Clefs III: Le mot juste

LE MOT JUSTE

(et l'autrement dit)

 

 

 

                                         Au mois de septembre

                                         Rentrée des suicidés

 

 

   L'homme cherche ses mots, tendez l'oreille, partout on l'entend tonner: (S) Ce n'est pas ça.

   Proférer un mot, c'est le préférer à tous les autres, mais le proclamer mot juste trahit le mystique.

   L'homme cherche le mot juste, mais la conviction intime collective a tranché, il ne trouvera qu'un mot plus juste que d'autres.

   (S) Ce ne sont que des mots: l'antonyme du mot juste n'est pas le "mot injuste", mais le "juste un mot".

   Il aurait pu chercher jusqu'à son souffle dernier, mais faute de temps faute de vocation: (S) "Je n'ai pas que ça à faire", les rendements allant décroissant, (S) Le meilleur est l'ennemi du bien, il suspend la quête, quitte à la reprendre à la retraite, le sage, à temps s'arrête,

(P) Sagesse: se contenter du faute de mieux.

 

*

 

   L'homme des phrases se réveille avec (a) "Se suicider pour ne pas mourir" dans la gorge, racle, crache, se dit: C'est ça.

   Dans son cahier, aujourd'hui disparu, il pouvait lire: C'est ma devise. Qui l'a prononcée, qui l'a psalmodiée, qui en éprouve un déjà ouï est des miens.

   Sa jubilation a été de courte durée, la rencontre de PC, blasé, l'en a guéri. Blasé polyvalent, qui plus est, il ne croit ni au mot: "Words! Words! Words!"; ni au mot juste: "Je l'ai souvent dit, Plutôt se donner la mort que de la recevoir"  - alors que "Plutôt se donner la mort que de s'y adonner" serait l'autrement dit parfait; ni au juste: "Mais c'est une banalité" - alors que la vérité pousse sur les bords des lieux communs et des sentiers battus.

   Le blasé n'est pas à une contradiction près, "C'est absurde" & "Cela va de soi", "Tu es fou?!" & "Moi aussi!", dans sa bouche font bon ménage.

 

   Dépité, l'homme des phrases range (a) dans le cagibi de la vérité, antichambre du small talk.

   Mais un jour il s'entend s'exclamer: "plus", bon dieu, pas "pas", (b) "Se suicider pour ne plus mourir" est le mot juste!

   Sa route bifurque. Sage, il empruntera la voie (a) du mot plus juste que d'autres. Mystique, la voix (b) sans issue du mot juste l'emportera.

   Homme des phrases, il sait qu'en (b) il tient le bon numéro, mais (S) On ne sait jamais, "plus" pourrait ne pas avoir le dernier mot, il prend le juste milieu le voici phraseur.

   Sage et gourmand, le phraseur (S) Veut le beurre et l'argent du beurre, il colle à (b) un "mais" prophylactique, voici (c) "Se suicider pour ne pas, non, pour ne plus mourir", thème - et variations, "non" étant convertible en "plutôt", "et même", "voire", "j'irai jusqu'à dire que", "que dis-je", "et plus précisément",

(P) La langue va avec le plus offrant mais se donne rarement.

   Sage et poète, le phraseur sait que "le mot unique a de la vigueur" (Amiel), il écrit (b). Mais comme l'histoire abonde en mots auto-proclamés justes dont la chute ne s'arrêtait même pas à (a), quelque part, dans le texte, il prend la précaution d'afficher: "Attention! Chantier!".

   Il faut être gonflé pour cracher (b) sans filet, le phraseur sait mieux il dit (c).

   Dans son cahier, aujourd'hui réapparu, nous lisons: Qui s'y reconnaît, qui l'a avant moi prononcé ou après, mot à mot ou en idée, est des miens.

   Le blasé contre le sage ne peut rien, il est des siens.

 

   (P) Ce ne sont que des maux,

je dis (b).

 

   (a), (c), (b), trois attitudes devant le mot juste. Le paresseux s'arrête trop tôt, il confond crachat et précipitations. Le sage s'arrête à temps, il assure ses arrières. Le mystique s'arrête net.

   Sage: tout est question de mesure, la vérité est toujours quelque part (sic) au milieu, mot juste égale juste mesure.

   Mystique: le mot juste donne la mesure, il est la démesure faite langue.

 

   "Noé était l'homme juste de sa génération" (Genèse, VI, 9). Pourquoi "de sa génération"?, se demande l'exégète, et de répondre: pour le distinguer d'Abraham. Noé était le plus juste de sa génération, Abraham était le juste de toutes les générations, passées et à venir. Noé était un homme plus juste que d'autres, Abraham était l'homme juste, point.

   Le mot plus juste est le meilleur de sa classe, le mot juste est la classe.

 

 

Le mot juste dans le collimateur

 

   Si le mieux est l'ennemi du bien, son ami c'est qui? l'adverbe.

   Belle, la femme que j'aime? Non, très belle. Les mots sans béquilles ne courent pas les rues, l'adjectif sans adverbe boite.

   L'adjectif attire l'adverbe comme la merde attire la mouche, même l'hiver.

   L'adjectif relatif solitaire, par sa prétention à achever un chantier à durée indéterminée, est le parangon du mot juste.

   Dans son acharnement contre l'adjectif solitaire, le sage ne lésine pas sur les moyens. Je dis "bon" il a "très bon", je dis "bon" il lance "excellent", je dis "bon" il abat "grandiose", dans ce jeu le ciel est la limite, plus bas qu'à Los Angeles en août. Contre le mot juste, la surenchère est bon remède.

   Qu'on laisse faire l'adjectif solitaire, tous les termes du dictionnaire, de "ah bon" à "zut alors", crieront: "Les synonymes dehors!"

   Il serait vain de demander à l'auteur du "très bon": Sur mille "très" dits, combien d'"assez" vécus?; ni, surtout: N'ayant pas confiance en "bon", pourquoi en avoir en "très"? - l'auteur du "très bon", c'est vous et moi.

   De la suspicion qui frappe l'adjectif solitaire jaillit une intuition paradoxale: il n'y a pas plus grand que "grand", ni plus grand écrivain qu'"écrivain".

   Paradoxe pour paradoxe, cela donne: "Je t'aime tant, je t'aime même".

   La plupart des gens ne sont bons en rien, juste très bons, voire géniaux.

 

 

Pourquoi un si tu peux deux?

 

   Sage: Il n'y a pas de mot pour dire mon émoi.

   Mystique: Kafka a trouvé les mots pour dire le réveil de Grégory Samsa, votre émoi est donc si spécial que ça?

   Ce qui ne peut pas être dit ne vaut pas d'être vécu, ce qui va sans dire fait du sur-place.

 

   Maints mots n'ont pas d'ambition référentielle, mais toute chose à une ambition verbale.

   Il n'y a pas de mot pour dire votre émoi? Mais il y a beaucoup trop... L'homme cherche le mot juste, la langue a tranché, il en trouvera trois...

   Mais un mot ne cernera jamais la chose, "grand", de Kafka dit trop et pas assez, le psychodrame de la référence est partout ressassé.

   Mais "grand" n'est pas "excellent", ni "génial", "sublime", les remakes de la paradigmatique ne quittent pas les écrans.

   En principe, oui, l'arsenal de la langue aurait dû permettre au poète, tel un artilleur, la saisie des choses par ajustements successifs.

   Mais grâce à l'exubérance lexicale, c'est l'autrement dit qui a le dernier mot. Contrairement à l'artilleur, qui arrête de tirer une fois la cible atteinte, l'auteur du "génial" dira demain "formidable" et après-demain, "exquis".

 

   Un écrivain français qui se respecte n'écrira pas le mot "FIN" avant d'avoir du Littré fait le plein: "On ne sait à quelle bénigne ingérence sidérale il convient de rapporter cette inespérée disette d'égoïstes calculs humains, cette favorable aridité du vieux cactus de l'avarice, cette inéclosion surprenante de l'oeuf crocodilesque des traditionnelles usures." (Léon Bloy, Le Désespéré).

   Ce mal s'est déclaré vers la Fin-de-siècle, il a eu depuis raison des plus grands. Les moins grands s'en portent à merveille: Il n'y a rien à dire, mais il y a la manière.

 

   Chaque fois que, pour varier ou pour rimer, on emploie un synonyme là où le même mot ferait l'affaire, l'autrement dit éloigne de la chose, donc du mot juste.

   Chaque fois que, pour épater pour s'amuser, on enchaîne deux termes là où un seul aura plus d'effet, l'autrement dit éloigne de la cause, donc du mot juste.

   "A rose is a rose is a rose" - et si le salut passait par l'ascèse lexicale et le refus de l'anaphore? Salut de courte durée, car synonyme et redite relèvent du même procédé: "pour rendre une idée plus vive, on la déduit d'elle-même" (Fontanier, Les Figures du discours),

(P) L'homme, cet enfonceur de clous.

   A force de répéter le même mot il perd son sens, la répétition le transmue en litanie. A force d'employer d'autres mots ils égarent leurs référents, la variation sème la zizanie,

(P) Qui n'imite s'imite.

   Qu'on soit adepte du minimalisme ou du dumping, la langue nous ramène à sa propre réalité.

   Et le mot juste court toujours.

 

 

Cahier & tableau noir

 

   "- Vous faites un livre? - Si vous voulez, mais c'est plus compliqué que cela."

   L'employé Joseph Grand profite de chaque répit de La Peste pour peaufiner la première phrase d'un ouvrage qui n'ira pas plus loin. Mourant, il montre à ses amis le cahier où, sur une cinquantaine de pages, cette même phrase est "indéfiniment recopiée, remaniée, enrichie ou appauvrie". La dernière version en date (entre parenthèses les variantes écartées au fil des ans):

 

"Par une belle matinée (du mois) de mai, une (élégante) svelte amazone, montée sur une (superbe) somptueuse alezane, parcourait, au milieu des (allées fleuries) fleurs, les allées du Bois (de Boulogne)."

 

  "Belle, belle, ce n'est pas le mot juste", s'écrie l'agonisant, "Brûlez le cahier!".

   Grand a eu le malheur de prendre l'utopie du mot juste,

(P) Flaubert a passé toute une vie sur chacune de ses phrases,

au mot. Gogol après la lettre, il jette le cahier au feu, quand Camus, son créateur, achève La Peste, qui lui vaut le Nobel.

   Morale de la fable: faire une phrase n'est pas "plus compliqué" que faire un livre, faire une phrase est impossible.

 

   La leçon vaut la phrase vaut le roman. Heureusement, Camus n'est pas pédant, d'où cette précieuse négligence: à la fin du roman, Grand bave sa phrase dans un cahier, alors qu'au début, il se sert d'un tableau noir, "sur lequel on pouvait lire encore, à demi effacés, les mots ". Archives ou table rase, il faut choisir.

 

   Dans le langage courant, laboratoire et cuisine sont des topoï. Parfois on les confond: l'atelier du peintre est ainsi indistinctement assimilé à l'un et à l'autre, parfois on les hiérarchise: cuisine politicienne mais laboratoire des idées.

   Sur un fond d'affinité incontestable, l'ethos scientifique et l'ethos gastronomique s'opposent sur un point essentiel: la place du procédé dans la consommation du produit achevé.

  La science étant en chantier permanent (Popper), ses résultats sont valables en attendant mieux, d'où l'obligation d'en publier le protocole. L'expérimentation est le plat de résistance scientifique, les vrais connaisseurs dégustent plus le cheminement que le bottom line.

   Au restaurant - comme au football - par contre, le résultat seul compte. Le mets est jaugé indépendamment de son mode de fabrication, dans l'expérience gastronomique idéale, le gourmet ignore tout du chef.

   Pour marquer "Chantier!", pour assurer leurs arrières, par humilité, qui sait, les savants raffolent des sous-titres, les grandes toques n'ont pas ce luxe.

   Les scientifiques s'échangent des compte-rendus d'échecs expérimentaux, rares sont les livres de mauvaises recettes.

   Cuisine, ou laboratoire? cahier, ou tableau? (S) Dans la vie il faut choisir.

 

   Renégat, le papillon ne se reconnaît ni dans l'oeuf, ni dans la chenille, ni dans la chrysalide.

   Mutant, le mot juste n'a pas d'arbre généalogique.

   Le mot juste est l'arbre qui cache la forêt:

(S) On ne parle pas de corde dans la maison du pendu.

 

 

L'effet du mot juste

 

   "Ici même, l'on peut voir Dieu et se voir soi-même, autant qu'il est permis d'avoir de telles visions; on se voit éclatant de lumière et rempli de la lumière intelligible; ou plutôt on devient soi-même une pure lumière, légér et sans poids; on devient, ou plutôt l'on est Dieu([1]), embrasé à ce moment, et si l'on reprend du poids on se voit flétrir. Pourquoi donc ne reste-t-on pas là-bas? C'est qu'on n'est pas encore tout à fait sorti d'ici." (Plotin, Ennéades, VI, 9, 9).

   "On devient, ou plutôt l'on est Dieu" - ce bégaiement n'a pas été enregistré live, quand Plotin rédige les Ennéades il en connaît le dénouement, "être" est le mot juste.

   Pourquoi divulgue-t-il ses recettes, pourquoi sert-il le plat avec les rebuts? Car malgré tant d'assauts, le mot juste aura toujours la cote. Résignés à ne jamais l'atteindre, les poètes s'attellent à en mettre en scène la quête.

 

   Chaque mot appartient à une des grandes tribus de la langue: adjectifs, adverbes, verbes; dans les tribus paradigmatiques règne l'interchangeabilité.

   Quelques mots, et des plus chargés, appartiennent aussi à un couple, voire à plusieurs; dans les couples paradigmatiques règne l'exclusion.

   Règle: le mot juste naît dans les couples intimes, le mot plus juste qu'un autre, dans les familles nombreuses.

   Le népotisme poétique: imposer un des membres de la tribu en mot juste: "svelte" au détriment de "élégante", "blême", "nulle", est voué à l'échec. Un auteur sage aurait écrit: "... une amazone svelte, ou plutôt élégante", un lecteur averti aurait lu: "Travaux!"

   "On devient, ou plutôt l'on est Dieu" - doit-on lire l'hésitation à l'intérieur de l'infinie tribu verbale? Selon cette hypothèse, Plotin, conscient que nul ne peut tester tous les verbes et ainsi clore sa recherche, en écrivant "plutôt" préviendrait: "Work in progress!".

   Or Plotin n'a pas écrit "on devient, ou plutôt l'on change en Dieu".

   "Etre" est un verbe spécial, il noue plus facilement des liens exclusifs que des liens contingents. Dans la plupart des langues, "être" s'est ainsi mis en ménage avec, entre autres, "avoir", "paraître", "mourir".

   Avec "faire", "être" forme un couple de choc, géniteur du dogme du travail: pour se prouver étant, homo faber doit faire dans le faire. Malheur à celui qui ne fait qu'être - Dieu seul peut se le permettre.

   En métaphysique, "être" sort de préférence avec, I.e. sans, "devenir", la présence de l'un signifie l'exclusion de l'autre.

   "On devient, ou plutôt l'on est Dieu", c'est comme si Plotin écrivait: "On est blanc, ou plutôt l'on est noir", et pourquoi pas "On est blanc, voire noir" - mais sans la connotation alchimique.

  Quand on hésite entre une chose et son contraire, s'abstenir.

 

   "Devenir" et "être" sont juste antinomiques, "devenir" et Dieu sont carrément incommensurables - comment devenir ce qui est hors du temps? Pour un théologien, "devenir Dieu" est une erreur catégorielle, une gare rebaptisée "cathédrale".

  YHVH: le nom de Dieu, en hébreu, est une prouesse grammaticale, en lui cohabitent les trois modes du verbe être: il sera, il est, il fut:

 

"Maître de l'univers qui régna,

Avant que nulle créature fût créée.

Quand son désir est exaucé,

Alors Roi est son nom.

 

Après la disparition de tout,

Seul terriblement il règnera,

Et il fut, et il est,

Et il sera dans la gloire."

 

   Dieu règne sans sujet(s) - au commencement était le Verbe. Par son désir l'hommefut créé, animal qui nomme il l'appelle Roi. Avec la disparition des créatures, Dieu retournera dans le Verbe.

 

   Les Ennéades établissent un parallèle entre la quête spirituelle de Dieu et la quête poétique du mot juste. Trompeuse concordance. La première quête est ici cumulative, elle prend la forme d'une courbe: ascension, zénith - "l'on est Dieu" -, rechute. La deuxième quête est rétroactive, le mot juste, "l'on est Dieu", une fois trouvé, "l'on devient"  est de l'histoire ancienne.

   Un mot plus juste vit de la comparaison, le mot juste, point, de la table rase.

   Pour le mystique, être Dieu n'est pas le paroxysme du processus spirituel, mais son point de départ. On se voit étant devenu Dieu quand on ne l'est déjà plus.

   De même, un mot ne devient pas mot juste, il l'est un instant, puis ne l'est plus. Le mot juste est au mot plus juste ce que "être Dieu" est à "devenir Dieu", il est le dieu de la fable.

 

   L'antériorité de l'être sur le devenir est un leitmotiv de la philosophie occidentale, depuis la pédagogie platonicienne, selon laquelle on n'apprend que ce qu'on sait déjà, depuis la téléologie aristotélicienne?

   On naît homme ou femme, dit Freud, mais cela ne suffit pas, en plus il appartient à chacun de nous de devenir ce qu'il est.

   "Deviens celui que tu es!" - Nietzsche l'a calqué sur un vers de Pindare: "Deviens celui que tu apprendras à être". L'adage parcourt son oeuvre: épigraphe du premier texte (1867), devise du Zarathoustra, il sert de sous-titre au Ecce Homo: Comment devient-on celui que l'on est (fin 1889). L'opposition entre Pindare et sa propre version inscrit Nietzsche dans une lignée où Plotin occupe une place de choix.

 

   "Etre Dieu" est ici le mot juste, entre "être Dieu" et tout autre candidat il n'y a pas photo, ils ne jouent pas dans la même catégorie ni au même sport, de leur concurrence nul ne sort grandi, le parfait ne peut qu'être contaminé par le voisinage de l'imparfait, sans que l'imparfait en soit perfectionné pour autant,

(P) Loué soit-Il qui isola le sacré du profane.

 

 

Dire, point, n'est pas de ce monde  

 

   Plotin met en scène la quête du mot juste, l'avoir trouvé ne suffit pas à son bonheur, pourquoi?

   Parce que le mot juste ne pousse qu'en terres brûlées, or nous vivons tous sous le signe du point-virgule.

   L'autrement dit est le fonds de commerce des poètes: "Her voice seemed warm on the inside, cold on the edges. Or was it the other way around" (Toni Morrison, Tar Baby). Humains trop humains, ils cultivent et l'archive, et la table rase.

   A la trahison des poètes, la langue parfois fait la sourde oreille.

   "On ne peut entrer deux fois dans le même fleuve." Héraclite a beau mettre de l'eau dans son vin: "Dans les mêmes fleuves nous entrons et nous n'entrons pas, Nous sommes et nous ne sommes pas", "Le soleil, non seulement est nouveau chaque jour, mais sans cesse nouveau continûment", "La route, montante descendante, une et même" & "En changeant, il est en repos"  -trop beau pour être faux, "On ne peut entrer..." est indécrottable.

   Un mot juste laché sans filet fait perdre à son auteur le droit à la parole.

   Un chantier est interdit d'accès au public, mais du mot accompli le poète est ipso facto déshérité.

 

 

On peut toujours s'entendre, soyons sourds

 

   Le mot juste est combattu, il l'a bien cherché. En ce monde comme épicerie, système pour les intimes, où (S) Tout se tient, (S) Donnant donnant, lui refuse le dialogue, dans le bastion du dialogue, qui plus est. Le mot juste incarne le pôle unilatéral de la langue.

   (P) Je fus sourd et muet, mais dans la vie il faut choisir;

en ce monde comme communication: l'ensemblité par le bruit -, le mot juste est sourd et éloquent.

   Le mot juste n'est pas communiqué, il est craché à la figure et n'attend pas de réponse: Ne touchez pas à ma phrase!

   Le mot juste n'a pas d'interlocuteur privilégié, il est craché à la figure des hommes en général, il vouvoie l'humanité.

   Le mot juste est un opérateur d'entropie, devant lui tous les hommes sont égaux.

   Le mot juste est le speech act a-social par excellence.

   Le misanthrope parle en aphorismes, il s'emmure à coups de formules lapidaires.

 

   Plutôt perdre un bon mot que le contact. Mais le mot juste présente-t-il un tel risque?

   "As it is said of the greatest liar, that he tells more truth than falsehood; so it may be said of the worst man, that he does more good than evil". Dr. Samuel Johnson a raison, le plus grand menteur dit un mensonge sur mille locutions, le plus grand criminel commet un crime sur mille faits et gestes.

   L'illettré profère deux mots justes par vie, le prophète, mil é tre.

   Mais ce grand écart n'est qu'illusion statistique. La bouche de l'un et de l'autre, et quand celle-ci est cousue, leur cerveau, émettent des milliers de mots par jour. Le ratio entre mot juste et juste des mots, chez l'un comme l'autre, est infinitésimal. Le mot juste est un lapsus non symptomatique.

 

 

We love the best, and share the rest

 

   Ecrire "être Dieu", point, n'aurait donc pas condamné Plotin à l'autisme, pourtant il pond "on devient, ou plutôt l'on est Dieu".

   Celui qui est dans le vrai, qu'a-t-il a gagné dans le dialogue? Des anabolisants.

 

   Convaincre de la vérité prouve la société. L'homme cherche le mot juste, le trouver le dépasse, partager est l'humaine condition,

(P) Je partage un fardeau trop léger pour moi, à deux il pourrait faire le poids, en cas d'échec on se mettra à trois.

   Au contact du tiède, le chaud et le froid perdent de leur superbe, il n'empêche, en trouvant le mot juste même le Christ l'"explique": "Ne jetez pas vos perles devant les cochons. Ils les piétineront de leurs pieds et, se retournant, ils vous déchireront" (Mathieu VII:6).

   "Etre!, martèle Plotin, pas devenir, ne rate surtout pas la nuance."

   Mais le lecteur ne l'entend pas de cette oreille. Au chef qui prêche ses recettes, il préfère le discret, qui les dévoile sous la torture: le mot juste en co-production.

   A la phrase taciturne, le lecteur sert de porte-parole loquace. Le texte propose, le lecteur dispose, le texte porte, le lecteur accouche, aux forceps de préférence. Il ne peut en être autrement est la définition du miracle esthétique, mais un miracle à deux, un miracle négocié.

   Qui ajoute soustrait!, qui ne le sait, mais le virus du partage aura le dernier mot, et du mot juste, la peau,

(P) We love the best and share rest.

 

 

"In a fit of wrath and rhyme"

 

   Et l'homme, c'est à son honneur, persiste et signe: Ce n'est pas ça! "C'est pratiquement ça" est une contradiction dans les termes, la loi des rendements décroissants vaut pour les sports de masse.

   En ouvrant la bouche nous cherchons le mot juste, en ouvrant un livre nous l'exigeons, un vers doit être ainsi et pas autrement, l'autrement dit n'est toléré qu'en prose.

   La rime est l'idéaltype du mot juste, c'est à prendre ou à laisser.

   C'est d'avoir délaissé la rime  au profit du vers libre qui a coupé la poésie moderne des lecteurs. Paradoxe, mais en apparence seulement, car

(P) Qui irait réciter un chantier?

 

   Parler, et déjà vivre, est une variation sur un thème vieux comme le monde,

(P) L'homme seul est une redite, à deux, une litanie.

   Face à la redondance du monde, face au trop-plein du dictionnaire, le mot juste est ascèse:

(P) La poésie est l'appauvrissement de la langue par la langue.

 

 

   Sentenced to sentences

 

   Avec le mot juste la langue a le souffle coupé,

(P) Suspendre: S'il n'y avait qu'un verbe,

avec les "juste des mots", on respire, le mot juste exige des poumons d'acier.

   Le mot juste est un cataclysme linguistique, on le "trouve" - puis il vous tombe dessus,

(P) Dieu est l'ersatz de l'orgasme, la         vérité les met tous deux d'accord.

   Comme l'orgasme comme le miracle, qui a subi le mot juste ne s'en remettra qu'en le reniant ou en s'y adonnant:

(P) Quand on a connu la vérité, avoir une opinion est de la prostitution.

   Le renier?

(P) L'homme n'est pas un chat: en retombant sur tes pattes tu te casseras l'âme.

   S'y adonner?

(P) La monomanie est une activité à temps partiel.

   S'y adonner?

(P) Au casino de la langue, jouer à la roulette russe,

ainsi Jean Eustache, mort d'avoir tenu le mot de la fin: "Si je ne réponds pas, c'est que je suis mort" (note retrouvée sur sa porte, un certain 5 novembre 1981), parce que l'aurait sauvé; tenant sa sortie, il ne pouvait plus reculer l'échéance sans changer de métier,

(P) Le poète, en retombant sur ses pattes prêtera sa langue au chat.

   S'y adonner?

   Comme le miracle comme l'orgasme, le mot juste est spasmodique,

(P) En vivant au forfait tu ne passeras pas la nuit.

   Le mot juste existe, le nier est un leurre, il est, rare et éphémère, que faire? se taire, le cerveau commère, que faire? aller vers, qu'en faire? une LOI.

   Je ne fais que "ça" - et le cerveau jacasse, dans son cas, "Bouder son plaisir au nom de la jouissance" est non-sens, "Pas de mirage sans désert", chimère.

   Pour un "A rose is a rose is a rose", combien de "What a nice rose!" Gertrude Stein a-t-elle laissé échapper?,

(P) Appeler un chat un chat n'est pas humain.

   Moi: Pas un si tu peux deux.

   Lui: Jamais deux sans trois.

   Mon cerveau ne peut entendre raison, il se dit tout ce qui me passe par la tête, plutôt n'importe quoi, j'ai beau vouvoyer l'humanité, avec lui je suis à tu et à toi, entre intimes on ne pèse pas ses mots.

   La loi du mot juste est-elle viable? Non, la preuve, je vis, moi, sans "plus" ni "pas",

(P) J'ouvre la bouche je suis en soldes.

  



([1]) Le grec dit "on se voit étant devenu Dieu, ou plutôt l'étant".

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