FICTION ET SCIENCES HUMAINES
Projet de recherche et d'enseignement
Le roman jouit dans notre milieu d'une cote flatteuse. Karl Marx admire la sociologie matérialiste de Balzac, Lénine tient Oblomov pour la plus fidèle, la plus cruelle analyse de l'âme russe, Freud voit en Dostoïevski un précurseur émérite, Carlo Ginzburg attribue sa vocation à la lecture de Guerre et paix. Tout grand écrivain a un chercheur qui ne jure que par lui, tout grand chercheur ou presque a un auteur fétiche dont il revendique l'intuition.
Etre avec la grande littérature et faire notre métier sont des ambitions communes à bien de chercheurs en sciences de l'homme, confirmés et en devenir. A ces ambitions, mon séminaire se propose de servir de lieu de rencontre, en leur offrant un cadre et une méthode. Car on ne saurait se contenter de ce consensus mou qui veut que les grands écrivains ecellent dans la description, et même dans l'analyse, de l'homme et du social. Pour les intégrer dans nos débats, partons de ce que la licence poétique leur autorise, dans nos domaines, et qui nous est interdit: l'expérimentation.
"On donne le nom d'expérimentateur à celui qui emploie des procédés d'investigation simples ou complexes pour varier ou modifier, dans un but quelconque, les phénomènes naturels et les faire apparaître dans des circonstances dans lesquelles la nature ne les lui présentait pas. Sur cette possibilité d'agir ou non sur le corps reposera exclusivement la distinction des sciences dites d'observation et des sciences expérimentales" (Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale).
Faisons-nous une raison. La loi, l'éthique, la résistance de la réalité excluent en sciences sociales les manipulations trop violentes; historiens, anthropologues, sociologues, nous sommes incurablement réduits à l'observation - et à la spéculation.
Des "laboratoires" humains existent, ce sont les dites "situations extrêmes", ainsi le naufrage de la Méduse en 1816. Elles naissent du hasard, et n'accouchent pas de résultats univoques et généralisables. (Je passe sous silence les expérimentations d'un régime funeste).
Dans l'étude de la chose humaine, le romancier est à cet égard privilégié. Comme son collègue scientifique, il commence par une expérience de pensée. Comme lui, de son monde possible il élimine la contingence; toute expérimentation procède à un appauvrissement radical de la réalité. A l'intérieur du laboratoire romanesque, tous les coups sont permis: "Il advint que Dieu mit Abraham à l'épreuve" (Genèse, XXII, 1), il lui ordonne de sacrifier Isaac; Sophocle soumet Oedipe à des épreuves d'une cruauté rare; Daniel Defoe vomit Robinson Crusoé sur une île déserte pour voir ce que ça donne.
Faire violence à l'objet est la condition nécessaire de la science expérimentale, elle n'en est pas la condition suffisante. La violence doit être mobilisée au service d'une hypothèse, elle doit être canalisée, maîtrisée, graduelle, pour servir l'heuristique.
Rares sont les romans qui, comme le Livre de Job ou Dr Jekyll et Mr Hyde, se lisent littéralement comme un protocole expérimental. Dans d'autres cas, il faut les reconstituer tels, en pratiquant la lecture en tant qu'un des beaux arts martiaux. Voici la recette.
Prenez un roman, un film, une fable, torturez-les, quelques uns finiront par cracher une thèse, argumentée selon les règles de la logique.
Eliminez du texte ce qui n'est pas pertinent à sa propre thèse, ne la validant ni l'infirmant - il en sortira dépouillé, et souvent déplumé.
Jouez la thèse contre le texte, le texte contre la thèse, et interrogez les sciences sociales à la lumière de ce jeu de respect et de trahison.
La littérature est un gisement expérimental inépuisable; pour s'en convaincre, voici quelques exemples de son éventuelle exploitation.
Aux origines du laboratoire.
Mettre nos proches, bien-aimés de préférence, à l'épreuve est chose commune. Mais nous manquons de l'omnipotence, du détachement, nous manquons surtout de la rigueur toute scientifique d'un Pasteur ou d'un Molière. Comparez le Roi Lear, qui teste l'amour de ses filles dans un sentimentalisme infantile, et Shakespeare, qui guette le seuil de souffrance de Lear avec une implacabilité qui éprouve nôtre seuil de tolérance (trouvant que "trop c'est trop", Dr Samuel Johnson est allé jusqu'à écrire une happy end à la pièce).
Eprouver nos proches est une activité banale et peu glorieuse, la fiction, en la stylisant, lui octroya une respectabilité, la sceince l'a alors adoptée comme modus operandi.
"Et Jéhovah dit à Satan: As-tu fixé ton coeur sur mon serviteur Job, qu'il n'y a personne comme lui sur la terre, un homme irréprochable et droit, craignant Dieu et s'écartant du mal? Et Satan répondit à Jéhovah et dit: Est-ce gratuitement que Job craint Dieu? N'as-tu pas dressé une haie autour de lui et de sa maison et de tout ce qui est à lui à la ronde? l'oeuvre de sa main, tu l'as bénie, et son cheptel s'est répandue sur la terre. Mais avance ta main et touche à tout ce qui est à lui, s'il ne te maudit pas à ta face. Alors Jéhovah dit à Satan: Voici, tout ce qui est à lui est en ta main. Seulement n'avance pas ta main contre lui" (Job, I, 8-12).
Selon Dieu, Job fait le bien pour le bien, selon Satan, Job fait le bien pour son bien. Les deux hypothèses énoncées, le cobaye désigné, les termes et les limites des épreuves définis, l'expérimentation est lancée, elle va crescendo, frappant d'abord les brebis de Job, puis sa maison, puis ses enfants, enfin sa peau. Piqué au jeu, Dieu lui envoie les pires fléaux: sa femme et ses trois amis. Job persiste et signe.
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On doit les laboratoires humains, in vivo, aux aléas de la vie, d'où le caractère ad hoc de leurs choix de cobayes et de procédés expérimentaux, les cent quarante-neuf passagers du Radeau de la Méduse n'ont pas été sélectionnés selon les critères socio-professionnels d'usage.
Le cobaye littéraire moyen est encore plus loin de ce qu'on peut qualifier d'échantillon représentatif de l'espèce humaine. La violence romanesque est presque exclusivement administrée à des êtres d'exception: Abraham, Job, Oedipe, Jésus, Lear. D'où le caractère ad hominem des laboratoires littéraires, in vitro.
Il existe néanmoins des écrivains à l'esprit typiquement scientifique. Munis d'une grille, habités par une question, ils infligent le même traitement à des personnages venant d'horizons multiples, répondant ainsi à une des conditions nécessaires à toute expérimentation: la répétabilité.
Citons Thomas Bernhard, dont les romans posent et reposent les mêmes questions: Peut-on dire Non! au social? Peut-on avoir une idée fixe? Peut-on ne faire que ça? Le narrateur de Béton se fait ermite pour préparer le texte définitif sur Mendelssohn-Bartholdy, celui de Oui a "tout sacrifié" à son traité sur les anticorps dans la nature, le héros de La Plâtrière "est prêt à tout commettre, tout sacrifier à son traité sur l'ouïe", Le Naufragé est obsédé par le personnage de Glenn Gould, le héros de Corrections, calqué sur Wittgenstein, est habité par la forme du cône. Et chacun échoue dans sa double vocation: leurs idées fixes demeurent au stade de projet, et ils n'arrêtent pas d'en parler à qui veut l'entendre. Il existe corrélation entre monomanie et misanthropie. Le monomaniaque a la haine d'autrui en tant qu'obstacle, la boulimie d'autrui en tant qu'obstacle. L'autre l'empêche de poursuivre son obsession, sans l'autre, de son obsession il aurait vite fait le tour. Tout misanthrope est un grand consommateur de ses semblables, pour leur cracher sa haine à la figure; voir Timon d'Athènes, voir Alceste, voir Hamlet. A partir de l'oeuvre de Thomas Bernhard, le Plutarque des monomaniaques illustres et anonymes, on pourrait lancer une sociologie de la misanthropie.
Dans d'innombrables films, Alfred Hitchcock et ses épigones recréaient les dites "conditions extrêmes", l'aléatoire en moins: Prenez un individu plutôt quelconque - muni, néanmoins, de la gueule d'un James Stewart, d'un Harrison Ford, d'un Pierre Richard -, jetez-le dans la tourmente, et voyez comment il se débrouille. Réponse: à merveille, gare aux méchants professionnels. Il reste à déterminer si ce sont les circonstances qui font le héros, ou le box-office.
L'entreprise la plus hardie, la plus exhaustive, que je connaisse est l'oeuvre de Georges Simenon entre 1930 et 1945 (les Maigret exceptés), qui pose inlassablement, a satiété, à ses anti-héros la même question: Que se passe-t-il quand l'homme est privé, ou quand il se prive lui-même, de (sa) routine? Voir infra l'étude de cas: "Routine & monstruosité".
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Cette approche vaut pour le va-et-vient entre roman et sciences humaines qu'elle permet d'instaurer. Ainsi lire Dr Jekyll et Mr Hyde comme la mise en laboratoire des prémices de trois modèles célèbres: Pour une généalogie de la morale, Malaise dans la civilisation, et La Dynamique de l'Occident.
Stevenson commence par énoncer le cliché qui a fait sa fortune: "Ces provinces du bien et du mal qui divisent et composent la nature duelle de l'homme". La split personality est une banalité, Stevenson l'affine. Le "bien" est défini comme la recherche de l'estime de ses semblables ("inclined by nature to industry, fond of the respect of the wise and good among my fellowmen"), le "mal", comme la quête du plaisir ("a certain impatient gaiety of disposition"); la socialisation passe par l'intériorisation de la censure, le malaise naît de l'insatisfaction et de la culpabilité: "Certains se seraient vantés des irrégularités dont je me rendais coupable; mais à cause de l'idéal que je me suis fixé, je les regardais et dissimulais avec une honte morbide. Ainsi, c'est plus la nature exigeante de mes aspirations qu'une quelconque dégradation de mes fautes qui me faisait ce que j'étais".
Dans son laboratoire, Dr Jekyll teste alors deux hypothèses, l'une porte sur le diagnostic: "C'est la malédiction de l'homme que ces deux éléments soient liés - que, dans la matrice torturée de la conscience, ces jumeaux polaires aient à se battre continûment"; l'autre est thérapeutique: "Si chacun pouvait être logé dans une entité séparée, la vie serait soulagée de tout ce qui est insupportable; l'injuste pourrait aller son chemin, débarrassé des ambitions et des remords; et le juste pourrait accomplir le bien, sans être exposé au déshonneur et à la pénitence" - l'amalgame est le mal, la schizophrénie en sera le remède.
"Deviens celui que tu es!" - en bon nietzschéen, Jekyll fait appel à la chimie, en mauvais nietzschéen, il oublie que l'être n'est pas immanent mais un artefact, mieux, un masque. D'où le double échec: le "Surmoi" délivré a toujours mauvaise conscience, le "ça" pur - "the id on the hide" - n'est qu'une caricature timorée de l'Homo Victorianus. Le malaise est incurable, non pas parce que la libido, toujours égale à elle-même, est de plus en plus opprimée (Freud), mais parce que l'adoucissement des moeurs est irréversible; le Procès de civilisation (Elias) enrichit la gamme mais fait baisser la flamme.
La littérature est le foyer des idées reçues, elle est aussi l'atelier où celles-ci sont testées, critiquées, réécrites. Plus que des hypothèses élaborées, les textes de fiction permettent d'appréhender nos présuppositions:
- On ne peut pas comprendre X hors de son contexte; le contexte n'étant pas donné, il faut le reconstituer.
- Le visible est la partie infime, et peu intéressante, de la réalité.
- Libéré, l'invisible se déchaînera, sous l'homme civilisé se cache un fauve, "Le silence de la raison produit des monstres" (Goya).
- La société est régie par la réciprocité, la négociation, le contrat.
- Egoïsme, individualisme, amour de soi sont des pulsions synonymes, universellement partagées.
Truismes, ils sont exprimés par des clichés: Tout se tient, On est l'enfant de son siècle, Donnant donnant, L'arbre qui cache la forêt, Ce n'est pas si simple; par des topoï: la boîte de Pandore, Dr Jekyll et Mr Hyde, Narcisse; par des métaphores usées: l'iceberg, le puzzle.
C'est donc en clichés, en topoï, en métaphores usées qu'on formulera les hypothèses testées par les laboratoires romanesques. L'histoire de la littérature est un gisement expérimental inépuisable. Pour s'en convaincre, voici quelques exemples de son exploitation, pris dans des chantiers en cours ("La propagande par les actes").
La boîte de Pandore
Ce topos fédère d'innombrables idées reçues, elles disent toutes ceci: ce qui est caché est toujours plus marqué que ce qui est visible. "Plus marqué", donc plus intense, plus intéressant, plus menaçant.
Commençons par la fable fondatrice, racontée (inventée?) par Hésiode au début des Travaux et des jours. Prométhée vole le feu et en fait don aux hommes. Courroucé, Zeus leur offre Pandore, et par métonymie, la boîte (en réalité une jarre). Pandore soulève le couvercle, tous les maux s'en échappent - sauf l'espoir...
Le texte correspondrait au topos, s'il n'y avait pas ce préambule: "C'est que les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes [le feu]; sinon, sans effort, tu travaillerais un jour, pour récolter de quoi vivre toute une année sans rien faire". Dans cet hymne au travail - Les Travaux et les jours en est un - il n'y a pas pire: "Les dieux et les mortels s'indignent également contre quiconque vit sans rien faire". "Travaille, Persès!", est le slogan du livre. Le travail pour ne pas avoir faim, soit, mais plus encore le travail pour devenir meilleur, pour ne pas végéter, le travail pour être homme. En leur rendant le feu, Prométhée renvoya les hommes au chômage technique: "la race humaine vivait sur la terre à l'écart et à l'abri des peines, de la dure fatigue, des maladies douloureuses...". Les femmes "ne s'accomodent pas de la pauvreté odieuse mais de la seule abondance", par elles est arrivé le besoin du superflu, le nécessaire de l'homme civilisé. En leur offrant Pandore, Zeus épargna aux hommes le mal suprême: l'auto-suffisance, c'est donc lui qui est leur véritable bienfaiteur, Prométhée, celui par qui l'ennui faillit arriver.
C'est d'avoir goûté de la boîte qui a chassé les hommes du paradis. Sans soulever le couvercle, ne se contentant que de la surface, les hommes n'auraient d'occupations qu'une journée par an - et le reste du temps? La réalité telle quelle est trop maigre pour notre cerveau hypertrophié, c'est la curiosité, bavardage de la raison, qui produit des monstres, sans eux on se serait ennuyé à mort.
Le conte du pêcheur et du djinn dans Les Mille et une nuits (Nuits 3 à 9) est le pendant arabe du mythe de Pandore. Le pêcheur remonte de la mer un flacon de cuivre, pense d'abord le vendre au marché, mais ne résiste pas à la curiosité: "Il faut que je l'ouvre pour voir ce qu'il contient". Il est servi, en sort un Lucifer, qui a juré la mort à celui qui le délivrera. Mais au lieu de passer tout de suite à l'acte, le djinn raconte d'abord son histoire. Comme Maître Renard, comme le Chat botté, le pêcheur profite de la vantardise du monstre pour le faire retourner dans le flacon. Mais au lieu de précipiter son ennemi vaincu à la mer, c'est maintenant le pêcheur qui se met à raconter des histoires. Pour aggraver son cas, il fait de nouveau confiance au djinn, et le libère. Surprise, le djinn tient parole et l'enrichit.
Lucifer délivré n'a rien d'une force de la nature aveugle. Mille huit cent années d'enfermement l'ont rendu bavard, curieux, fanfaron, marchand, lâche - pire, elles l'ont rendu fiable.
A première vue, soulever le couvercle est la cause de tous les malheurs, en réalité c'est la source du bonheur; dans Les Mille et une nuits, la curiosité permet de gagner du temps, et à défaut, de le tuer dans la dignité.
Plutôt que son silence, c'est la science de la raison qui produit des monstres, voir Frankenstein, voir Dr Jekyll et Mr Hyde. "Tous les êtres humains sont un mélange de bien et mal; et Edward Hyde, seul parmi les hommes, n'était que mal". Dans la nature tout va vers toujours plus d'entropie, la pureté n'est pas de ce monde, elle est un artefact chimique.
Mais Hyde mérite-t-il tant d'honneur? en vrai Mal en soi, il aurait dû s'affranchir de son hétéroclite créateur, or il ne cesse de faire la navette entre sa tanière et sa maison mère. Entre lui et Jekyll il y a comme un pacte implicite: je te prête vie à condition que tu me reviennes, or le respect des contrats est le propre de l'homme civilisé. Malgré les efforts déployés par le bon Dr pour réduire sa créature à l'état brut, le Mr lui collera à la peau ("hyde", en anglais signifie cacher et peau).
La boîte de Pandore a été renfermée trop longtemps, les djinns en sortent hagards et débiles, le fauve enchaîné s'avère caniche, Hyde est la bête dans la plénitude de l'homonyme, il est féroce et docile, l'animal masqué sort ses griffes laquées.
PUZZLE, TOTALITE, SYNECDOQUE
"Les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers". Les sciences sociales modernes ont fait de l'adage christique leur agenda de recherche: chassons les Grands Hommes, pour qu'enfin les petites gens retrouvent leur dignité d'êtres à trois dimensions.
Ambitieux programme, humaniste par-dessus le marché, Tom Stoppard l'exécute dans Rosencrantz & Guildenstern sont morts. Seconds couteaux dans Hamlet, Rosencrantz & Guildenstern sont propulsés sur le devant de la scène, alors que Hamlet, Ophélie, Gertrude, Claudius, Polonius, sont renvoyés à l'arrière-plan.
Mais Stoppard sait que la promotion d'un pauvre type au rang de héros national signifie rarement l'émergence de nouvelles archives. Historien intègre, il plie l'expérimentation à une règle draconienne: pas de complément d'information. Des deux néo-héros, on ne saura donc pas plus que ce qu'en raconte Shakespeare, ni nous, ni Rosencrantz & Guildenstern. Les malheureux se heurtent ainsi à leur propre table rase, jusqu'à ce que leur mort programmée les ramène à leur néant natal. Les projecteurs de l'histoire ne les auront pas sauvés de leur immanente platitude.
Guerre et paix est qualifié de précurseur de l'histoire des masses. Convaincu que les processus historiques ne résultent pas de la planification d'un homme, fût-il empereur, Tolstoï s'attelle à écrire l'histoire de la campagne de Russie vue "d'en bas". On vante l'originalité de la démarche du roman, c'est le décalage entre l'intention et les résultats qui le rend édifiant. Dans son récit de l'an 1812, ce ne sont point les mouvements anonymes qui en sont les protagonistes, mais le maréchal Koutouzov, héros romanesque et historique classique. Echec grandiose, qui en préfigure d'autres; citons Louis XIV et vingt millions de Français de Pierre Goubert: malgré la grille, malgré le titre, malgré la couverture de l'édition de poche (Le Nain au lieu de Le Brun), le Roi Soleil n'y prend pas une ombre.
Chassez les grands hommes, ils reviennent au galop. Tout se passe comme si notre façon de comprendre et d'écrire l'histoire résistait au paradigme dit des Annales. Ce n'est pas un hasard si des tenants de l'histoire de la longue durée et des mentalités finissent par revenir à saint Louis, à Pétain et à Nicolas II, à Marie Antoinette, et déjà à Rabelais, à Luther et à Marguerite de Navarre; quand ce n'est pas les grands hommes, ils se rabattent sur les grandes dates: 1492, 1789.
L'histoire totale, en défendant la cause de l'ordinaire contre l'extraordinaire, a cherché querelle au cerveau, c'est à son honneur, mais cela la condamne à terme. Cognitivement, la figure aura toujours la primauté sur le fond, la partie sur le tout.
A bien le lire, Tolstoï vise moins les historiens, que De la Guerre de Klausevitz. Il ne s'agit plus de nier l'existence des grands hommes, mais d'analyser leur grandeur. Koutouzov en est un, parce qu'il reconnaît la futilité de toute stratégie. Appliquent cette théorie dans Les Microbes. Guerre et paix, Bruno Latour définit le grand homme comme celui qui saute dans un train en marche et s'en proclame le conducteur; il capte la contingence sous son appellation contrôlée, ainsi Louis Pasteur, un Koutouzov à la renommée de Napoléon. Dans mon jargon, le grand homme est celui qui parvient à s'imposer comme synecdoque; il s'impose au tout, il s'impose à nous, car il est une bonne Gestalt.
Ce n'est pas le hasard qui a fait de Napoléon une grande figure et de ses contemporains, des figurants. Chacun de ses hommes pris séparément était peut-être un brave type, mais nul n'avait les poumons pour tenir l'histoire en haleine vingt ans durant, a fortiori une tragédie classique en cinq actes.
L'histoire de la littérature est une critique du holisme. Elle est aussi un atelier où sont expérimentées des alternatives à l'ambition de reconstituer la réalité dans son exhaustivité, en voici deux exemples.
Virginia Woolf, Les Années (1937), raconte la saga de la famille Pargiter entre 188O et 1930. Récit discontinu, il ne rend compte que de onze années dans la vie de quelques uns de ses membres - et plus précisément, de onze journées. Nous nous attendons à ce que les lacunes finiraient par être comblées, il n'en est rien. Du puzzle on ne disposera que les scènes montrées en direct(showing); car les rares flash backs renvoient immanquablement à des scènes déjà racontées... Puzzle, soit, mais dont les pièces manquantes le sont définitivement.
Georges Perec, W ou Le souvenir d'enfance (1975), alterne deux récits, un essai d'autobiographie et une parabole. La partie autobiographique traite de l'enfance, sous l'occupation, d'un petit juif orphelin de père puis de mère. Ce travail d'historien frappe par le refus obstiné, tragique de Perec de combler les trous de sa mémoire parcimonieuse. Mieux. Les rares épisodes dont il se souvient sont soumises à une critique des sources impitoyable, cette mémoire s'en trouve presque vidée. Ceci ne laisse de renvoyer à l'autre versant du livre, W, univers apocalyptique qui combine les jeux olympiques et les camps de concentration.
On ne peut pas tout avoir, car le tout n'existe pas. Le puzzle incomplet n'est pas un miroir brisé du réel, il est le réel, il n'y a de réalisme que fragmentaire. Et parmi les fragments, la préférence du roman va toujours à celui qui peut tenir lieu d'un tout par définition absent; voir la madeleine de Proust: le maître de la synecdoque écrira sa légende.
LE NARCISSISME
"Narcisse: Personnage de la Fable qui, s'étant vu dans une fontaine, devint amoureux de lui-même et mourut en s'admirant. Fig. Homme amoureux de sa personne. C'est un narcisse" (Littré).
Le langage courant n'a pas attendu Freud pour dire, à travers Narcisse, l'amour fou de soi; "Pour introduire le narcissisme" (1914) n'a fait que cristalliser une image rebattue, en lui octroyant une respectabilité scientifique.
Le narcissisme, vulgaire et freudien, représente l'auto-complaisance, il est la phase ultime du népotisme. Selon Freud, il répond à notre instinct épicier: "Etre aimé représente le but et la satisfaction dans le choix d'objet narcissique" - on n'est jamais mieux servi que par soi-même...
Calomnie. Le Narcisse originel, créé de toutes pièces par Ovide (Métamorphoses, III, 338-511), n'est pas tombé amoureux de lui-même, mais d'un étranger, qu'il ignorait être sa propre image. C'est bien tard qu'il découvre la vérité: "Mais cet enfant, c'est moi; je l'ai compris et mon image ne me trompe plus; je brûle d'amour pour moi-même, j'allume la flamme que je porte en mon sein". Trop tard, l'amour s'est entre temps transmuté en idée fixe, Narcisse ne peut ni ne veut le renier.
Narcisse ne choisit pas la facilité, car l'étranger dont il tombe amoureux est de surcroît inaccessible: "Un être me charme et je le vois; mais cet être que je vois et qui me charme, je ne puis l'atteindre".
Narcisse ne pèche pas par subjectivité, car il tombe amoureux d'un homme "digne d'être aimé des nymphes", et qui "faisait naître le désir chez beaucoup de jeunes gens, chez beaucoup de jeunes filles".
Son choix d'objet d'amour ne satisfait point le prétendu besoin d'être aimé, bien au contraire. Unanimement aimé des mortels et des immortels, il aurait pu adhérer au jugement de ses prétendants; mais lui proclame: "Votre amour facile m'étouffe dans l'oeuf" - Narcisse est avide d'absolu.
Selon Freud, une certaine dose de narcissisme fait partie de notre santé psychique. Tous les hommes sont donc narcissiques, tous sauf Narcisse.
Comment se fait-il que le mythe ait été si mal lu, voire trahi? La raison en est la tendance, humaine trop humaine, à réécrire l'objectif en termes subjectivistes, l'absolu en termes relativistes, l'unilatéral en termes relationnels. A travers le Narcisse calomnié on étudiera le relativisme, alchimie à l'envers, il troque "foi" contre "je crois que", "beau" contre "j'aime bien", "j'aime" contre "m'aimes-tu?", "bien" contre "ça m'arrange", "causalité" contre "selon moi", "vérité" contre "je pense que", "Oui!" contre "Pourquoi pas?"
Tendance universelle, on ne peut donc pas l'attribuer à la lâcheté des uns et des autres ni à leur paresse. Le fautif, comme toujours, est le cerveau.
Le cerveau est le véritable protagoniste de mes recherches, le cerveau et son arme fatale: la synecdoque. Le cahier des charges de ce projet: n'avancer que ce qui est compatible avec les acquis des sciences cognitives.
ROUTINE & MONSTRUOSITE
Etude de cas
Arthur T. Winfree est un des noms proéminents de la nouvelle science du Chaos. Biologiste de l'Université de Chicago, il y est entré par le biais des horloges biologiques. Dans une de ses expériences, il maintenait des moustiques dans les conditions de laboratoire, à savoir dans une lumière et une chaleur constantes. "Normalement" les moustiques s'activent tous les jours au crépuscule. Protégées des aléas de la nature ambiante, les moustiques ont coimmencé par entrer en frénésie. Mais après quelques jours, leur ryhtme s'est de nouveau stabilisé. Surprise: il n'est pas de vingt-quatre, mais de vingt-trois heures, toutes les vingt-trois heures, en effet, elles se mettaient à bourdonner avec intensité. C'est le choc de lumière qui, dehors, les maintient dans le cycle de vingt-quatre heures, remettant quotidiennement leurs pendules à l'heure().
Deux sont les moralités de la fable. I. Ce n'est pas spontanément, mais sous la torture que la moustique crache sa véritable nature; pour connaître son horloge, il faut lui faire scientifiquement violence; depuis que les moustiques volent, seules celles de Winfree ont joui de leur tempo originel. II. Sa cadence peut dépendre du contexte, ainsi le lever et le coucher du soleil, mais l'horloge biologique en elle-même est un phénomène naturel, pas d'organisme développé qui en est dépourvu.
Qu'en est-il de l'horloge sociale, qu'en est-il de la routine? Le sociologue du temps() a des idées arrêtées sur la question:
Axiom I: "Comme un principe d'organisation de la vie humaine, la routine est foncièrement antithétique à la spontanéité".
Axiom II: "Il existe une relation intime entre la régulation temporelle et le contrôle social".
Axiom III: "La symmétrie temporelle - être in sinc -contribue au sentiment d'ensemblité [togetherness], elle est un facteur de solidarité sociale".
Bref, la routine est bonne pour le ON et mauvaise pour le JE, elle amène de la cohésion au groupe et de l'aliénation à l'indiuvidu.
Les appeler "axiomes" c'est même forcer le trait, parlons de "truismes", ils s correspondent si bien à nos propres idées reçues qu'on ne daigne pas les interroger.
Si le sens commun a raison, de l'absence de routine émergera la spontanéité (axiome I), la liberté, et pourquoi pas l'anarchie (axiome II), le "je" unique et solitaire (axiome III), bref, de l'absence de routine naîtra l'extra-ordinaire. Pour tester l'évidence, la violence expérimentale s'impose: privons des hommes de leur routine et voyons ce que cela donne; autrement dit, soumettons des cobayes humains à des épreuves analogues à celles subies par les moustiques de Winfree. Or un homme n'est pas une moustique, d'ailleurs, à en croire les protecteurs des bestioles, B.B. en tête, même une moustique n'est pas une moustique. Chemin sans issue? c'est compter sans l'oeuvre de Simenon, qui pose une fois, deux, vingt, la même question: Que se passe-t-il quand l'homme est privé, ou quand il se prive lui-même, de (sa) routine?
Dans son laboratoire, Simenon privilégie un type de cobayes, le provincial; un choix que la réalité, et à défaut son fidèle cliché, justifie aisément, la province étant le bastion de la routine. En chercheur consciencieux, il éprouve les deux figures stéréotypées du provincialisme: celui qui adhère à son destin, celui qui essaie de lui échapper. Cela donne, à l'intérieur de sa liste de publications entre 1930 et 1945, deux corpus distincts. Le premier a pour héros le provincial sédentaire, qui est installé dans la vie monotone de son milieu et semble s'en contenter, c'est à l'expérimentateur de le faire bouger en le privant de routine. Le deuxième célèbre le provincial en cavale, qui part loin, le plus loin possible de sa ville natale, assumant ainsi et le rôle du cobaye et celui de l'expérimentateur.
Le premier corpus obéit à un protocole expérimental immuable, on dirait du Propp. Prenons un homme ordinaire - pas de femme, pas d'intello -, qui mène une vie de fonctionnaire ou de notable: médecin à Sneek (L'Assassin), commis d'assurances aux Sables d'Olonne (Le Fils Cardinaud), professeur d'allemand à La Rochelle (L'Evadé), comptable à Rouen (Oncle Georges s'est enfermé). Faisons-lui subir un électrochoc en pleine routine. Observons-le se débattre quand son agenda est frappé dans sa raison d'être.
La technique narrative est un jeu subtile de showing and telling. Au lieu de commencer par par "Comme tous les matins...", ou "Chaque mardi midi..." - telling -, ces romans commencent in medias res, par une scène qu'on devine être la copie conforme d'innombrables scènes antérieures: telling through shwing. Mais cette scène s'avère très vite être la toute dernière de la série, celle qui est censée rendre impossible toute autre scène semblable. Cette technique, vieille comme la littérature, a été codifiée au XVIe siècle par la Règle des Trois Unités. Dans la tragédie classique, une journée une seule est à la fois la norme et l'exception, la synecdoque représentative et la synecdoque non-représentative, le spécimen le plus typique sonnant le glas de la série. Un dimanche, si possible, c'est-à-dire le jour où la routine et le rituel, le microcosme du héros et la société dans son ensemble, se rejoignent: c'est en rentrant de la messe dominicale que Cardinaud découvre que sa femme l'a quitté avec un voyou, c'est au cours du thé dominical dans leur maison de campagne que Donge est empoisonné à l'arsenic par sa femme Bébé.
"Le ton était familier; les allures de l'homme étaient celles d'un habitué de la maison...
Mme Keller le servit avec son affabilité coutumière et pourtant dans tous ses gestes on pouvait sentir une réticence" (Le Relais d'Alsace, 1933).
"Le temps, l'espace, les gestes, tout s'enchaînait, tout contribuer à former le bloc rassurant et limpide d'un beau dimanche ...
- Où va-t-on?
- Acheter un gâteau...
Comme tous les dimanches matin. Lentement, gravement. Auparavant, on faisait le tour traditionnel par le Remblai... Il marchait toujours, comme dans une procession, et il s'arrêtait machinalement à une terrasse" (Le Fils Cardinaud, 1943).
"Le mélange était si intime entre la vie de tous les jours, les faits et gestes conventionnels et l'aventure la plus inouïe, que le docteur Kupérus, Hans Kupérus, de Sneek (Frise Néerlandaise) en ressentait une excitation quasi voluptueuse qui lui rappelait les effets de la caféine, par exemple" (L'Assassin, 1935).
On fait connaissance avec le héros quand il est déjà installé dans la routine depuis des lustres, cette routine n'a ni histoire ni auteur.
"Il n'ignorait pas que Cornélius était le premier levé de la maison et qu'il en était ainsi depuis son mariage. Peut-être la première fois n'y avait-il eu qu'un hasard et l'oncle avait continué" (Chez Krull).
"Un mercredi, on avait invité tante Mathilde à dîner, pour la remercier de son cadeau: une douzaine de couverts en argent. Au moment où elle s'en allait, on dit machinalement:
- A mercredi prochain...
Et il était évidemment établi, dès lors, qu'elle aurait sa place dans la maison tous les mercredis" (Faubourg, 1937).
Chez Simenon, la routine est donnée, en faire la généalogie n'a pas de sens, ni l'apologie, l'attribuer au social c'est faire à celui-ci trop d'honneur. Tu n'expliqueras pas l'allant de soi! (You shall not explain what goes without saying!)
Est-ce dire qu'il faille l'accepter? Loin s'en faut: Tu n'accepteras pas l'allant de soi!
Ostraneniye
"Les objets perçus plusieurs fois commencent à être perçus par une reconnaissance: l'objet se trouve devant nous, nous le savons mais nous ne le voyons plus. C'est pourquoi nous n'en pouvons rien dire.
L'objet passe à côté de nous comme empaqueté, nous savons qu'il existe d'après la place qu'il occupe, mais nous ne voyons que sa surface. Sous l'influence d'une telle perception, l'objet dépérit.
Ainsi la vie disparaît, se transformant en un rien. L'automatisation avale les objets, les habits, les meubles, la femme et la peur de la guerre.
IF toute la " [Tolstoï, Journal, 28.2.1897].
Et voilà que pour rendre la sensation de la vie, pour sentir les objets, pour éprouver la pierreté de la pierre, il existe l'art. Le but de l'art, c'est de donner une sensation de l'objet comme vision et pas comme reconnaissance; le procédé de singularisation des objets et le procédé qui consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de la perception. L'acte de perception en art est une fin en soi et doit être prolongé" (Shklovski, "L'art comme procédé", 1917).
L'estrangement, dans l'oeuvre de Simenon, n'est pas qu'un procédé esthétique, il est le catalyseur narratif, qui met l'intrigue en marche; il ne s'attaque pas aux habitudes du lecteur, ou accessoirement, mais aux habitudes du personnage.
Grands sont les bienfaits de l'estrangement: "Peut-être eussent-ils toujours ignoré le vide qu'il y avait entre eux si, soudain, ils ne s'étaient pas trouvés sans le sou dans un pays étranger, loin de toute aide possible. Qui sait, sans cela, s'ils n'auraient pas passé toute leur vie en croyant s'aimer? La catastrophe avait éclaté, n'avait pas provoqué une effusion, un élan de tendresse de l'un vers l'autre. Au contraire!" (Quartier nègre, 120).
C'est en devenant l'Etranger dans sa propre famille qu'enfin on la comprend: "Elle ne l'avait jamais compris, ni personne! Quand il avait sa tête en bois, avec ses gros yeux farouches, ses moustaches cirées et sa démarche d'automate, est-ce que quelqu'un s'était demandé pourquoi il était ainsi? Eh bien! maintenant il était devenu plus léger. Il y a même gagné quelque chose. Car, des années durant, il avait vécu dans sa famille sans la connaître. Depuis la veille, il connaissait tout au moins Hellène et il en était aussi ému qu'un amoureux" (L'Evadé, 84-85).
Grands sont les méfaits de l'estrangement. A la suite du choc subi en pleine routine, le héros entre en crise organique, il ne parvient plus à faire un avec sa propre vie, il s'en sent aliéné.
"Quand, il y a quelques jours, il était assis à la même table, il savait que la table était en bois, que les personnes assises autour constituaient sa famille, qu'il passerait le restant de ses jours avec elles, que la maison était à lui et que c'était un bonheur d'avoir une maison, cire on ne sait jamais ce qui peut arriver! Eh bien! il n'en était plus ainsi. Il était assis à la même place, mais il n'était pas loin de s'en étonner. Il regardait sa femme, il entendait sa voix et il ne voyait aucune raison de vivre avec elle plutôt qu'avec une autre" (L'Evadé, 95-96). "Il avait une femme, des enfants. Tous étaient correctement habillés. Et voilà que, malgré tout, cela n'avait pas l'air vrai" (47).
"Il ne mentait pas. Tout cela était vrai. Il revoyait les paysages avec assez de netteté pour les dessiner. Et pourtant il ne les sentait pas. Il avait peine à se persuader qu'il avait passé là-bas la plus grande partie de sa vie."(89). "Il ne mentait pas et il avait l'impression de mentir! Il cherchait dans sa mémoire quelques chose à raconter encore, quelque chose de consolant et de fluide comme une chanson napolitain"(90). "Le plus renversant c'est que c'était vrai et qu'il finissait par en douter!"(92). Le Locataire.
Comble du paradoxe, si vivre machinalement équivaut ne point vivre, c'est en se découvrant robot que le héros perd le sens de la réalité: "Maintenant, la maison qu'il avait habitée pendant quinze ans, pendant seize, lui paraissait étrangère. Elle ne vivait plus. Il n'y avait plus de raison pour qu'un objet fût à telle place plutôt qu'à telle autre... C'était cela, oui: il était détaché des choses. Il évoluait tout seul dans un univers indifférent. Il touchait des objets qui étaient comme sans consistance, parlait à des gens et ces gens n'étaient plus dans le même monde que lui" (L'Assassin).
L'écart est patent par rapport au modèle de Shklovskli. Certes, l'habitude nous empêche de voir les objets; mais l'estrangement, loin de nous en rapprocher, en nous forçant à les voir tels qu'ils sont nous les rend irréels, irrémédiablement.
Etranger dans son univers intime, l'orphelin de routine se retire de son milieu qui le lui rend bien, le rejettant à son tour: "Il faut que vous partiez" (117), suggèrent à Kupérus ses co-routiniers de toujours: "Depuis des années, on recevait les van Malderen chaque jeudi à cinq heures et, une fois par mois, ils restaient à dîner" (109). Cette phrase devient le leitmotiv de la deuxième partie du roman, elle va crescendo: le juge d'instruction lui recommande un long voyage comme "la meilleure solution" (167), après quoi la ville tout entière respira avec soulagement, "C'est fait... Il partira" (171); il reste, c'est son médecin qui lui prescrit: "Partir le plus tôt possible" (184); enfin sa servante, qui est son amante, par qui le scandale a été déclenché, le lâche à son tour: "Il vaut mieux partir" (195). Docteur Kupérus reste.
La routine est un facteur de cohésion sociale, lui dire Non! condamne le rebelle à la solitude. L'inverse est vrai aussi: exclure un membre du groupe des petits rites routiniers signifie à terme son arrêt d'excommunication.
*
Nous souffrons d'automatisation congénitale, l'estrangement en est le traitement de choc, ses résultats sont garantis, mais provisoirs. Et après (What's Next)? Le domaine de Simenon est la pathologie post-opératoire: guéri, le patient est esseulé, aliéné, comment gère-t-il sa vie sans routine?
Au fait, quel est l'antonyme de "routine". Pour ne pas postuler ce qui est ici questionné, à savoir "spontanéité & al", le plus sage est de s'appuyer sur les définitions minimales.
Routine: la répétition des mêmes gestes aux mêmes moments (de la journée, de la semaine, de l'année, etc).
Répétition: l'apparition d'un mot, geste, comportement, deux fois et plus.
La routine est donc une forme radicale de la répétition, car à la condition nécessaire, la récurrence, s'ajoute une deuxième condition, le contexte.
Trois voies logiques s'ouvrent devant l'homme sans routine: ne point se répéter (nouveauté, unicité), se répéter mais dans le désordre (mouvements browniens, chaos), retourner à la routine, l'ancienne ou une nouvelle.
Selon axiome I, il devrait, enfin, se comporter de façon spontanée - être créatif, imaginatif, inspiré, individualiste -, bref, il devrait être lui-même. C'est une possibilité logique, mais Simenon ne l'a pas croisée.
Sombrerait-il alors dans le désordre, dans le totalement aléatoire (total randomness)? Selon Winfree, cette option existe chez la moustiques. Il existe en effet un point un seul, dans sa journée, que perturbé, perturbera pour toujours leur horloge biologique. En lui donnant une quantité de photons à minuit, on la rend irrémédiablement insomniaque: elle s'assoupit, bourdonne un peu, s'assoupit de nouveau, et cela de façon totalement aléatoire (total randomness). A partir de cet instant, elle souffre d'un décalage horaire (jet lag) perpétuel().
Il se peut que l'homme, aussi, ait un point qui, irrité, déclencherait chez lui un désordre irréversible. Simenon ne l'a pas trouvé.
"L'Afrique, ça n'existe pas! L'Afrique..."
Le provincial en cavale, croyant ferme à l'opposition entre routine et spontanéité, part en des lieux de désordre, plus propices à l'épanouissement de son moi véritable. Ses destinations favorites sont on ne peut plus stéréotypées: l'Afrique, Paris, le crime (auxquelles on peut ajouter une autre "jungle", celle des affaires; voir Le Voyageur de la Toussaint).
Qu'il soit dans un pays exotique ou à Paris, escroc ou assassin, notre aventurier en quête de moi a vite fait de s'installer, pour ne pas dire s'avachir, dans un train-train auquel il a un grand mal à s'arracher. Grands sont les bienfaits de l'estrangement, (P) Plus vaste sera la pleine
Ainsi l'ex drogman à l'ambassade de France à Stamboul: "Cela tenait de l'ivrognerie et de l'intoxication. Le matin, en se réveillant mou et écoeuré, les jambes lasses d'avoir traîné une partie de la nuit dans Péra et dans Stamboul, Jonsac se promettait:
"- Aujourd'hui, je ne verrai ni Mufti bey, ni Ousoun, ni Téfik... Je n'irai pas chez Avrenos et je ne mettrai pas les pieds au bar du Péra palace...
Il se disait cela depuis des années et, comme l'ivrogne mal converti se permet déjà un petit verre dès le milieu de la journée, il passait comme par hasard dans la Grand-Rue de Péra où il était sûr d'être hélé par l'un ou l'autre de ses amis (Les Clients d'Avrenos, 149).
Ainsi le héros de Coup de lune, Timar, qui échappe à la grisaille de la Rochelle et cherche à faire fortune au Gabon:
"Il criait, comme Bouilloux ou comme le borgne:
- Adèle! Un pernod.
Car on lui avait appris à boire du pernod. Il avait acquis d'autres habitudes encore, qui étaient devenues autant de rites. A midi, par exemple, avant de se mettre à table, il y avait le partie de zanzi, au bar, pour la tournée de pernod. Le soir, le dîner à peine fini, on organisait deux tables de belote et Timar en était jusqu'au bout. De temps en temps on criait, lui ou un autre:
- Adèle! Une tournée du même!
Jusqu'au vocabulaire qu'il devait apprendre! Parfois, les autres s'adressaient une oeillade qui signifiait:
- Il fait des progrès!
Parfois aussi Timar était écoeuré de se voir là, les cartes à la main, des heures durant, dans une tiédeur abrutissante, le sang épaissi par l'alcool...
Non! il n'avait pas peur. Seulement, il fallait quitter Libreville, l'hôtel, la chambre aux raies de lumière et d'ombre, le quai de terre rouge et la mer bordée de cocotiers, tout ce qu'il détestait, en somme, y compris le zanzi au pernod et la belote au calvados!! Ces choses-là avaient fini par former autour de lui une ambiance qu'il connaissait et il s'y mouvait sans effort, en se fiant à ses réflexes.
C'est ce qui était précieux, car il était devenu paresseux, d'une paresse intégrale! Il ne se rasait plus que deux fois par semaine, restait parfois des heures assis dans le même fauteuil, à regarder droit devant lui, sans penser!
Or il n'arrivait pas à s'arracher à Libreville! Il y était englué ...
Tout le dégoûtait, et lui le premier, mais ce dégoût, cette veulerie étaient aussi un besoin" (105).
Ou ce jeune ingénieur d'Amiens, échoué au Panama, sans argent, sans relations, sans sa femme qui l'a déserté. (P) Un homme se mesure pas sa ténacité à terre - les ratés de Simenon se relèvent aussitôt foudroyés.: "Dupuche n'avait pas besoin de cette vague promesse (de travail) pour attendre. C'était venu tout seul. Il avait pris ses habitudes: chaque heure était meublée peu à peu de menus faits et gestes qu'il répétait docilement tous les jours" (Quartier nègre, 1936).
La routine n'est pas l'apanage des gens rangés, loin s'en faut. Egalitaire, elle est le lot des grands-bourgeois et des petits délinquants. Chez Simenon, les marginaux, les paumés, les sans-emploi, n'ont pas une vie moins ordonnée que les fonctionnaires.
Escroc raté, de Ritter est de retour dans sa ville natale après vingt-cinq ans d'absence: "De Ritter avait besoin, de la sorte, de répéter les mêmes gestes aux mêmes heures, de couper les journées par des étapes régulières, de se réfugier dans des asiles familiers, comme le restaurant où il n'aurait pas déjeuné à une autre table que la sienne ou le Café Vénitien où il finissait ses journées, le kiosque déterminé où il achetait le journal" (Faubourg, 1937). Il ne suffit pas, comme le ait de Ritter, de hurler avec les loups "Je ne serais jamais un mouton" pour ne pas l'être.
Le cas achevé est L'Evadé. Voyou, puis assassin malgré lui, J.P.G. s'évade du bagne et se convertit en père de famille et professeur d'allemand dans un collège de La Rochelle. Il mène une vie "d'automate", selon ses propres dires. "Sa nouvelle vie avait duré dix-huit ans sans qu'un instant il se fût demandé s'il était heureux ou non. Brusquement, tout était changé" (81). "Le tout premier grincement se produisit le lundi 2 mai, à huit heures du matin" - il vient d'apercevoir dans la rue sa complice du crime. Le bel édifice qui a si bien tenu dix-huit ans s'écroule, la machinerie se détraque, la satellite désorbite. J.P.G. déraille.
(P) L'homme n'est pas un chat - en tombant sur tes pattes tu te casseras l'âme. Le pire des KO est toujours un ticket A/R, J.P.G. saute sur un autre train-train. Il se remet à ses vieux tics: fumer, il boire du pernod le matin, cracher dans la rue, mettre une cravate extravagante. Mieux. Quoique en congé de maladie, quasi-licencié de fait, en quelques jours il a déjà son coin de Café de la Paix, il joue à la belote avec les habitués de la maison, il suit chaque jour son périple habituel: "N'étaient-ce pas de nouvelles habitudes qui se créaient, de nouveaux centres d'intimité" (88).
Mais la justice, ses collègues, sa femme, ses enfants ne le laissent pas le loisir de s'installer durablement dans sa nouvelle routine, une routine de persona non grata. C'est uniquement alors qu'il perdra la raison, il finira en asile, où, faut-il le rappeler, le temps est aussi policé, si ce n'est plus, qu'ailleurs...
Quand la province s'en va explorer dans la jungle, au propre et au figuré, elle revient plus résignée que jamais. Le héros des Noces de Poitiers monte à Paris, fait quelques tentatives pour accomplir une petite, mesquine gloire, échoue, son diagnostic est: "raté". Son chemin bifurque: sera-t-il clochard ou provincial? Il opte pour la voie la moins courte: "Il n'y avait maintenant devant lui qu'une longue pente, qu'une infinie pente douce à descendre", il finit à Tulle, en Corrèze, chargé de la chronique locale du journal.
Le jeune Timar de La Rochelle décide lui aussi de ne plus renier son fatum: "Entendu! Il l'épouserait, parbleu! Pour avoir la paix! Il accepterait la place dont on lui avait déjà parlé, aux raffineries de pétrole! C'était justement à La Pallice! Il aurait, lui une maison plus grande, avec un jardin, "genre villa"! Et une Moto! Il deviendrait très calme, très gentil! Jamais, il n'en avait eu tant envie! Peut-être même accepterait-il de faire des enfants?" (219). Le mot de la fin lui appartient: "L'Afrique, ça n'existe pas! L'Afrique..."
La routine est un phénomène social, qu'est-ce qui ne l'est pas, je citerai mon rhume. Mais est-ce dire que sociale est sa raison d'être? Les recherches de Simenon démontrent qu'elle n'est pas forcément un facteur de solidarité sociale, ni de contrôle social. Ce n'est ni pour s'intégrer, ni sous la pression, que ratés et paumés se forgent une routine, non, ils le font spontanément? (P) Laisse-toi aller, tu ne risques pas de te perdre, la spontanéité est le plus sûr chemin au même.
Qui n'imite s'imite
Paradoxalement, l'échec du provincial en cavale, qui défie sciemment la routine, est plus cuisant que l'échec du provincial casanier, qui en est privé presque contre son gré.
Un homme rangé subit un choc en pleine routine, et à partir de ce moment, (S) Rien ne sera plus jamais comme avant. Après lui le déluge? que non. Soit il se forge une nouvelle routine, soit il se rabat sur l'ancienne.
Est-ce le syndrome Vanka Stanka? Oui, car à la routine, Simenon ne reconnaît aucune alternative. Non, si l'on entend par Vanka Stanka "retour à la case départ". La routine est toujours là, mais elle a changé de camp. Elle était au service de l'ensemblité, la voici au service du solipsisme: la routine comme coagulant de la solitude.
Le Fils Cardinaud ramène sa femme au foyer, retrouve sa vie de négligeable commis d'assurances. Qu'est-ce qui a changé? Il a appris que les choses qui comptent ne se partagent pas, donc l'amour: "Elle ne l'aimait pas, elle ne l'avait jamais aimé, elle ne l'aimerait jamais. Il le savait depuis toujours. Est-ce que cela importait? Il aimait et c'était suffisant, il se contentait qu'elle fût sa femme, qu'elle vécût dans sa maison, qu'elle lui fît des enfants... C'était tellement plus simple que ce que pensaient les gens!"
C'est sous couvert de la routine la plus abrutissante en apparence qu'on peut atteindre la quiétude, le mot-clef ("rosebud") de l'oeuvre de Simenon: "Il ne disait rien. Il ne disait jamais rien. C'était peut-être un idiot, peut-être un philosophe qui vivait tout doucettement sa vie personnelle à l'abri d'une invisible carapace". Noli me tangere: "On le respectait. Il était le chef de la famille. Mais, justement, peut-être à force de le respecter et de le craindre, on le tenait en dehors de la plupart des événements. C'était frappant, d'autant plus qu'il avait ce calme, cette dignité des sourds qui poursuivent au milieu de l'agitation des autres leur rêve intérieur" (Chez Krull, 32, 120).
La biographie de Franz Kafka démontre que monotonie et génie ne sont pas incompatibles. Mais ce qui est possible pour un Kafka n'est pas recommandé à vous et à moi, le propre de la monotonie étant d'engloutir ses adeptes corps et âme. On se veut nicodémite: monochrome de surface, technicolor de profondeurs, la acquis de la glaciologie sont là pour le rappeler: Sous l'eau, tous les icebergs sont gris; what you see is what you'll get.
Pour ceux qui n'ont pas trouvé le nirvana, pour ceux qui n'en sont pas capables ni ne la recherchent, Simenon désigne la plus solitaire des voies: la routine personnalisée (l'idio-routine). Son monstre n'a pas une vie déréglée, mais une vie réglée au millimètre - par lui. Trois personnages correspondent à ce portrait robot: Oncle Georges, Octave Mauvoisin, docteur Kupérus.
La vie d'Oncle Georges était d'une parfaite grisaille. "Pendant vingt ans, pendant plus de vingt ans, il ne s'était rien passé. Jamais la porte ne s'était ouverte pour une visite imprévue, jamais, dans la boîte aux lettres, une surprise, un message changeant si peu que ce fût la vie de tous les jours". Vint le cataclysme: il découvre le passé scabreux, criminel de Henri Dionnet, son employeur et beau-frère; en même temps, le titre qu'il lui a volé est tiré au sort, le voici riche: "Après vingt ans, il pouvait, comme d'un coup de baguette magique, transformer du tout au tout la vie de la maison". Or: "Il avait autant d'argent qu'il en voulait et il ne savait qu'en faire. Qu'aurait-il fait avec ses cinq cent mille francs? Il y avait pensé, des jours et des nuits durant, dans sa mansarde. En fin de compte, il n'avait rien fait du tout. Il avait repris la vie de tous les jours".
La routine d'Oncle Georges, la même, de subie devient un choix, de figure imposée elle devient figure libre. Mais "libre" n'est pas "improvisée", bien au contraire. (P) Pour se démarquer de la foule, il suffit de ne pas regarder à gauche ni à droite, même sur un sentier battu. C'est en l'appliquent à la lettre, consciencieusement, que la routine est détournée de sa logique même. Au lieu de la mettre au service de son patron et ennemi, Oncle Georges l'utilise comme arme fatale de la vengeance: "Mais sa vraie vie, c'était au bureau, dans sa cage, où il continuait à attendre Henri et où il ne disait rien, où il s'obstinait à ne rien dire, pour faire crever son beau-frère de peur, à petit feu".
C'est alors qu'Oncle Georges peut vivre pleinement son autisme naturel: "Il avait toujours eu cet air-là, l'air de quelqu'un qu'une membrane invisible séparerait du monde extérieur. Est-ce que les sourds ne sont pas comme ça."
"Octave Mauvoisin, l'homme qui ne fréquentait personne, l'homme tout seul qui ne parlait pas, qui n'aimait pas, qui n'avait dans la vie que d'âpres joies solitaires", pousse la routine à un paroxysme bénédictin. Mauvoisin est un Ordre à lui tout seul, un Ordre au frère unique, à chaque office divin du Horarium de La Règle de Saint Benoît() - Matins, Lauds, Prime, Terce, Sext, None, Vespers, Compline - correspondrait une étape de sa journée.
"Il est neuf heures et demie, vous voyez... Votre oncle s'asseyait à cette table, l'hiver à la table d'angle à l'intérieur du café...
Voilà!... C'est ici qu'il parcourait ses trois journaux en buvant un verre de vin blanc... Il y faisait ajouter de l'eau de Vichy...
Mauvoisin, tout seul à la terrasse ensoleillée, frappait le guéridon d'une pièce de monnaie, réglait sa consommation et s'en allait sur le coup de dix heures.
- Mauvoisin est passé?
- Il est passé...
De son même pas compté, il regagnait les quais...
- Onze heures. Nous devons nous rendre maintenant au Bar Lorrain... Il y a déjà une heure que monsieur Babin est assis à la table et...
A onze heures, avec Rinquet, ils avaient pénétré au Bar Lorrain, comme le vieux Mauvoisin le faisait chaque jour.
Mauvoisin, lui, marchait, toujours seul, le long des trottoirs, suivant un horaire aussi minutieux que celui des cars verts.
A onze heures, les deux solitaires se retrouvaient. N'était-ce pas comme un besoin de se toiser? ... Il s'approchait du comptoir d'acajou. Il n'avait pas besoin de commander, car le patron à tête de lapin lui apportait aussitôt sa bouteille de porto...
- Allons...
Un nouveau coup d'oeil, une tournée rapide dans les bureaux des cars. Parfois une signature donnée, debout. Puis le déjeuner, là-haut, silencieux, en tête à tête, avec Colette.
A présent, c'était l'heure de la sieste ...
- C'est l'heure, maintenant, de la signature du courrier...
- Mon oncle venait vous voir à cette heure-ci, n'est-ce pas?...
Les quais, à nouveau, les rues coupées en deux par le soleil, un trottoir noir, un trottoir étincelant.
- Il entrait une seconde fois à la banque Ouvrard..., récitait Rinquet. A cette heure-ci, on reçoit les derniers cours de Paris... Cela nous mène, monsieur Gilles, jusqu'à quatre heures environ... Pendant une heure, le programme variait... C'est le moment pour lequel j'ai eu le plus de mal à reconstituer son emploi du temps... Tantôt... Tantôt... D'autres fois, il faisait un tour dans les locaux de la maison Basse et Plantel... C'étaient les jours de réunion de ce qu'on appelle le Syndicat... Un détail m'a frappé: c'est que votre oncle, lors de ces réunions, arrivait toujours le dernier et repartait invariablement le dernier...
- Vers cinq heures, votre oncle entrait chez madame Eloi...
Tandis que votre oncle posait la main sur le bouton de la porte, votre tante Eloi pressait un timbre électrique communiquant avec l'appartement. Cela signifiait qu'il était temps de préparer le plateau avec le thé et de le descendre...
Le même goûter, invariablement... Deux tasses... Du thé léger... Des toasts sur lesquels votre oncle étalait de la marmelade d'oranges... "(238-257).
"Cela avait duré des années et des années, près de vingt ans, jusqu'à ce qu'un jour quelqu'un osât, dans cette foule, prendre la décision de le supprimer..."
Oncle Georges est un pervers, Octave Mauvoisin, un ogre, mais c'est à Hans Kupérus, docteur, que revient la palme du monstre parfait, à L'Assassin, le titre d'idéaltype de l'oeuvre de Simenon.
La vie du docteur Kupérus est minutieusement réglée, elle est en phase avec celle des notables de la ville, tous membres de l'Académie de Billard - (P) L'homme seul est une redite, à deux, une litanie.
Son agenda rigide permet à sa femme de le tromper avec le président de ladite Académie, ce même agenda lui permet de les liquider impunément.
La ville n'est pas dupe, tout le monde le sait coupable. Ses patients le délaissent, ses pairs le snobent, voici son emploi du temps devenu non-pertinent. Qu'à cela ne tienne. A l'instar des moustiques de Winfree, Kupérus entre en frénésie, à l'instar de ces mêmes moustiques, il trouve rapidement un nouvel équilibre: "Personne ne venait désormais [à son cabinet]. Alors, pour passer le temps, il marchait, les mains dans les poches. Il avait établi peu à peu un itinéraire qui était devenu tellement invariable que les gens, sur son passage, disaient parfois: - Il doit être dix heures... Le docteur vient de passer". L'automaton social s'est mué en automaton privé.
Le brave docteur pousse la perversité plus loin encore. Après les heures de travail, il persévère dans la routine des membres de l'Académie de Billard:
"Voilà comment les journées se passaient. Invariablement, à cinq heures, il poussait la porte d'Onder de Linden. Personne ne le saluait. Il y avait longtemps que son nom était rayé du tableau des membres du comité. On feignait de ne pas s'apercevoir de sa présence...
Tant pis! Il restait là, à regarder jouer au billard, à regarder tous ses anciens amis et à écouter leur conversation. Il restait invariablement jusqu'à la même heure" (204).
Mélange de Georges et d'Octave, Hans Kupérus parvient au stade ultime de la routine. La routine est un garde-fou? oui, elle garde le héros fou, et à défaut, autre: "Je ne suis pas fou, mais je n'ai pas votre tête", dit Diogène le Cynique.
"Ce qu'il pensait ne regardait que lui. Personne ne pouvait le savoir, pas même Neel qui, pourtant, un soir, l'avait vu pleurer" (205).
"Des légendes naissaient, de toutes sortes, selon les milieux. Pour les enfants, Kupérus devenait un être aussi surnaturel que Croque-mitaine ou Satan et ils avaient un petit frisson en se sauvant à son approche" (209).
"Ils ne savaient pas! Personne ne savait, car il avait échappée à leur monde et il vivait dans un univers qu'il était seul à connaître" (210).
Il n'y a que la chicha qui permet ainsi d'atteindre la Grâce. "Il vivait en dedans. Il se suffisait" - happy end rare, chez Simenon, c'est de ce héros toxicomane de Quartier nègre qu'il est dit: "Dupuche est mort, dix ans plus tard, d'une hématurie aiguë, après avoir réalisé son ambition"...
Un homme est une moustique, à ceci près que lui seul, de toutes les espèces, a la faculté de devenir son propre Winfree.
"Routine et monstruosité", pas "Routine ou monstruosité". Il n'y a pas d'alternative à la routine, c'est donc par elle que viendra notre déchéance ou notre salut. La routine spontanément subie nous enfonce dans le ON, elle nous réduit à l'état végétal. La routine artificiellement créée peut nous tirer vers le "je", fait de quiétude ou d'intensité, (P) Pas de mirage sans désert.
Les étudiants, pour ne citer que les inoffensifs, ne savent pas lire, ils sont trop incultes, trop gentils surtout, pour pratiquer ce sport de combat où tous les coups sont admis, à condition de respecter le texte et la logique. Mon séminaire sert d'abord à l'initiation à la lecture en tant que savoir-faire agressif et heuristique.
Le champ sémantique de "routine" est franchement négatif: mécanique, machinalement
Simenon + DSM: déchirés entre l'adhésion à ce stigmate et la conviction que l'antonyme est absent
Moi ou le Chaos - en espérant, comme Bakounine, que détruire c'est aussi construire et, c'est bien le moindre mal, think of the fun.
La répétition décalée
L'escapisme: pas l'ART! inspiration, muse...
Et si l'ensemble de l'oeuvre était une métaphore de l'art?
Expérience de pensée: un couple aux habitudes rigides perd un de ses membres, l'autre continue comme si de rien été ce qui servait l'ensemblité le barricade dans la solitude.
L'obsession de la Première Fois, quoi de plus touchant en amour et ailleurs
L'estrangement est un remède, en devenant une drogue il perd de sont efficacité, l'administrer à des doses de plus en plus grandes ne servira à rien.
Le non-marqué est notre croix fixe
"To Be Or Not To Be?"
To Be? nous l'avons dans le sang. Not To Be? un contre-sens. To Be Or Not To Be: le dilemme hamletien oppose l'allant de soi et l'impossible,
(P) Gare aux mauvais Ou bien... Ou bien...
"Me donner la vie ou me donner la mort" - la périphrase ne résout que le deuxième terme de l'opposition.
En se donnant la mort, Hamlet aurait bel et bien choisi Not To be.
En ne se donnant pas la mort, a-t-il choisi To Be? That Is The Question.
Avant de se poser la Grande Question, acquiesce le relativiste, To Be est inné; mais l'irruption de l'idée de suicide dans notre existence problématise ce qui avant allait allègrement de soi.
La pensée du suicide est un agent d'estrangement, elle rend méconnaissable le To Be si familier.
Question: est-ce que l'option suicide transmute le To Be en choix juste l'instant du dilemme, ou est-elle une sinécure?
Relativiste: pour l'homme qui s'est demandé: To Be Or Not To Be?, être de ce monde signifie une fois pour toutes: J'ai choisi de vivre.
Mais qui n'a pas été visité, ne serait-ce que fugitivement, par une vague pensée de suicide?
A partir du jour, plutôt précoce, où Not To Be l'a effleuré, l'homme serait une machine à choisir: To Be!
Mais pourquoi privilégier une date quelconque? Selon votre système, c'est la virtualité du Not To Be qui transmute To Be en choix terminal, or l'homme est un animal suicidaire.
To Be est non-marqué, Not To Be est marqué, le non-marqué nul ne peut revendiquer.
Cruel tri, le non-marqué étant la norme, l'humaine et non-humaine condition, sur un sentiment, geste, mot, rêve marqué, mille sont non-marqués.
Tu ne t'attribueras pas l'allant de soi! - obéir est du hara-kiri psychologique, qui me dépouillerait de l'immense majorité de mon être, j'y suis pourtant pour quelque chose, non?!
(P) Je ou on? Au moindre doute je dit on.
Idem "To Repeat Or Not To Repeat?", à quelques accidents d'inertie près, que nous nous mettons immédiatement à reproduire à la chaîne,
(P) Qui n'imite s'imite.
Répétition: l'apparition d'un mot, geste, comportement, deux fois et plus.
Routine: la répétition des mêmes gestes aux mêmes heures et aux mêmes jours.
La routine est donc une forme radicale de la répétition, car à la condition nécessaire, la récurrence, s'ajoute une deuxième condition, le contexte.
Comme la routine est un cas de la répétition, tout ce qui vaut pour le membre vaut pour la classe tout entière, mais pas vice versa; car toute routine implique la répétition, mais une répétition n'est pas forcément une routine. Exemple: le fait qu'on puisse éviter la routine n'induit pas qu'on puisse éviter la répétition; mais s'il n'y a pas d'alternative à la routine, a fortiori il n'y en a pas à la répétition.
"Wakefield" de Nathaniel Hawthorne)