32]) Il s'agit d'un glossaire italien du XIe siècle (?) de trois traités du Talmud: voir Luisa Cuomo, "Antichissme glosse salentine nel codice ebraico di Parma, De Rossi 138", Medievo Romanzo, Vol IV, N 2/3 (1977), pp.185-271. Cas encore plus exceptionnel, un glossaire philosophique, toujours italien: Giuseppe Sermoneta, Un glossario filosofico ebraico-italiano del XIII secolo, Rome, Ateneo, 1965 (compte-rendu in Revue des Etudes Juives, CXXX (1971), pp.117-120). Voir aussi Joseph Shatzmiller, "Terminologie politique en hébreu médiéval: Jalons pour un glossaire", Revue des Etudes Juives, Vol. CXLII, N 1-2 (janvier-juin 1983), pp.133-140, qui pose le revers de notre question: "Les hébraïsants de l'Occident médiéval avaient-ils les moyens linguistiques de concevoir et d'exprimer les réalités qui les entouraient?"
([33]) Cf. W. Staerk & A. Leizmann, Die jüdische-deutschen Bibleübersetzung, Franfkurt, Kaufmann, 1923; Jean Baumgarten, "Les traductions de la Bible en ydich (XVIe-XVIIe siècles) et le Zeenah ureenah (Bâle, 1622)", Revue des Etudes Juives, Vol CXLIV, N 1-3 (Janvier-septembre 1985), pp.305-310; ainsi que M. Banitt, "L'étude des glossaires...", op.cit., p.195.
([34]) Arsène Darmesteter, Les gloses françaises de Raschi dans la Bible, Paris, 1909; A. Darmesteter & David S. Blondheim, Les gloses franaçaises des les commentaires talmudiques de Raschi, Tome I. Paris, 1929; Tome II, Etudes lexicographiques, (uniquement Blondheim), Paris, 1937.
([35]) A. Darmesteter & D.S. Blondheim, Les gloses françaises..., op.cit., N 594.
([36]) A. Darmesteter, "Glosses et glossaires...", op.cit., p.171.
([37]) Freddy Raphaël, Judaïsme et capitalisme..., op.cit., pp.186-206; Toni Oelsner, "Jews in Economic History...", op.cit., en particulier pp.200-201; Guido Kish, Jewry Law in Medieval Germany, New York, 1949, p.78, et The Jew in Medieval Germany, New York, 1949; Louis Finkelstein, Jewish Self-Government in the Middle Ages, New York, 1964 (1924), pp.183-184; Patricia Hidiroglou, "Les Juifs d'après la littérature latine de Philippe Auguste à Philippe le Bel", Revue des Etudes Juives, CXXXIII, 3-4 (juillet-décembre 1974), pp.373-456 (en particulier p.385); Moses Hoffmann, Der Geldhandel der deutschen Juden im Mittelalter, 1910.
([38]) Maurice Halbwachs, op.cit., p.623.
([39]) Georg Simmel, La Philosophie de l'argent, Paris, PUF, 1987 (1900), pp.156-157.
([40]) Notre vingtième siècle est ainsi marqué par deux chiffres magiques: 2000 ans d'Exil, 6 millions de victimes de l'Hollocauste (how to de things with numbers...)
([41]) Rappelons qu'en hébreu, chaque lettre a une valeur chiffrée: Aleph=1, Beith=2, Gimmel=3.., Iod=10.., Kof=100, etc (et vice versa, bien évidemment). Ainsi, à chaque mot, chaque phrase, chaque verset, correspond un chiffre qui est la somme de ses lettres, ce qui laisse beaucoup de champ à toute sorte de virtuosité mathématico-mystique.
([42]) Page absente des éditions française et anglaise.
([43]) Voir l'ouvrage classique de Francis Yates, L'art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975(1965), même si elle n'accorde pas de rôle spécifique au chiffre.
([44]) Communications, 11 (1968), pp.84-89; on suit ici l'argument de Menachem Brinker, "Verisimilitude, Conventions and Belief", New Literary History, XIV (1982-1983), pp.254-267 (et 273-276).
([45]) Pour un résumé étonnemment clair de cet aspect de la "révolution de la méthode freudienne", voir Jacques Lacan, "Au-delà du ", Ecrits, Paris, Seuil, 1966 (1936!), pp.73-92.
([46]) C'est Sarah de Voguë a suggéré ce tournant dans la lecture de mon propre texte; qu'elle en soit remerciée.