(S) POURQUOI MOI ?
Qu'est-ce que je reproche à la majorité de mon être? Qu'à ma question: (S) "Pourquoi moi?" elle réponde: (S) "Pourquoi pas?"
L'homme est un animal déléguant
Délégation: Faire faire par autrui, humain ou non-humain, ce qu'en principe on peut faire tout seul.
"Délégation" transpire un homme dépouillé - de ses droits, de ses désirs, de ses devoirs.
"Délégation" évoque un homme dépouillé - par l'Etat, par l'Ecole, par la Loi.
Cette vision misérabiliste est entretenue par le roman. Ses fiers héros, de Michaël Kohlhaas à Dirty Harry en passant par Jésus-Christ, dédaignent les go between, court-circuitent le Système, ils se font justice eux-mêmes - et se cassent la gueule...
Notre portrait collectif en victimes paradoxalement nous flatte, il endosse notre paresse.
Ce portrait nous flatte, il rate l'essentiel. Car si la délégation nous pille de nos pulsions, elle le fait sur les marges, le gros de son action consiste à nous décharger de ce pour quoi nous sommes de trop.
Par "délégation" on entend transfert de pouvoirs, par "délégation" j'entends bon débarras.
Nécessité fait loi
A peine descendu des arbres, homo sapiens s'est mis à envoyer une flèche, un député, un mot, un soldat, une bête, une onde, un journaliste à sa place.
- Adam: "Eve, café!".
- Eve: "Si tu t'occupes d'Abel".
Chaque espèce tant soit peu évoluée obéit à une certaine distribution des rôles. En outrepassant son casting naturel, l'homme est entré dans la délégation.
Au départ, l'homme fait faire par autrui ce qu'il peut faire tout seul.
Le délégué, homme ou artefact, en s'autonomisant se perfectionne. Passé un certain seuil, le délégateur ne peut plus soutenir la comparaison avec son délégué, ni en dépense d'énergie et de temps, ni en qualité.
A l'arrivée, un homme fait faire par autrui ce qu'il aurait pu faire tout seul, voire ce qu'il ne peut plus faire tout seul. La délégation démarre à l'indicatif et finit au conditionnel, quand ce n'est pas au nostalgique.
Nécessité fait foi. Parce qu'il ne peut pas être partout à la fois, qu'il se réserve pour mieux. En délégant, l'homme semble dire: Il y a plus qualifié que moi pour faire mes sales boulots.
Selon ce scénario, l'homme délèguerait pour se consacrer à la partie inaliénable en lui; il déléguerait le on pour s'adonner au je.
Mais qui est le sujet de ce noble projet, est-ce vous, est-ce moi? Non, nous n'y sommes pour rien, c'est l'homme en général qui envoie l'huissier, le boulanger, l'institutrice, à notre place; nous, hommes en particulier, sommes mis devant le fait accompli: délègue ou végète.
(S) Que chacun cultive son jardin - et qui s'occupera de la maison? Les amateurs du bricolage et du Do It Yourself peuvent s'adonner à leur farce d'autarcie grâce à une armée de délégants. De nos jours, toute une vie ne suffirait pas pour réinventer une roue.
Tu ne t'attribueras pas ce dont nul ne peut revendiquer les droits! La délégation n'a pas de commanditaire, si ce n'est le cerveau.
Depuis qu'il s'y est mis, le cerveau de l'homme en général pond des délégués, humains et non humains, à la chaîne, nullement soumis à nos besoins "réels", et qui crachent à la figure de l'homme en particulier: Everything you can do I can do & better - so why bother.
Loin de résoudre des problèmes, la délégation en crée, le cerveau en redemande. On fait dériver la délégation de la complexité - et si la délégation était l'invariante et la complexité, son effet pervers?
L'écologie de la délégation
Depuis que l'homme est homme, c'est-à-dire animal déléguant, le temps libéré par les délégués non-humains a toujours été meublé par des nouveaux "besoins", gros consommateurs en délégués humains.
Pendant des millénaires, pour jouir de la délégation, il fallait y mettre du sien, donnant donnant. Grâce à ces vases communicants, l'épreuve cruciale du scénario fonctionnaliste - Je délégue pour faire ce que je veux vraiment - a toujours été repoussée à plus tard.
"Plus tard" est arrivé. La courbe de la spécialisation, boulimique en matière humaine, poursuit son petit bonhomme de chemin arithmétique; alors que la courbe technologique, économe en matière humaine, est entrée en frénésie géométrique.
L'inventivité de l'homme en général renvoie tous les hommes en particulier au chômage partiel - et bon nombre d'entre nous au carreau. Les termes du nouveau contrat social sont clairs: Prends mais ne donne rien! Exploite mais n'attends rien en contre-partie! Notre civilisation de consommation et de loisirs, du parasitisme fait un devoir civique.
L'arroseur arrosé, la délégation finit par avoir notre peau. Disposant de temps à la pelle, l'homme en particulier est livré à son si peu de moi, pauvre chou.
Le droit de dire "je" et la délégation
La délégation me scinde en deux: ce qui en moi est délégable, ce qui ne l'est pas (encore).
En me débarrassant de ce pour quoi je suis de trop, je m'initie à une terrible vérité: je suis en partie remplaçable.
En grande partie. Pratiquement tout ce que je fais, un autre pourrait le faire à ma place. Un? cinq milliards.
Là où l'homme s'avère remplaçable, il l'est une fois pour toutes, même rétroactivement: faute de délégués, l'homme néandertalien et Robinson Crusoé n'avaient aucune chance d'accéder au je.
L'ipséité serait le by product paradoxal de la délégation, la grande lessive qu'elle opère incitant l'homme à octroyer aux happy few rescapés le titre "je". Pour ce faire, il s'appuie sur le syllogisme suivant: Quelqu'un peut le faire à ma place, Pourquoi moi? => Nul ne peut le faire à ma place, c'est donc moi.
Voeu pieux. Car si la délégation repose sur la ressemblance entre moi et les autres, c'est dans ce que je ne peux pas faire faire par un autrui, même en principe: uriner, pénétrer la femme que j'aime, désirer la mort de mon père et le corps de ma mère (dans le désordre) - que je leur ressemble le plus.
(S) Je ne suis pas une machine
Machine: Artefact qui se charge de nos tâches machinales.
Homme: Ce qu'une machine ne saurait faire.
Plus nous sommes entourés de machines, plus nous nous illusionnons humains. En nous désengageant d'une partie de notre existence machinale, elles nous autorisent à baptiser l'autre partie: "je".
Or de ce que nous faisons, de ce que machinalement nous sommes, la machine n'assume qu'une dérisoire partie. Elle n'a pas de prise sur le système autonome, au propre et au figuré.
Système autonome: Ce qui en moi se fait par coeur - qui se passe de mon je.
Au propre: aimer ses enfants, être allergique à la pénicilline, déléguer, tous réflexes pavloviens, ils n'engagent personne.
Au figuré: avoir de la commisération pour les humiliés et les opprimés, s'habiller aujourd'hui en blanc et demain en mauve, dire "je veux vraiment", tous bruits et sentiments, nous leur servons de semi-conducteurs.
Le drame de la surqualification
Que je lève la main, que j'ouvre la bouche, un moins que moi aurait fait mon affaire, quoi que je fasse crie le grand écart.
Faire ses courses avec une Lamborghini est chic, ne faire que ça est tragique, c'est pourtant notre pain quotidien.
Goethe, moi, et le boulanger du coin sommes également de trop pour pratiquement tous les défis que la vie nous balance.
Nous sommes armés jusqu'aux dents, c'est le gibier qui n'est pas à la hauteur, nous sommes condamnés à la rouille ou au leurre.
A force de mobiliser un canon pour abattre une mouche, le canon devient fusil puis simple tuyau. Entre-temps, le compteur tourne, que faire? Déléguer, encore et toujours.
Débarrassé de ce pour quoi il est de trop, l'homme dispose de tout le temps du monde, qu'il investit dans la fabrication de délégués qui le rendent toujours plus disponible - toujours plus superflu.
Créatures du cerveau, les délégués, humains et non humains, sont surqualifiés pour les tâches qui leur sont rétroactivement assignées.
Avec la Bombe, le cerveau a mis au monde le délégué ultime: d'efficacité absolue, elle est absolument inutilisable, arme fatale, son chômage est terminal:
(P) Qui dira la solitude de la Bombe?
Heureusement, une Bombe ne fait pas l'arsenal. Sur un délégué binaire, qui ne dit que Oui (1) ou Non (O), que de délégués polaires, qui se prêtent à la demi mesure et au quart, tel le logiciel Word 5, qu'en tapant ce texte, j'utilise à 5% de son potentiel et du mien.
"Que votre langage soit oui oui, non non, tout le reste vient du mal"? Certes, mais dans le cas de la délégation, notre salut est dans ce mal précisément. A moins que...
Le robot Pourquoi Moi?
Contre la sous-exploitation, le robot Pourquoi Moi? est une médecine de cheval. Quand la situation exige un moins que moi, c'est presque toujours le cas, je le dépêche sur place, il n'en est pas encore revenu.
Expédiant mes affaires courantes, Pourquoi Moi? me permet de vaquer à mon vide à ma guise, qu'un autre cultive mon jardin.
Or la nature a horreur du vide. J'ai beau tourner le dos ou faire le mort, le compteur n'en a cure.
Le robot Pourquoi Moi? perd mon temps, pour vivre par intermittence, il me faut lui procurer une commère: la robote Belle au Bois dormant.
Quand Pourquoi Moi? opère, Belle coupe mon moteur, que le Prince Charmant interrompe mes chimères pour des défis à ma hauteur,
(P) Longtemps grenouille, le Prince, au baiser rédempteur répondra deux fois "Quoi?"
Le maître de la synecdoque écrira sa légende
La délégation est un cruel papier de tournesol: le délégable révèle le socième - ce qui en l'homme revient au groupe - , le non-délégable relève du spécimen - ce qui en l'homme revient à l'espèce. Et moi dans tout ça?
Ce n'est pas en délégant, mais en étant délégué, qu'homme en particulier, je pourrais dire "je".
"Pourrais". Car loin de s'épanouir dans sa niche, le délégué moyen s'en dit aliéné.
C'est la faute à la spécialisation à outrance de nos Temps modernes (Chaplin). Soit. Mais ce réquisitoire daté repose sur un dogme a-temporel: la plénitude de l'être.
Selon le dogme holiste, l'épanouissement croîtrait avec la quantité de la personne mouillée. Ainsi, l'activité qui mobilise l'hémisphère gauche du cerveau serait plus aliénante que celle qui fait travailler la tête et les épaules.
Selon le dogme holiste, l'épanouissement croîtrait avec la quantité de réalité concernée. Ainsi, le neuro-psychologue serait forcément un être plus épanouï que le simple neurologue, le gardien de but serait plus frustré que le numéro 10.
L'holisme est trop nocif pour en rire, le holisme est indécrottable. En désespoir de cause, je lui oppose la synecdoque.
De quoi se plaint l'aliéné, que ressasse-t-il: Ce n'est pas moi, Je ne suis pas que ça, Je vaux mieux, Cela ne me correspond pas, Mon je est ailleurs.
Philosophe, l'aliéné aurait revendiqué ses attributs et renié ses accidents: "Schopenhauer a eu mille fois tort, mais il a eu raison dans son être" (Nietzsche).
A-t-il un je propre, j'en doute, là n'est pas la question. Quel pourrait bien être le contenu de ce je, il ne saurait le dire, cela n'enlève rien à sa certitude. Comme tout homme, l'aliéné se sent porteur d'une essence, que faute de mieux il définit négativement: ceci n'en fait pas partie.
La plénitude - somme hétéroclite de tout se qui le touche, de près ou de loin - est aux antipodes de l'être. Quand il s'agit de son je, tout homme est essentialiste, donc anti-holiste.
On ne peut pas tout avoir: soit le tout, soit la partie qui tient lieu du tout. Je passe par la synecdoque, le truc est d'en élire la bonne!
Qu'est-ce qu'une bonne synecdoque? une délégation qui se prête au je.
A un pôle, la délégation imposée: "Quelqu'un doit le faire!", dit la société à Lévi, à Smith, ou à Duclos, "toi ou un autre, qu'importe"; l'anti-élu devrait protester: Pourquoi moi?, il ne le fait pas, exit je.
A l'autre pôle, l'Election: "Tu dois le faire!", dit Dieu à Moïse (Exode III, 11), à Saul (Samuel I, IX, 21), à Jérémie (Jérémie I, 5), à Jonas (Jonas I, 3), "toi ou personne"; l'Elu commence par cracher vers les cieux: Pourquoi moi? - mais en obéissant, il se fait un nom.
Entre les deux, l'auto-délégation: "Personne ne doit le faire", dit le monde, pragmatique, "cela ne sert à rien" - et le Self Made God d'en déduire: Donc moi! - en s'obéissant, il se forge un style.
Pour que le délégué y appose sa griffe, sa mission doit lui ressembler d'emblée. De la synecdoque à la tautologie: "Glenn voulait devenir Glenn Gould quoi qu'il en coûtât" - il n'y a qu'un pas.
Sur le chemin du je, on ne peut faire l'économie de deux angoisses:
- A la longue, le recherché sombre dans la répétition. L'auto-élu s'installe sur ses marges, plus ésotériques elles sont, plus limitée est sa gamme,
(P) Qui n'imite s'imite.
- A la longue, le gratuit revient cher. Pour y trouver son compte, au "Ma vocation ne sert à rien ..." fondateur, il ajoutera "... en apparence seulement", et convertira ceux qui n'ont qu'en faire, ils sont légion, en commanditaires rétroactifs,
(P) Qui fuit la foule en général la retrouve en particulier.
Dieu créa l'homme à son image, délégua à son sosie ce qui est au-dessous de ses moyens, et se refugia dans l'Etre. Et le reste du temps? Il se raconte des histoires, que le God in the Making en fasse autant.