perdre la tête, le Nord, son temps
"Ne demande pas ton chemin à celui qui le connaît, tu risques de ne pas t'égarer" (Rabbi Nachaman de Braslaw).
Et l'ordre, et sa motivation, sont des contresens. Normalement, c'est à qui le connaît qu'on demande le chemin, normalement, c'est le risque de s'égarer qu'ainsi on évite.
Des deux, c'est la chute qui nous frappe le plus: sans le risque de s'égarer, dit Nachaman, ce n'est même pas la peine de se mettre en route.
S'égarer, c'est-à-dire se croire perdu - à tort.
"Egarer" et "perdre" forment un couple complémentaire, leurs définitions en témoignent:
Egarer: Perdre provisoirement.
Perdre: Egarer définitivement.
Exemples: femme égarée vs femme perdue; brebis égarée vs brebis galeuse.
"Egarer" et "perdre" forment un couple paradigmatique, la présence de l'un dit l'exclusion de l'autre: "T'égarer, donc pas te perdre",
(P) Avec les faibles, que tu gagnes, que tu perdes, tu t'égares.
S'égarer, c'est-à-dire se croire perdu, mais arriver quand même.
Le chemin vaut et pour l'égarement, et pour le but au bout, à qui le demander?
Pas au relativiste, il nie l'existence même d'un but, (S) A chacun sa vérité.
Ni au pessimiste, il ne croit pas aux chances d'atteindre un but: "Cela fait des années que je cherche."
Ni au blasé, il ne croit pas à la possibilité de s'égarer, (S) Tout revient au même.
Mais à qui donc?
Pas à celui qui ne connaît pas le chemin et admet son ignorance, le lui demander ne t'avance guère.
Ni à celui qui ne le connaît pas mais ignore son ignorance, en suivant ses instructions, soit tu te perdras tu dois t'égarer, soit tu répéteras son égarement tu dois t'égarer.
Ni à celui qui ne le connaît pas mais cherche à te tromper, si le hasard lui fait indiquer le bon chemin tu ne t'égareras pas, si le hasard lui fait indiquer le mauvais chemin tu te perdras.
Ne demande pas le chemin: On s'engage et on voit!
Précepte surprenant de la part d'un rabbin, guide des égarés.
Précepte kamikaze de la part d'un tsadik, que ses hassidmim - membres de sa cour - consultent sur tout ce qui bouge.
Impératif catégorique des Braslaw, seule cour hassidique sans chef depuis la mort du fondateur, Rabbi Nachaman.
Dans le dictionnaire leur opposition est tranchée, mais dans le langage courant, le couple "égarer et perdre" boîte: "Egarer" est toujours du "perdre" à l'envers, "perdre" est souvent de l'"égarer" exagéré.
(S) J'ai tout perdu,
(P) "Tout" est une façon de parler tout ne l'est pas,
tout n'est pas perdu - ni la partie égarée...
"J'ai perdu la tête" - le temps d'une fête.
"J'ai perdu le Nord" dit l'extrême-centre.
"Le prolétariat n'a rien à perdre sauf ses chaînes"; heureusment, ses chaînes, il les égarent à peine.
"Perdre chaque jour quelque apaisante croyance" (Nietzsche) - chassez le naturel, il revient au galop.
Et ça perd sa réputation, et ça perd ses illusions, rêves mort-nés, elles l'ont bien cherché, et ça perd son temps, qui n'est pourtant même pas égarable, et son latin, et la parole, et la raison, partout où "égarer" est le mot juste, "perdre" a le dernier mot,
(P) J'ouvre la bouche je suis en soldes.
Nous exagérons, non pas par négligence, mais par idéalisme, avec le verbe perdre nous radotons l'utopie de la table rase.
Nous aspirons à faire sauter les ponts, à nous refaire une virginité, à être KO debout.
Et quel vertige éprouvons-nous en diagnostiquant terminal, fatal, incurable, irrécupérable, irréversible, irrémédiable.
Voeux pieux. L'art de brûler ses vaisseaux se fait rare, et déjà l'art de se faire rare, plutôt perdre son âme que le contact - (S) On ne se perd pas de vue,
(P) Laisse-toi aller, tu ne risques pas de te perdre, la spontanéité est le plus sûr chemin au même
(P) Une vie en promotion: quand on paie de sa personne, nous avons une réduction,
"perdre" nous installe en terre brûlée à loyer modéré.
Au Grand Marché de la Tolérance et de la Complaisance, je ne contesterai pas ton "j'ai perdu" tu laisseras passer mon "jamais plus", (S) Donnant donnant.
Avec "égarer" et "perdre", il y a tromperie sur la marchandise; verbes spéculateurs, ils affirment ce qu'on ne saura que rétroactivement.
"Egarer" se veut optimiste: "J'espère toujours le retrouver", "perdre" joue le pessimiste: "Je n'y crois plus", les deux ont la tête ailleurs.
"Mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé" (Luc, XV:24) - donné pour perdu, le Fils prodigue n'était qu'égaré.
Les MIA (Missing In Action) sont donnés pour égarés, ni morts ni vivants, en ne revenant pas ils s'avèrent perdus d'emblée.
Une femme attend sa vie durant un homme mort depuis longtemps, une veuve se remarie le défunt est à sa porte, deux topoï littéraire pour dire: Que l'égaré soit retrouvé ou perdu!
Sagesse des nations: Pour retrouver X fais comme s'il était perdu, n'y pense plus.
A la recherche du temps perdu est un oxymore, Proust aurait-il dû écrire "égaré"?
(P) Je vous ai égarés pour ne pas vous perdre.
(P) L'homme n'est pas un chat: en retombant sur tes pattes tu te casseras l'âme,
en retombant de suite, s'entend, car on ne subit qu'un knock-out par vie, même les knock-downs sont rares, laisse-toi au moins compter jusqu'à neuf, un homme se mesure par sa tenacité à terre, sa valeur et son temps de récupération sont en corrélation inverse, mais n'appelle pas "égarer", "perdre", or
(P) Appeler un chat un chat n'est pas humain.
Il est vital de ne pas se tromper de verbe, hélas on ne fait presque que ça, jusqu'au moment où "perdu" et "égaré" sont bonnet blanc et blanc bonnet, jusqu'au moment où on n'a plus rien à perdre:
(P) Il n'est jamais trop tard - et on en voit la queue.