RECHERCHES PERSANES
Exposé synthétique des recherches
Chercher un fil conducteur à ce dossier est une gageure, en trouver est un leurre, il le faut, pourtant, c'est la loi du genre, j'en démêle trois: l'estrangement, lire, la synecdoque.
L'estrangement: "Les objets perçus plusieurs fois commencent à être perçus par une reconnaissance: l'objet se trouve devant nous, nous le savons mais nous ne le voyons plus ... l'automatisation de la perception avale les objets, les habits, la femme, la peur de la guerre" (Victor Chklovski, "L'art comme procédé", 1925). Les choses sont a priori non-marquées, notre contact les marque, à force d'habitude elles redeviennent invisibles, charge à l'art de les re-marquer. Comment? en rendant le familier étrange. Pour ce faire, les romanciers font souvent parler un faux-innocent, sur leurs traces, c'est en "Persan" tous terrains que j'effectue mon parcours de chercheur - en Persan auto-proclamé.
Institutionnellement d'abord. J'ai étudié le langage du cinéma dans le cadre d'un département de poétique et de littérature comparée; puis la carrière posthume des Grands Hommes en terres Annales. Reconnu "historien", ayant un casier au Centre de Recherches historiques, j'en profite pour revenir à mes premiers amours: le roman, la logique, bref, la langue.
Thématiquement ensuite. Ma formation l'expliquerait, c'est en généraliste que j'aborde mes sujets, même les plus pointus. J'ai étudié le langage cinématographique en cinéphile, l'An Mil sans être médiéviste, le calendrier républicain sans être spécialiste de la Révolution, partout, le bagage culturel de l'honnête homme seul me servait de "contexte" - et le sens commun, de grille universelle.
Méthodologiquement enfin. Les quatre blocs qui constituent le gros de ma production braquent l'oeil persan sur des objets que les autochtones voient à peine.
Aspects de la survie culturelle s'attaque à quelques idées reçues en histoire de la culture, tel le génie inconnu, en infligeant le chiffre, niveleur, à la haute culture, élitiste.
Trahir le temps rend étrange nos catégories temporelles banalisées, tel le siècle, à partir d'une histoire-fiction: Et si l'on datait, non pas de l'Incarnation, mais de la Passion?
Alter Histoire, ouvrage collectif mais non moins personnel, est né d'un jeu de société savante intitulé "La spécialisation sous suspicion". On a soumis à des collègues d'horizons multiples les autobiographies d'Ignace de Loyola et de Glückel von Hameln (morte vers 1720), à chacun d'y trouver une entrée. La seule condition pour y participer était de ne pas être un spécialiste ni des Jésuites, ni d'histoire juive, ni des XVIe-XVIIe siècles. Le dossier "Dépaysement" en est sorti.
Clefs lit nos bruits les plus familiers: stéréotypes, platitudes, clichés, tropismes, truismes -, les plus dévalorisés, comme des thèses philosophiques.
La lecture en tant qu'un des beaux arts martiaux. A l'opposé d'un Hayden White, qui voit le roman dans l'histoire, dans tout texte je cherche l'essai. Voici la recette.
Prenez un roman, un article, un film, un lieu commun, torturez-les, ils finiront par cracher une thèse, argumentée selon les règles de la logique.
Eliminez du texte ce qui n'est pas pertinent à sa propre thèse, ne la validant ni l'infirmant - il en sortira dépouillé, et souvent déplumé.
Jouez la thèse contre le texte, le texte contre la thèse, et interrogez les sciences sociales à la lumière de ce jeu de respect et de trahison.
La synecdoque, la partie tient lieu du tout, la figure éclipse le fond (Gestalt).
Ma formation, mon penchant, le cerveau tendent vers la figure, qui est marquée. Mais "il n'y a de science que du général" - donc du non-marqué? Je défendrai le contraire; non pas qu'il n'y a de science de l'homme que du particulier, mais qu'il n'y a de science de l'homme que de la synecdoque, qui seule a une réalité cognitive.
Tel est mon arsenal: un état d'esprit, l'estrangement, un savoir-faire, la lecture, et un principe régulateur, la synecdoque; le tout mobilisé au service d'une idée fixe: aller du compliqué vers le simple.
Parfois le regard étranger butte sur l'opacité de la réalité. Parfois, il en révèle la scandaleuse transparence - voir Alexandre face au Noeud gordien -, il nous arrache un cri d'indignation: "C'est tout?!"
"Tu simplifies toujours" - je ne connais pas de plus beau compliment. Comme dit Georges Simenon: "C'est tellement plus simple que ce que pensent les gens" (Le Fils Cardinaud, 1941). Rendre le familier étrange, c'est rendre le compliqué simple - c'est se rendre la vie dure.
Chiffrer la postérité: du positivisme subversif
"Toute l'activité du biologiste tend à reformuler les problèmes les plus variés en questions accessibles au laboratoire. Tous ses efforts visent à poser des questions à quoi peut répondre l'expérience" (François Jacob, La Statue intérieure, 1986). Mais que faire des questions qui résistent au laboratoire?
Heidegger oppose fragwürdig, ce qui mérite d'être posée, et fraglich, ce que l'outillage, technique et mental, permet de poser. Les humanités sont fortes en questions vitales, mais leurs réponses sont plutôt impressionnistes. Les sciences dures proposent des réponses solides à des problèmes souvent triviaux. C'est en assoiffé de scientificité, fût-elle molle, que j'ai atterri dans les sciences sociales, animé de l'ambition, qui ne la partagera, d'appréhender en positiviste les questions philosophiques; ou comment rendre fraglich le fragwürdig?
"Les chiffres ne trompent pas"? Que si, mais moins que les lettres. Les statistiques de feue Union Soviétique ont été truquées; mais Sergueï Bubka, dit le Tzar, a battu trente-quatre fois le record du monde de saut à la perche. Les statistiques cubaines demeurent suspectes, mais Javier Sotomayor le bien-nommé saute 2.45 mètres, personne ne va plus haut. Le sport, ultime refuge du relativisme ambiant.
"Il n'est d'histoire scientifique que quantifiable" (E. Le Roy Ladurie, 1969). Transfuge des départements humanistes, lecteur de L'Equipe, c'est sur le pôle quantitatif des sciences sociales que je me suis en premier lieu rabattu, décidé de poser une question classique de l'histoire de la culture, mais uniquement en termes quantifiables ().
"La littérature n'est qu'un fragment de fragments. De ce qui a été fait ou dit, une infime partie fut écrite; de ce qui fut écrit, une infime partie a été retenue" - mais faut-il s'accrocher à Goethe pour le dire? La sélection dans la culture est un sujet de conversation répandu dans les salons, un sujet de recherche rare dans les universités.
De la sélection culturelle, seule la survie nominale: de Cervantès, de Hamlet, de la Vénus de Milo - se laisse quantifier, ce sera celle qui m'occupera.
En administrant l'épreuve du chiffre aux hauts-lieux de la culture, j'ai signé mon entrée en histoire expérimentale. "On donne le nom d'expérimentateur à celui qui emploie des procédés d'investigation simples ou complexes pour varier ou modifier, dans un but quelconque, les phénomènes naturels et les faire apparaître dans des circonstances dans lesquelles la nature ne les lui présentait pas" (Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865).
Qu'est-ce qui est plus contre-nature que le chiffre? Le chiffre, par définition extérieur à la réalité, par définition simplificateur de la réalité, fait violence à tout, a fortiori aux êtres d'exception. Mesurer la gloire de Mozart en comptant les lignes que les encyclopédies lui consacrent, celle de Victor Hugo en recensant les rues qui portent son nom? blasphème! C'est aller à rebours et de l'objet, et de la méthode. Comme écrit Henri Berr, il existe "un lien étroit de la méthode statistique avec la théorie de l'importance des masses. Fonder toute l'histoire sur la statistique, c'est nier l'exception, le génie" ("La méthode statistique et la question des grands hommes", 1890).
"Survie", "sélection", le champ sémantique de la recherche est sciemment darwiniste. C'est même une lecture un peu spécieuse des Origines des espèces qui en fut l'inspiration. Mais ici, il est question de la survie des happy few - les figures de proue -, et pas de celle de l'espèce - l'arrière- fond.
Définition I: Un artiste survit si ses oeuvres sont lues, écoutés, regardées et/ou si son nom est connu et reconnu.
Mais lue, reconnu par qui? Afin de ne pas tomber dans la tautologie: si on parle d'un artiste, c'est qu'il est connu de celui qui en parle - il faut postuler l'existence d'une zone de grande fréquence des objets culturels.
Définition II: Un artiste survit si son oeuvre et/ou son nom figurent en bonne place dans le bagage de l'homme cultivé moyen.
L'aspect "consommation" de la survie culturelle est assez facilement chiffrable, en tirages, en entrées dans les salles et les musées, en représentations, en prix de ventes, en prêts en librairies. Mais comment mesurer une renommée? Pour les temps présents, on dispose de sondages, outils précieux et douteux; mais pour les temps reculés - I.e. avant 197O... -, mêmes ceux-ci font défaut. Il reste à recourir à des manifestations indirectes du consensus culturel: programmes scolaires, effigies sur timbres, encyclopédies, thèses de doctorat.
Idéalement, une telle recherche commencerait par reconstituer tous les bagages culturels, partant du nôtre, dernière postérité en date. Grâce à cette série d'images arrêtées de la mémoire et de la consommation culturelles, on pourrait détecter la présence et la position du nom étudié, et ainsi découvrir les lois de la survie dans la culture - à imaginer que de telles lois existent.
Ce "chantier des siècles", je ne l'ai pas entrepris. Plus modestement, j'ai privilégié quelques "lieux de survie": les manuels scolaires, les noms de rues, l'affiche de la Comédie- Française,les traductions, les adaptations cinématographiques, les dictionnaires et encyclopédies des peintres.
Seule une étude, du "phoenix culturel", répond au défi initial: reformuler le fragwürdig en termes quantifiables. Les autres se sont noyées dans les chiffres (Drowning By Numbers, P. Greenaway); chacune a toutefois accouché des résltats - appelons-les by products -, impossibles à atteindre autrement que quantitativement, j'en retiendrai deux.
La bourse mondiale de la traduction. Cette recherche a été rendue possible grâce à un formidable outil: l'Index Translationum, inventaire annuel des traductions parues à travers le monde depuis 1932. Je lui ai appliqué une grille littéraire traditionnelle: auteurs contemporains vs auteurs anciens, auteurs canoniques vs auteurs populaires. En émerge la Deuxième Guerre mondiale, agent surprenant de la bourse de la traduction. Les années 1930 voient une poussée de la littérature contemporaine et populaire, de Hemingway à Edgar Rice Burroughs. Cette tendance est freinée, et même inversée par la Guerre, ainsi les années 1948-1955 sont dominées par les auteurs sérieux, en particulier ceux du XIXe siècle. Puis, comme si l'effet de la Guerre s'estompait, série noire, science fiction, bandes dessinées, littérature pour enfants et bibliothèque rose reconquièrent le marché de plus belle (voir graphique I).
Première Loi de la survie culturelle: le destin collectif prime sur le destin individuel. Pour intégrer le bagage culturel moyen, il vaut mieux faire partie d'un groupe ou d'une période cotés; mieux vaut être la queue des lions que la tête des renards (dicton hébreu) - a fortiori l'unique membre, fût-il génial, de sa harde.
La Comédie-Française (1680-1980). Cette recherche (non-publiée) repose aussi sur un bel outil de travail (), elle apporte une confirmation et une surprise.
Prévisible est le grand écart entre les classiques: Pierre Corneille, Marivaux, Musset, Cyrano, qui entrent au répertoire pour ne plus le quitter; et les auteurs à la mode: Thomas Corneille, Le Grand, Scribe, Dumas Fils, au succès fracassant mais éphémère.
Spectaculaire est la longévité différentielle de la mode. Pendant l'Ancien Régime, un "succès éphémère" pouvait s'étaler sur un siècle et plus; depuis, il dépasse rarement les quarante ans (voir graphique II). Tout se passe comme si l'ancienne postérité prenait son temps avant de se prononcer, tandis que la postérité moderne a hâte d'opérer le tri (...et la Révolution créa la mode?). Mais une fois le couperet tombé, on ne se relève plus.
Soit le "phoenix culturel". "Nul n'est prophète en son pays" - ni en son temps. Le génie méconnu, et même inconnu, de son vivant, et qui doit attendre le verdict de la postérité, "cour suprême d'appel" (Macaulay), pour recevoir son dû, est une figure emblématique de l'histoire de la culture. "Juste postérité, à témoin je t'appelle", psalmodient avec Mathurin Régnier les ignorés et les incompris. Les accrocs de la postérité n'hésitent pas à proclamer que la gloire dans l'autre monde vaut bien l'anonymat dans celui-ci.
Quels sont les fondements factuels de cette idée si romantique, si réconfortante? Au lieu de faire, pour la énième fois, le récit de la gloire posthume d'un Vermeer, d'un Mozart, d'un Van Gogh - tous trois étant à des années de lumières d'une prétendue obscurité contemporaine -, et fidèle au pari statistique, je me suis penché sur le destin des peintres français (1650-1750) aujourd'hui, hier, avant-hier.
Les résultats de l'enquête (voir tableau I), ainsi que deux recherches complémentaires, sur les musiciens et les écrivains du XVIIIe siècle, sont sans équivoque. Tous les artistes célèbres de nos jours étaient au moins connus de leur vivant. Même les Frères Le Nain, même Georges de La Tour, longtemps absents de la mémoire et du marché, et redécouverts respectivement vers 1850 et 1915, ont connu une prospérité contemporaine certaine avant de s'éclipser.
Deuxième Loi de la survie culturelle: le verdict des contemporains prime sur le verdict de la postérité. Pour ne pas sombrer dans l'oubli, il vaut mieux avoir été à la mode, et à défaut, reconnu, de son vivant. Les chances statistiques du génie méconnu sont encore moindres que celles du génie solitaire. It's Now Or Never! (Elvis Presley).
"Les chiffres parlent pour eux-mêmes", "Le chiffre est muet" - Aspects de la survie culturelle est une défense et illustration de ces deux contradictoires adages. Dans la quête du simple, j'étais servi. Les chiffres ont une valeur thérapeutique indéniable, ils procurent de la sérénité, parfois de la félicité. Mais à quel prix! Transformer l'histoire de la culture en Jeux olympiques - où le principal n'est pas de participer, mais de gagner - a du charme; et l'âme dans tout ça? La méthode a eu raison de la question, le fraglich a triomphé du fragwürdig.
Se limiter au quantifiable condamne le chercheur à multiplier des chutes du type "il serait intéressant de ...", "ce qui inciterait à...", "il faudrait..." - il n'ira pas plus loin. Le chiffre laisse toujours un goût d'inachevé: Attention! Chantier! - une façon sournoise de dire: Ce n'était donc pas si simple que ça.
Frustré doublement, je me tourne vers une forme autrement radicale d'appauvrissement - de simplification - de la réalité: la logique déductive.
Le temps découpé
Et si on commençait à compter les années, non pas de la Circoncision du Christ (an 1), mais de la Passion (an 33)?
Les dates seraient décalées de 33 ans, le premier tiers de chaque siècle passant ainsi au siècle précédent. Le Siècle de Louis XIV correspondrait alors mieux au XVIIe siècle calendaire; le XIXe siècle se verrait amputé, dans le désordre, des guerres napoléoniennes, de la Restauration, du dernier Goethe - voici Lumières et Romantisme, Bach et Beethoven, Voltaire et Byron, réunis sous l'égide du même XVIIIe siècle. Ce que le XIXe siècle perdrait en amont, il le récupérerait, décuplé, en aval: la Révolution d'Octobre, la Première Guerre mondiale - redevenue Grande Guerre -, la Théorie de la Relativité, restreinte et générale, La Recherche du temps perdu, Kafka, le film muet. Et notre XXe siècle décapité, s'y reconnaîtrions-nous?
Avec le "si", mon travail fait une incursion en analyse contrefactuelle, dont l'exemple célèbre est la question iconoclaste de Robert Fogel: On attribue le "miracle" économique américain du XIXe siècle au chemin de fer; et si on "arrachait" le train des Etats-Unis, leur croissance économique serait-elle proche de zéro? Le conditionnel iréel est une machine de guerre contre les modèles établis; à défaut d'en proposer des meilleurs, ll rend le familier si étrange qu'il est bon pour la casse.
Le "si" de l'ère de la Passion attire l'attention sur cette bizarrerie banalisé qu'est le siècle. Tout sauf évident, le siècle participe pourtant et de l'organisation du savoir historique en chaires, revues, manuels; et de l'auto-définition des contemporains: on est du XXe siècle comme on est Français ou New-yorkais. Le siècle, si familier, si absurde.
Le découpage de l'Histoire en siècles est à situer au bout d'une cascade d'opérations singulières, qu'on intitulera "l'homme occidental fait violence au Temps".
Remontons le courant. C'est aller à rebours du Temps que de le découper en tranches de 100 ans; il est contre-nature de le découper en tranches arithmétiques quelconques; il n'est pas évident de découper le temps; il ne va même pas de soi de le dater à partir d'une date fixée une fois pour toutes. Le siècle clôt un parcours long, dont il est la dernière chute, logique et historique, l'ère chrétienne en étant la source.
Trois catégories temporelles sont au centre de Trahir le temps: le siècle, l'ère chrétienne qui le rend possible, et l'An Mil qui en est le dérivé arithmétique. Les trois ne sont pas donnés, la preuve, ils ont en commun une naissance décalée. L'ère chrétienne n'est pas né avec la Christ, le siècle n'est pas né au premier siècle, l'An Mil n'est pas né en l'an 1000. L'ère, le siècle, l'An Mil, sont des constructions tardives, il m'appartenait d'en écrire l'histoire conjuguée.
La première hypothèse fut fonctionnaliste. Comme ces hauts-lieux de la temporalités ne relèvent pas de la génération spontanée, ils ont certainement été inventés pour répondre à un besoin - à un besoin datable. Et si d'aventure l'un ou l'autre apparaissait sans que ce besoin s'en faisait universellement sentir, il resterait en latence jusqu'à des jours meilleurs, I.e. utiles. Ere, siècle, An Mil, mêmes causes, mêmes effets.
L'ère chrétienne est calculée par Denys le Petit (en 525). Pourtant ni les contemporains du dit inventeur, ni lui-même, ne l'adoptent comme système de datation, d'ailleurs, ils ne datent point. Pour eux, la raison d'être de l'ère était le comput pascal, principal enjeu temporel de l'époque; l'ère chrétienne n'en fut que le by product involontaire et longtemps superflu.
Le deuxième postulant au brevet, Bède le Vénérable (731), présente des meilleurs arguments. Bède porte les deux casquettes pertinentes: il est l'autorité pascale du Moyen-Age, il en est le grand historien. Après avoir adopté les calculs de Denys pour les besoins du comput pascal, il l'emploie en historien. Emploie, et innove, on lui doit ainsi la coupure avant-et-après-Jésus-Christ: "Dans la soixantième année avant l'Incarnation du Seigneur, Caius Julius Caesar fut le premier à faire la guerre aux Britanniques".
Depuis cette date, l'outil était disponible, pourtant on en a longtemps fait peu, et médiocre, usage, jusqu'à ce que vers l'an 1OOO, de nouveaux besoins l'imposent dans les monastères et les chancelleries. Il fallait surtout attendre le XVIIe siècle pour que les historiens l'exploitent pleinement. Tout se passait comme si l'outil était trop performant pour ses utilisateurs potentiels.
La chronologie unifiée permet à qui pratique le passé de voyager dans le temps avec moins de risques de se perdre. Il peut aller et venir, faire des flash backs, des digressions, avec plus de chances de retrouver son chemin que son collègue sans ère. Avec ce garde-fou, il peut allier le récit et la réflexion, la chronologie et l'analyse. Certes, l'ère ne garantie pas la maîtrise du Temps, mais elle la facilite considérablement. Pour que ses bien-faits tombent dans le domaine public, il fallait que naisse le besoin de cette maîtrise - il fallait que l'histoire devienne discipline scientifique.
Les terreurs de l'An Mil sont une légende, cela fait un siècle qu'on essaie de la démolir - en vain. Au fait, comment l'an 1000 s'est-il écoulé sans déclencher d'hystérie collective: "Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera relâché de sa prison..." (Apocalypse, XX: 6-8)? La solution est simple. Vue la lente, très lente diffusion de l'ère chrétienne, l'écrasante majorité des contemporains ne se savait pas en 1000; tandis que les initiés avaient le devoir théologique légué par saint Augustin de l'occulter.
Comme il est acquis que la légende est assez récente - "l'universelle terreur que nos maîtres romantiques ont eu le tort de dépeindre" (Marc Bloch, La Société féodale, 1939) -, il faut la confisquer des mains médiévistes et la rendre aux modernistes - ou aux généralistes...
L'An Mil n'ayant pas eu lieu, son étude devrait se focaliser sur son émergence, sur sa diffusion, et sur son immunité contre la démystification. J'attribue les trois à une seule cause: le siècle.
Pas de siècle sans ère - cela va de soi. Pas d'An Mil sans siècle - l'hypothèse est déconcertante. Voici le syllogisme. L'An Mil découle de deux sources, l'Apocalypse et le système décimal. Comme l'Apocalypse n'a pas été au rendez-vous calendaire, restait le nombre 10, thème et variations pour le réactiver. 1OOO est une bonne Gestalt - à condition d'avoir le système métrique pour fond. Conclusion: c'est le découpage de l'histoire en siècles qui expliquerait et l'irruption de l'An Mil sur la scène historiographique, et son indestructible popularité. Et les sources ont respecté la logique.
On ne peut naître sous des meilleurs auspices. L'An Mil apparaît pour la première fois vers 1605, dans les Annales ecclésiastiques du cardinal Cesare Baronius, l'historien officiel de la Contre-Réforme. L'originalité de Baronius est triple. Il est le premier à parler de l'An Mil. Il est le premier à citer les Histoires de Raoul Glaber, seule source contemporaine des terreurs de l'An Mil. Il est le premier historien catholique à adopter un outil fraîchement créé par ses adversaires réformés, les Centuriateurs de Magdeburg: le siècle. Le dixième volume des Annales s'achève en l'an 1000 (10 X 100), le onzième commence en l'an 1001, par le passage fondateur de la légende: "Le nouveau siècle commence. Débute la première année après le millenium, nonobstant les affirmations vaines de ceux qui annonçaient la fin du monde proche".
Depuis, Glaber, An Mil et siècle vont de pair. N'évoqueront les deux premiers que ceux qui emploient le troisième, c'est leur maigre peloton qui surprend: entre 1605 et 1800, huit, en tout et pour tout. Siècle et An Mil étaient sur le marché, mais de besoin, point. Là aussi, pour que l'offre rencontre une demande, un autre mode de maîtrise du temps devait émerger.
Période, identité collective, synecdoque
Le siècle a deux usages. Le siècle technique reproduit la continuité toute mécanique des tranches de cent ans; le siècle thématique met en scène l'opposition entre deux périodes successives. Dans l'un, "XVIIIe siècle" désigne les années 17O1-18OO, dans l'autre, les Lumières: "En France se sont succédés le siècle classique, le siècle philosophe, le siècle romantique et le siècle moderniste".
Tant que le siècle était confiné à sa fonction technique, son poids historiographique fut dérisoire. Ce n'est qu'en devenant un outil de périodisation qu'il commença à "imposer sa tyrannie à l'histoire" (J. Le Goff, "Calendario", in Enciclopedia Einaudi, 1977).
D'où une nouvelle hypothèse. Pour que le siècle devienne période, chiffres et événements devaient tomber d'accord; une fin d'un siècle devait marquer la rupture entre deux époques; untournant de siècle devait être vécu comme un tournant tout court.
Entre les candidats il n'y a pas photo, les années 169O sont vite écartées au profit des années 1790, quand les contemporains pouvaient s'exclamer avec Goethe à Valmy: "De ce lieu et ce jour date une nouvelle époque dans l'histoire du monde" (1792), avec Wilhelm von Humboldt: "Notre époque apparaît mener d'une période, qui s'achève, à une autre, non moins différente" (1796).
Les contemporains de Voltaire, s'ils se savaient au XVIIIe siècle, ne se définissaient pas du XVIIIe siècle. Le cadre chronologique qui leur servait de repère était le règne. La vacance du trône, la réforme métrique (1791), et la coïncidence entre la fin d'un monde et la fin d'un siècle, ont achevé l'alchimie: "... et la Révolution créa le siècle".
Dernière hypothèse: Si la fin d'un simple siècle suffit à scinder l'histoire en deux, à plus forte raison la fin du millénaire. Mais pour que l'idée germe, la Révolution devait passer par là.
A partir de 1831, et comme par enchantement, "nos maîtres romantiques" (Bloch): Michelet, Arcisse de Caumont, Henri Martin, Sismondi, Ampère, se mettent à parler de l'An Mil, terreur et tournant. Michelet démarre avec lui la France moderne, en tête du IVe volume de L'Histoire de France; Arcisse le choisi pour marquer le passage de l'art roman à l'art gothique: "Une ère nouvelle commença pour les arts en même temps que le XIe siècle"; Sismondi: "Il existe cependant une cause qui force de s'arrêter à la fin du Xe siècle: l'attente presque universelle de la fin du monde à cette époque ... C'est aussi sur ce seuil si longtemps redouté que nous nous placerons, pour prendre un dernier congé des dix premiers siècles du christianisme, et pour juger l'esprit général des nations qui, à la chute de l'ancien monde, alloient commencer un monde nouveau" - avec l'Histoire de la chute de l'Empire romain et du déclin de la civilisation de 250 à 1OOO, de Sismondi, l'An Mil fait son entrée dans les titres, il ne les quittera plus.
Les terreurs de l'An Mil, réalité ou fiction? jamais on ne le saura. Mais on constate que, pour les médiévistes, l'événement déborde le principe de réalité pour devenir principe d'ordre.
Et d'abord pour Raoul Glaber, unique témoin ou génial fabulateur de l'An Mil (). La date fatidique apparaît vingt fois dans ses Histoires, mais quatre seulement traitent des terreurs apocalyptiques. Glaber est le premier historien à l'avoir compris, 1000 est une bonne Gestalt, avec lui on a moins de chances de se perdre, au pire on s'égare. Pour s'orienter dans son matériel, Glaber s'accroche au mille, d'où des formules lourdes: "dans la treizième année avant le millénaire", "la vingt-troisième année qui suivit l'an mille". Et dès qu'il perd de vue le chiffre magique, son texte sombre dans ce chaos qui lui vaut sa réputation d'"informe et mal digéré" (Bénédictins de Saint-Maur), "confus et prolixe" (Molinier), "bavard" (Pognon).
"Epoque, écrit Bossuet, vient du verbe s'arrêter, parce qu'on s'arrête là, pour considérer tout ce qui est arrivé avant et après, et éviter par ce moyen les anachronismes, c'est-à-dire cette sorte d'erreur qui fait confondre les temps" (Discours sur l'Histoire universelle, 1681). Pour "faire l'historien", il faut périodiser.
Et périodiser, c'est trier. En intitulant une époque "Renaissance", on annonce d'emblée la couleur: de la période étudiée, nous priviligiérons ce qui est pertinent au titre, le reste sera marginalisé, et plus souvent encore, ignoré. Or ce "reste" est toujours l'écrasante majorité quantitative d'un laps de temps donné. La périodisation consacre la primauté de la partie sur le tout; en histoire, elle est le bastion de la synecdoque.
La période fédère, la période trie, les partisans de l'histoire totale tâchaient de s'en passer. L'aberration constitutive du siècle devenait alors son principal atout. De tous les modes de périodisation, le siècle est le moins marqué par la réalité, il est sans préférence, sans préjugés; il se prêterait donc le mieux aux phénomènes de longue durée: croyances, mentalités, démographies. Le siècle n'a pas déçu, il a rendu de bons et loyaux services à l'histoire structuraliste. Mais la période, toute période, même spéculative - découper l'histoire en siècles, c'est périodiser l'avenir! -, est avant tout une machine à fabriquer des Zeitgeiste: "Tout doit désormais être couché dans ce moule artificiel, comme si le siècle était doué d'une essence, comme si les choses changeaient d'un siècle à l'autre" (J. Le Goff, "Calendario").
Le XIXe siècle à peine entamé, les contemporains se sont attelés à lui chercher une identité propre; la Fin-de-siècle s'approchant, la rupture entre l'ancien et le nouveau fut inéluctable. A cheval entre les deux, ils ont intitulé le nouveau "XXe siècle", nous mettant devant l'obligation de nous y reconnaître.
Non contents de dessiner les contours de notre patrie temporelle à l'aide du système métrique, nous administrons le même traitement aux anciens qui n'en avaient cure. Ouvrez les bibliographies, il n'y a pas une tranche de cent ans: XVIe, Quattrocento, IVe avant J.C., qui soit épargnée par ce rouleau compresseur.
"Nous nous donnons l'air de distribuer, selon un rigoureux rythme pendulaire, arbitrairement choisi, des réalités auxquelles cette régularité est tout à fait étrangère" (Marc Bloch, Apologie pour l'histoire, 1941). Et nous nous défendons de sérieusement le pratiquer, a fortiori d'y croire. Le siècle, disons-nous, est une figure rhétorique, tout au plus un aide-mémoire pédagogique. Mais le chiffre 100 est une trop bonne Gestalt.
La quête de la cohérence, l'horreur de la contingence, et le couple figure-fond, sont des donnes cognitives, donc indépendantes de la réalité. Le siècle, période a priori, en pondant des identités collectives à la chaîne, rappelle, si besoin est, qu'on ne peut aller contre le cerveau.
Cette leçon vaut aussi pour les acteurs de la scène historique. Pour s'en convaincre, examinons la notion de génération ().
Etymologiquement, "génération" relève du champ de la reproduction; mais elle s'est coupée de ses racines. A présent, "génération" ne désigne plus la continuité de père en fils individuels, mais la cohabitation conflictuel entre pères et fils - une sorte de complexe d'Oedipe collectif.
En tant qu'outil de périodisation, "génération" présente plus de handicaps que d'atouts, on ne saurait pourtant plus s'en passer. Pourquoi? parce qu'elle permet d'ancrer l'identité collective temporelle - micro-Zeitgeist - dans le vécu des acteurs eux-mêmes: "La notion de génération est souple, comme tout concept qui s'efforce d'exprimer, sans les déformer, les choses de l'homme. Mais elle répond à des réalités que nous sentons très concrètes" (Marc Bloch, Aplogie pour l'histoire).
Quelles sont ces réalités très concrètes? Que ceux qui n'ont pas connu X ou Y: en 1941, la boucherie de 14-18 - ne peuvent pas comprendre (pour Marc Bloch, comprendre ne signifie pas pardonner); plus généralement, qu'entre nous et nos parents, qu'entre nous et nos enfants, un fossé est creusé, nous n'avons plus rien à nous dire, avant et maintenant sont incommensurables.
Ce discours est fondé sur deux procès incontestables: l'accélération de l'histoire, l'homogénéisation du monde. La première explique que les groupes se forgent une identité en fonction des barrières verticales - temporelles -, la deuxième explique le moindre poids des frontières horizontales - géopolitiques. Chez les élites, cette tendance est attestée dès la "génération romantique", qui se déclare quasi-simultanément en France, en Allemagne et en Angletterre (... et la Révolution créa la génération?). En tant que phénomène global, elle appartient au XXe siècle. Partout, en Occident, on rencontre les mêmes appellations contrôlées: "génération de la Crise de 29", "Baby-boomers", "génération du SIDA"...
Ce discours est fondé sur une statistique farfelue. "On ne parle pas le même langage!"? mais si, il est le même, désespérément le même, à quelques nuances près.
Mais l'expérience est là, poignante, comment en rendre compte? par la synecdoque. Le discours générationnel a quantitativement tort, mais il est qualitativement dans le vrai - dans le vrai cognitif. Certes, le fond est commun à toutes les générations - et l'ADN, à tous les primats supérieurs. Qu'importe. C'est sur les rares dissemblances, et si disponible, sur un traumatisme, que le groupe assoira et sa cohésion, et son aliénation (Freud appelle ce mécanisme "narcissisme de la petite différence", in Malaise dans la civilisation). "Tout est dans la nuance" - dans la nuance qui fait la différence.
Plus a-typique est la partie, meilleures sont ses chances de s'imposer comme figure représentative du tout - comme Extra-ordinaire Représentatif (ER). Cette leçon vaut aussi pour les entités géopolitiques, l'exemple paradigmatique en est la paire Paris-France ().
De tous les lieux français, et quel qu'en soit le paramètre, vols à main armée, touristes japonais au mètre carré, deniers publics investis dans la pierre, Paris offre le plus grand écart par rapport à la moyenne nationale. Or c'est sa déviance, précisément, qui accouche de ces propositions paradoxales en apparence: "Paris et la province forment les deux pôles de la vie nationale française. Qui connaît Paris connaît la France" (E.R. Curtius, Essai sur la France, 1936). Formalisé, cela donne le syllogisme suivant: Paris est le contraire de la France donc Paris c'est la France!
L'absurdité logique est une banalité psychologique - est l'unique réalité humaine. Hétéroclite par définition, un ensemble rédige sa carte de visite avec sa partie exportable. Un ensemble a une identité forte si les éléments le constituant se fédèrent autour de leur membre le plus spectaculaire. Faute d'en compter un dans ses rangs, un "tout" est vite avalé par un plus grand "tout": c'est l'aberration parisienne qui protège la France de la dissolution précoce dans une "culture monde". Tel est le triste sort que finissent par rencontrer la majorité des pays, des générations, des siècles - et tous les individus, à quelques figures près, le maître de la synecdoque écrira sa légende.
Tous les chemins mènent à la spécificité, et la spécificité n'est pas remplie.
Tous mes chemins. Car que sont "cohérence", "fédérer et trier", "identité", "figure et fond"? des peu innocents euphémismes de "spécificité". Après les catégories temporelles, après les catégories spatiales, il était "écrit" que je me hasarderai dans le champ le plus miné de tous, celui des catégories nationales, et par la pire des entrées: la judéité.
La question de la spécificité juive mérite-t-elle d'être posée - est-elle fragwürdig? Oui, si l'explication est misérabiliste: l'altérité juive est de la faute des autres (Sartre). Non, si l'explication est interne - l'explication "génétique" suivra, gare aux démons racistes! En somme, cette question n'est pas politically correct.
Pour aggraver mon cas, j'ai choisi comme point de départ deux stéréotypes antisémites: le Juif capitaliste; le Juif errant.
Qu'on aime les stéréotypes ou pas, il arrive que les statistiques leur donnent raison. Les Juifs sont sur-représentés dans le négoce et dans la banque. Les Juifs sont d'une instabilité géographique unique.
Et si les Juifs avaient bel et bien le déracinement "dans le sang" - la racine du mot "hébreu" n'est-elle pas le verbe passer? l'acte de naissance de la nation n'est-il pas l'émigration d'Abraham en Canaan? Et si les Juifs étaient mieux préparés que d'autres au maniement de l'argent? et si les deux facultés ne faisaient qu'une - un conditionnement culturel à l'abstraction?
Dans ces spéculations il n'y a rien de scandaleux ni de bien nouveau. Le rapprochement de la mobilité géographique et du succès économique est banal. Celui de la religion et du capitalisme a un siècle (Max Weber, L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, 1904, Wilhelm Sombart, Les Juifs et la vie économique, 1911). Georg Simmel a ajouté une pièce maîtresse: "L'accroissement des capacités intellectuelles d'abstraction caractérise l'époque où l'argent, de plus en plus, devient un symbole, indifférent à sa valeur propre" (La Philosophie de l'argent, 1900). On complétera le modèle déductivement, par la corrélation entre le peu d'attaches spatiales et la propension à l'abstraction.
Peu d'attaches spatiales? voir. Un espace, absent, est omniprésent dans l'histoire juive. "Mon coeur est en Orient, et moi je suis aux confins de l'Occident", écrit Judah Halévi, le grand poète juif de l'âge d'or espagnol (XIIe siècle). En un couplet, voici chanté le déchirement fondateur, entre l'espace contingent mais concret: l'Europe, et l'espace vital mais symbolique: la Terre promise. Déchirement, puis matrice de l'expérience spatiale juive. Qu'elle soit religieuse ou laïque, sioniste ou bundiste, en israël ou en diaspora, cette expérience privilégie toujours les espaces métaphoriques au détriment des espaces physiques, le sens au détriment de la référence (Frege).
L'expérience spatiale juive naît, selon moi, du décalage entre la Terre invoquée par la Bible, et davantage encore par le Talmud, de manière si charnelle, et le pays dans lequel ils mènent leur vie hic et nunc - entre le Livre et la réalité. Jack Goody a démontré le lien entre l'écriture et le développement de la pensée formelle dans The Domestication of the Savage Mind, 1977. Qui pourra mesurer les répercussions - voire les séquelles - psychologiques et cognitives de la fréquentation séculaire, intense et valorisante, de textes qui traitent dans les plus menus détails d'une société méditerranéenne à dominante paysanne et artisanale, par des juifs de l'Europe du nord et du Centre, précocement urbanisés, chassés de la terre, petits, puis grands commerçants, avant de devenir les capitalistes que l'on sait? Que l'on imagine l'effet que produirait un cursus scolaire, dans la France d'aujourd'hui, axé exclusivement sur les débats juridiques, très techniques, sur la société féodale, et ce dès l'école maternelle...
Se pénétrer depuis sa plus tendre enfance de paysages, de faune et flore, de pratiques dont la matérialité échappe complètement - a-t-on jamais vu un chameau à Minsk? un olivier à Pinsk? - n'est certainement pas la meilleure école de sensibilité spatiale concrète. Mais quand l'économie européenne a pris le virage monétaire, les Juifs étaient fins prêts. Depuis, ils sont sur-représentés sur tous les fronts de l'abstraction: bourse, philosophie, mathématiques, physique, marxisme, musique, échecs. Et ils errent toujours, les champions, en la matière, sont les Israéliens, à la chance de mettre coeur et corps d'accord ils crient en choeur: Go West!
CLICHES ET VERITE
Clefs marquerait un tournant dans ma production. La couverture est passée du bleu au blanc. Les notes en bas de page ont disparu. Le vocabulaire s'est corsé. La rime a obtenu un droit de cité. Mes ex-pairs ne s'y reconnaissent pas.
Et si la rupture n'était pas aussi tranchée qu'il n'y apparaît?
De stéréotypes à clichés il n'y a qu'un saut, je l'ai tenté, l'estrangement m'a guidé.
"Jamais deux sans trois", "To be or not to be", "On ne parle pas de corde dans la maison du pendu", "Il ne faut pas généraliser", "On ne sait jamais", "Dr. Jekyll et Mr. Hyde" - qu'est-ce qui est plus familier que la langue de bois, qu'est-ce qui est plus étrange que d'en faire son chez soi, qu'est-ce qui est plus simple que de lui accorder foi?
Le programme de recherche: la vérité pousse sur les bords des lieux communs et des sentiers battus. La méthode: le boeuf déductif, improvisation logique sur les standards de notre langage.
Le style de Clefs a rebuté plus qu'un, or "Le style est l'homme même".
Rupture de style, oui, rupture d'inquiétude, non. Figure et fond, marqué et non-marqué, simple et compliqué, automatisation de la perception, tant de concepts l'annonçaient, mais ce n'est que dans Clefs que le cerveau s'est affirmé comme le véritable protagoniste de mes recherches. Joindre le fragwürdig et le fraglich, je le conçois à présent, est possible à une condition: n'avancer que ce qui est compatible avec les acquis de la science cognitive.
Le cerveau, et son arme fatale: la synecdoque. On l'a vu, seule la partie à même de lui tenir lieu parviendra à démarquer X, groupe comme individu, de son milieu.
De "nous" à "je" il n'y a qu'un saut, je l'ai tenté, la synecdoque m'a servi de pont.
De ce chantier à part, je fournirai deux échantillons, aseptisés pour l'occasion, deux façons d'aborder la langue de bois: clichés et synecdoque, clichés et sciences sociales.
L'arbre qui cache la forêt ()
Et si l'arbre qui cache la forêt était l'aiguille dans la botte de foin?
Ce serait alors la forêt qui cache l'arbre: l'abattre!
"Elle s'occupe de la forêt moi de l'arbre" (Steve Swallow, contrebasse, de sa compagne Carla Bley, piano), freudiens de tous poils jouissez.
On ne peut pas tout avoir - soit le tout, soit la partie.
L'arbre est la figure la forêt est le fond, seul l'arbre qui suspend la forêt est une bonne Gestalt.
Suspendre: S'il n'y avait qu'un verbe.
L'arbre qui cache la forêt est la partie émergée de l'iceberg.
Sous l'eau tous les icebergs sont gris, sur l'eau presque tous, en nous transformant en scaphandriers, le dogme de l'iceberg nous renvoie tous dos à dos.
On ne se fait pas un nom avec son complexe d'Oedipe.
Ni avec la forêt, uniquement avec l'arbre qui la suspend.
A moi l'arbre à vous la forêt.
Le maître de la synecdoque écrira sa légende.
"Le bon Dieu est dans le détail"? selon le théologien, Il est plutôt dans l'absence de détail.
Le bon Dieu est dans le détail, oui, mais pas dans n'importe lequel - le bon Dieu est dans le bon détail.
Le bon Dieu est dans le détail à même de faire le vide autour de Soi => ce qui n'est pas le bon détail n'est qu'humain.
Tout est dans la nuance, oui, mais pas dans n'importe laquelle - tout est dans la nuance qui fait la différence.
Tout est dans la nuance à même d'être tout => ce qui dans le tout n'est pas la bonne nuance en est marginalisé, voire vomi.
Tout Achille est dans son talon, au propre et au figuré.
Le bon détail est l'arbre qui cache la forêt - et pour cause.
Le bon détail, du tout aspire à devenir synonyme: Paris est la France, ce qui n'en relève pas, de près ou de loin, est contingent.
Le mauvais détail ne peut revendiquer la représentation du tout sans que mille autres s'esclaffent: Et pourquoi pas moi?
Le bon détail est honni par les mauvais: "Malheur à moi qui suis la nuance" (Nietzsche).
Dans un tout, 99,99% des détails ne sauraient faire la différence, et le plus souvent, 100%.
Pour s'adonner à la nuance qui fait la différence, encore faut-il en être porteur.
Un seul détail peut dire: La France, c'est moi; pas un pour dire: Le Canada, c'est moi, sans provoquer l'hilarité nationale.
Bons ou mauvais, tant qu'il y aura des détails nous sommes sauvés.
Dr. Samuel Johnson: "It is by studying little things that we attain the great art of having as little misery and as much happiness as possible".
Les détails, n'importe lesquels, sont nos plus efficaces amortisseurs, voire somnifères, ils nous protègent et de la misère - et de la grandeur.
"Tant d'arbres qu'on ne voit pas la forêt" (dicton hébreu) - tant d'arbres qu'il n'y a pas de forêt...
Dépourvu du bon détail, un tout fond ipso facto dans un tout qui le déborde - dans l'homme en général.
Shylock: "I am a jew. Hath not a Jew eyes? hath not a Jew hands, organs, dimensions, senses, affections, passions? ... if you wrong us, should we not revenge? If we are like you in the rest, we will resemble you in that".
Sans la nuance qui fait la différence, tout revient au même.
La nuance qui fait la différence nous élève au rang d'homme en particulier, or même un Kafka n'était Kafka que deux heures par jour - et le reste du temps?
Epicerie, Paranoïa, Iceberg (EPI) ()
Les clichés qui sous-tendent les sciences de l'homme s'organisent en trois métaphores.
Epicerie: Donnant donnant, Dans la vie rien n'est gratuit, Tout se tient.
Paranoïa: Rien de ce qui est humain ne m'est étranger, On ne peut pas ne pas juger, Rien n'est innocent.
Iceberg: Il faut savoir lire entre les lignes, Il ne faut pas se fier aux apparences, Pas de fumée sans feu.
Le champ de l'épicerie est fertile, y poussent, ou y sont cultivés, système, réseau, contexte, réciprocité, contrat, marché, négociation.
Le paranoïaque clinique ramène tout à sa personne, le paranoïaque institutionnel ramène tout à son paradigme: tout est politique, tout est texte, tout est rapports de force, tout est représentation.
Le scaphandrier fait la navette entre la banquise, s'y serrent, humbles et superficiels, paraître, phénomènes, accidents, contingence, parole, performance, et les pénombres, s'y dressent, fiers et énigmatiques, être, série, structure, régularité, longue durée, cohérence, langue, compétence.
Tout se tient, tout est marqué, tout cause, il suffit de plonger.
Epicerie (système pour les intimes), paranoïa, iceberg, dessinent les contours du sens. Par-delà l'EPI, on entre dans le domaine du n'importe quoi: faire bande à part, agir de façon unilatéral, cultiver la surface, le non-marqué, l'indifférence.
Trois métaphores gouvernent les sciences de l'homme - elles gouvernent notre système cognitif. Relier? marquer? plonger? le cerveau le fait les yeux fermés.
On a beau lui commander: Tu ne feras point de connexions! - il trouvera moyen de tout relier, le cerveau ne tolère pas le fragment solitaire, il lui trouvera un contexte. On lui ordonne: Tu n'expliqueras pas l'allant de soi! - il marquera et remarquera, le cerveau a horreur de la cause suffisante, appeler un chat un chat n'est pas humain. On lui dit: Tu ne liras pas entre les lignes! -, le cerveau ne peut entendre raison, il continue à chercher midi à quatorze heures, le monde tel qu'il est le laisse sur sa faim.
Penser, c'est aller du compliqué vers le simple, de l'invisible vers le visible, de nos intérêts vers la réalité - et le reste du temps?
Penser, c'est défier le cerveau avec les armes du cerveau. Mais contre le cerveau on ne peut triompher, le plus important est de participer.
Qu'est-ce qu'un spécialiste?
Langage cinématographique, noms de rues, manuels scolaires, peintres français, traductions, équipements culturels dans la France contemporaine, siècle, An Mil, calendrier républicain, sens et référence, Juifs et espace, langue de bois - tous ces domaines, je les ai visités en amateur éclairé, d'aucuns diraient en dilettante, voire en charlatan. Pourtant mes textes ont été reçus dans les meilleurs maisons; mes textes, mais pas leur auteur.
Les faits sont là, impitoyables. Cela fait douze ans que mes textes sont sur le marché, ils ont toujours trouvé preneur, mais nul ne m'a valu une carte d'adhérent à ne serait-ce qu'un de ces domaines. Vierge est mon carnet d'invitations aux colloques, congrès, séminaires, groupes de travail, et autres ouvrages collectifs. Ainsi, malgré la récurrence de la Révolution française dans mes textes, le Bicentenaire est passé sans moi. Idem les citations. Ma contribution sur l'An Mil est reconnue par des médiévistes illustres; mais des bibliographies, les leurs comprises, elle est absente, alors qu'y sont fréquemment cités des textes médiocres - mais du sérail.
S'auto-proclamer Persan et se plaindre de n'être admis dans aucun club chic de la ville!? Que celui qui ne désire pas garder le beurre et l'argent du beurre me jette la pierre.
La première explication est sociologique: pour intégrer un réseau, il faut payer de sa personne - je plaide coupable.
La deuxième explication est quantitative: pour exister dans un champ donné, il faut atteindre une certaine masse critique - j'en ai frôlé le seuil, mais sans jamais le dépasser.
La troisième explication est sémiotique: pour qu'un texte soit reconnu de la famille, il doit clignoter: "Je suis des vôtres" - or mes textes sous-entendraient: "Ne fait que passer". Quels sont les marqueurs d'un tel message? Laissons cette question aux spécialistes de la spécialisation.
Je laisse mon corpus à la science
Malheur au génie méconnu, réduit qu'il est à la paranoïa institutionnelle.
[1]) "La rencontre, insolite mais édifiante, du quantitatif et du culturel".
() A. Joannidès, La Comédie-Française de 1680-1920. Tableau des représentations par auteurs et par pièces, Paris, 1921, et diverses sources le complétant jusqu'en 1980.
() "Raoul Glaber invente l'An Mil mais rate le siècle", in Trahir le temps, pp.89-100.
() "Génération comme paradigme scientifique", in Trahir le temps, pp. 179-19O.
() Clefs, pp. 61-67, 85-87.