L'orgasme, au propre et au figuré (II)
"Quand, le soir, on paraît avoir défintivement résolu de rester chez soi, qu'on a enfilé sa robe de chambre, qu'après le dîner, on s'est assis à la table éclairée pour se livrer à tel travail ou tel jeu, après lequel on va d'ordinaire se coucher, quand il fait dehors un temps maussade, qui semble inviter à demeurer chez soi, quand on est resté si longtemps qu'on ne peut plus sortir sans provoquer l'étonnement général, quand la cage d'escalier est déjà plongée dans l'obscurité et le verrou déjà mis à la porte d'entrée, et quand, alors, malgré tout, on se lève dans un brusque sentiment de malaise, qu'on change de veston, qu'on reparaît immédiatement en tenue de ville, qu'on déclare être obligé de sortir et qu'après avoir pris brièvement congé, on s'en va, en effet, et qu'on imagine avoir laissé plus ou moins d'irritation derrière soi, selon la rapidité avec laquelle on a fermé la porte, quand on se retrouve alors dans la rue avec des membres qui répondent à la liberté inespéré qu'on vient de leur procurer par une mobilité inhabituelle, quand on sent rassemblé dans cette seule décision tout le pouvoir de décision dont on était capable, quand on reconnaît, en acordant à cette constatation plus d'importance qu'à l'ordinaire, qu'on a en soi le pouvoir, plus encore que le besoin, de provoquer et de supporter le changement le plus soudain, et qu'on court tout au long des rues - alors, on est, ce soir-là, tout à fait sorti de sa famille, laquelle s'abîme dans le néant, tandis que, sûr de soi, avec des contours bien dessinés dans la nuit, en se frappant de grands coups sur les cuisses, on accède à sa forme véritable. (dann ist man für diesen Abend gänzlich aus seiner Familie ausgetreten, die ins Wesenlose abschwenkt ... sich zu seiner wahren Gestalt erhebt).
Cette impression s'accroît encore quand, à cette heure tardive, on rend visite à un ami pour prendre de ses nouvelles" (Kafka, "La promenade inopinée").
"Bouleversant!" "Grandiose!" "Il n'y a que Kafka pour l'écrire!". Que de soupirs admiratifs provoqués par ce petit poème en prose. Est-il dans le vrai? de cela pas un bruit.
"Promenade inopinée" est un essai philosophique; le génie de l'auteur et les gémissements des lecteurs ne nous dispensent pas de le lire comme tel.
Dans le débat essentialiste, Kafka défend et illustre une position de nos jours peu à la mode.
L'homme a une essence.
Son essence est de pure forme.
Son essence lui est accessible, d'ailleurs, en voici la recette: de l'amont, de l'aval, du dedans, du dehors fais table rase.
En s'accouchant aux forceps de sa cosy coquille, l'homme accède à sa forme véritable il dit "je".
En agissant sans peser le pour et le contre, sans préavis, sans explication, il dit "je".
En collant à son spasme un but farfelu, but qui n'en est pas un il dit "je".
Sur la palette du présent, je habite le noir, négation de toutes les couleurs: jouir, c'est arriver au noir.
"Sache d'où tu viens, où tu vas, et devant Qui tu auras à rendre des comptes!" - en route vers "sa forme véritable", l'homme viens de nulle part, nulle part il va, il rendra des comptes sur le chemin du retour.
"Ce soir-là", précise Kafka. Car je n'est jamais dans la poche, il te suffit de mettre une goutte de vin dans ton eau une seule pour que de tout ton poids tu sois aspiré en ON.
"On le rencontre sans aller profond.
Le cherche-t-on? Il est de plus en plus tenu...
Si enfin il prend quelque forme,
A peine on serre la main: il a fui!" (Sikong Tu).
La nature a horreur du vide, la nôtre aussi, le noir prend un coup de gris, les contours se remplissent, au premier "parce que" le mirage s'évapore,
(P) Suspendre: S'il n'y avait qu'un verbe.
Qui boudera son plaisir au nom de la jouissance?
En rupture avec sa biographie, avec son milieu, avec sa partenaire-même, l'homme dit "je".
Sans maîtrise, sans choix, sans tête ni queue, l'homme dit "je".
Ca ne rime à rien, ça ne le mène nulle part, ça va sans dire, l'homme dit "je".
Chaînon dans la conservation de l'espèce il dit "je".
Mobilisé par la logique de la reproduction il dit "je".
Le moment lui interdit toute originalité il dit "je".
Je, ou on? Je suspend son jugement, il a la tête ailleurs - for the moment.
Dans l'orgasme, au propre et au figuré, l'homme dit un "je" aussi intense que fugace, comment prolonger l'intensité sans (trop) tricher?
S'adonner au spasme?
(P) En vivant au forfait tu ne passeras pas la nuit.
L'orgasme est une occupation qui te laisse pas mal de temps libre, disposant d'une semaine, même un Othello finirait petit-bourgeois.
S'abandonner?
(P) N'en faisant qu'à ma tête je retombe sur mes pattes.
Ce n'est pas en s'abandonnant, mais en abandonnant, que l'homme accède à sa forme véritable.
(P) Dis Oui, et faute de mieux, Non.
L'orgasme, mégalo, dit Non en bloc, l'ascèse, humaine trop humaine, dit Non en détail.
Il y a Non et Non, mais un seul Oui! Dans "Promenade inopinée" le Oui fait trois lignes: "tandis que, sûr de soi, avec des contours bien dessinés dans la nuit, en se frappant de grands coups sur les cuisses, on accède à sa forme véritable", - les trente autres énumèrent les Non qui l'ont rendu possible.
(P) Appeler un chat un chat n'est pas humain,
il vaut mieux dire mille fois Non qu'un Oui bidon.
Orgasme et style même combat, contre le possible. Le style déclare la guerre au maniérisme, l'orgasme, à l'hédonisme.
Sur l'orgasme, le style a deux avantages: il meuble mieux notre temps, il permet de se faire un nom.
"In a fit of wrath and rhyme" (Byron): avoir du style en orgasme est la quadrature du cercle, voir Sade.
(P) Le style est l'homme même, l'orgasme est l'homme en soi,
à l'entre-deux, un no man's land nous y végétons tous, dans le style et dans l'orgasme les plus grands ne font que passer,
(P) Plus vaste sera la plaine.